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Notes de lecture

Dans le même numéro

Les Impatientes de Djaïli Amadou Amal

avril 2021

De la société qu’elle présente, Djaïli Amadou Amal dévoile les schémas anthropologiques qui conduisent les femmes à être en permanence mises sous tutelle.

Les Impatientes est un roman polyphonique, une fiction tirée de faits réels qui concerne trois femmes peules, issues de la bourgeoisie du Cameroun septentrional : Ramla, Hindou et Safira. Ramla et Hindou sont cousines et se retrouvent mariées à l’âge de dix-sept ans avec des hommes choisis par leurs pères et oncles, tandis que Safira est la première femme du nouveau mari de Ramla. Toutes connaissent des trajectoires marquées par des souffrances liées à leur sexe : mariages forcés, viols et violences conjugaux, polygamie, jalousie des femmes rivales, harcèlement moral. Djaïli Amadou Amal, elle-même issue de la bourgeoisie camerounaise, s’inspire de sa propre histoire. Elle a connu un mariage forcé à l’âge de dix-sept ans dont elle a réussi à s’enfuir, avant de divorcer une seconde fois d’un homme violent. Pour ne pas que son expérience se reproduise, elle a fondé l’association Femmes du Sahel qui œuvre pour l’émancipation des jeunes filles, notamment par le biais de l’éducation.

De la société qu’elle présente, Djaïli Amadou Amal dévoile les schémas anthropologiques qui conduisent les femmes à être en permanence mises sous tutelle. La femme devient une monnaie d’échange entre les hommes, une manière de sceller des alliances, de perpétuer la stabilité familiale. Le personnage de Ramla l’énonce clairement : « Nous ne sommes ni les premières ni les dernières filles que mon père et mon oncle marieront. Au contraire, ils seront plutôt contents d’avoir accompli sans faille leur devoir. Depuis notre enfance, ils n’attendent que ce moment où ils pourront se débarrasser de leurs responsabilités en nous confiant, vierges, à un autre homme. » Les trois femmes du roman acceptent, malgré elles, leur condition et les mariages imposés. C’est ainsi que les choses se passent et l’on sent le poids de la tradition – et du chantage moral – encouragée aussi par la famille et les mères, figures ambivalentes. Tout est question en effet de communauté et de garantie de la société familiale, plutôt que d’individu et de volonté propre. La mère de Ramla, quand sa fille de dix-sept ans lui fait part de son refus d’épouser l’homme de cinquante ans auquel elle est promise, pour pouvoir exaucer son souhait de devenir pharmacienne et épouser le garçon qu’elle aime, lui rappelle que « [s] es décisions n’influencent pas que [s] a vie » et qu’elle risque d’entraîner toute sa famille dans sa perte.

Ainsi, il faut s’armer de patience (Munyal) ! C’est la seule vertu qui permet aux femmes de tenir leur rôle, avec la maîtrise de soi, le sang-froid, la soumission. Mais les femmes n’ont pas qu’un rôle passif ou plaintif. Ainsi, la mère de Ramla dispose d’une grande autorité auprès des autres femmes de la famille et est considérée comme le « porte-bonheur de son père ». Celle de Hindou, quand sa fille fuit une première fois son foyer conjugal après de multiples faits de violence sexuelle, physique et d’adultère, décide d’aller convaincre son mari de protéger sa fille (en vain). Safira, la première épouse du nouveau mari de Ramla, a de l’argent et du pouvoir sur la maisonnée. Néanmoins, l’essentiel de leur marge d’action dépend de l’influence qu’elles possèdent sur leurs hommes respectifs. Perdre cette influence reviendrait à perdre toute capacité de décision et toute protection, jusqu’au risque de la répudiation. Ce qui entraîne en partie des phénomènes de jalousie territoriale et de harcèlement moral, comme ceux que Safira fait subir à la jeune nouvelle épouse.

Grâce à un style intime, simple, écrit à la première personne, quasiment scénaristique, avec retranscription de dialogues directs et omniscience sur les sentiments des trois femmes qui s’entrecroisent, Djaïli Amadou Amal nous donne ainsi à voir la constellation bourgeoise nord-camerounaise. Les apparats qui entourent les préparatifs du mariage, avec des soins à base de dilké ou d’huile, sont décrits avec précision. La célébration donne un rôle prépondérant à la parole cérémoniale, avec sa distribution patriarcale qui scelle les alliances.

Les familles vivent dans des « concessions » abritant un véritable domaine : après le vestibule, on trouve la villa du père, puis le hangar où recevoir les invités et enfin les habitations des épouses dans lesquelles les hommes ne pénètrent pas. Les femmes et les hommes sont éduqués à part : les filles vivent avec leurs mères respectives, quand les garçons ont leur propre chambre dès l’adolescence. Les règles qui régissent les rapports entre les épouses sont également notables. La première femme est la daada-saaré, « le guide de la maison, celle qui veille à l’harmonie du foyer », mais aussi le « souffre-douleur ». Elle doit aider la nouvelle épouse et lui prodiguer des conseils, la considérer comme sa petite sœur ou sa fille. La jeune mariée lui doit en retour « obéissance absolue, patience devant sa colère, respect ». Le rapport à l’Occident y est ambivalent : les couples les plus riches partent en voyage à Paris, à Dubaï, avec un certain rapport au luxe. Néanmoins, « l’amour n’existe pas avant le mariage [car] on n’est pas chez les Blancs » et certaines chaînes de télé sont interdites aux jeunes filles.

Ainsi, la chape de plomb qui pèse sur les femmes se développe tout au long du roman. Car si certaines tiennent par l’abnégation qui leur a été apprise, tous les personnages féminins souffrent. De sa mère, qui jouit pourtant d’une bonne position dans la famille, Ramla confesse qu’en privé, elle « passe son temps à ressasser son amertume ». Safira, dans sa peur d’être dépossédée et dans ses manœuvres cruelles, n’en reste que plus dépendante de son mari. Hindou, obligée de retourner dans son foyer, tente de s’enfuir de sa concession. Elle est rattrapée par sa famille, battue par son père, avant d’être restituée à son époux. Elle finit par sombrer dans une profonde dépression, considérée comme folle, possédée par des djinns. Ramla sera répudiée par son mari après les machinations de Safira, qui retrouve sa place non sans avoir prétendument vendu son âme aux marabouts qu’elle a consultés pour éloigner sa rivale.

La mère de Hindou, lorsqu’elle reçoit sa fille en détresse, répond ainsi : « Il est difficile, le chemin de vie des femmes. Ils sont brefs, les moments d’insouciance. Nous ne connaissons que très peu de joies. Nous ne trouvons le bonheur que là où nous le cultivons. À toi de trouver une solution pour rendre ta vie supportable. Mieux encore, pour rendre ta vie acceptable. C’est ce que j’ai fait, moi, durant toutes ces années. J’ai piétiné mes rêves pour mieux embrasser mes devoirs. »

Emmanuelle Collas, 2020
252 p. 17 €

Marie Justice

Étudiante en master de droit économique à Sciences po Paris.

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