
L’enfant terrible et le monde d’hier. Egon Schiele à la Fondation Louis Vuitton
Schiele a créé une œuvre monstrueuse et dérangeante, moqueuse mais sans joie, d’un érotisme chirurgical.
Egon Schiele (1890-1918) est un enfant terrible du début du XXe siècle, né au cœur de l’empire austro-hongrois avec lequel il devait disparaître : en octobre 1918, l’empire s’effondre avec son armée, quand Egon Schiele meurt de la grippe espagnole à seulement vingt-huit ans. L’œuvre du jeune virtuose, radicale et ambitieuse, fait aujourd’hui l’objet d’une exposition à la Fondation Louis Vuitton, à côté de celle de Jean-Michel Basquiat (jusqu’au 14 janvier).
« Enfant éternel que je suis. J’ai toujours suivi la voie des gens ardents sans vouloir être en eux, je disais – je parlais et je ne parlais pas, j’écoutais et voulais les entendre fort, plus fort encore et regarder en eux […] Ô – des vivants animés ! – Où sont donc les vivants ? Ce n’est pas une très bonne affaire. Les États abritent peu de vivants. – Être soi ! – Être soi[1] ! » C’est dans une Vienne crépusculaire et pétrie de contradictions, celle de Robert Musil, que Schiele débute en intégrant en 1906 l’Académie des Beaux-Arts. Vienne est alors la ville de la musique et celle de la révolution psychanalytique, influencée par le professeur Charcot. Elle n’échappe pas non plus aux mouvements d’avant-garde artistiques qui bouleversent alors nombre de capitales européennes : symbolisme et postimpressionnisme imprègnent la société, tandis que le mouvement sécessionniste viennois présidé par Gustav Klimt, père spirituel de l’artiste, domine à Vienne. Schiele s’émancipera pourtant rapidement de l’existant pour créer une œuvre monstrueuse et dérangeante, moqueuse mais sans joie, d’un érotisme chirurgical.
La capitale est aussi celle de ses banlieues, de sa misère, à laquelle le peintre est sensible puisqu’il y trouve ses premiers modèles. L’œuvre de Schiele pourrait être le chant du cygne enragé d’un monde qui s’écroule et dont il n’est pas dupe : dans une lettre à sa sœur au début de la guerre, il écrit que « ce qui était avant 1914 appartient déjà à un autre monde[2]… » Sûr de lui, parfois capricieux, il revendique son extra-lucidité par un romantisme d’un autre siècle et dont les ascendances rimbaldiennes sont indubitables.
L’exposition se déploie en quatre chapitres : la ligne ornementale, la ligne expressive, la ligne combinée, puis la lignée amputée et fragmentée. En effet, la virtuosité de l’artiste est d’abord celle de son dessin : une ligne puissante, éruptive, vitale, sans repentir, ne s’arrête qu’à la fin d’une tension nerveuse qui donne à ses corps une précision d’insecte et en oublie parfois les membres. Les mains sont noueuses et squelettiques. L’aquarelle apporte de la couleur à la puissance du trait par des tons vifs, souvent rouge, vert ou bleu – comme s’il fallait déranger davantage, et réussir le pari de la délicatesse d’une touche rajoutée dans les recoins anguleux, en évitant l’écueil d’un surlignage redondant. Difficile alors de ne pas penser aux aquarelles de Rodin tant les deux artistes se rejoignent par la grâce de leur trait organique.

Dans certaines de ses œuvres, comme Portrait de la femme de l’artiste assise, tenant son pied droit, (1917, aquarelle et crayon noir sur papier vergé, New York, The Morgan Library & Museum) ou Amie, rose bleu (1913, aquarelle, gouache et fusain sur papier, collection Johan H. Andersen), le tracé corrosif laisse la place à une étrange douceur, portée par des regards qui semblent s’égarer derrière notre épaule. Crayeuse tendresse qui vient étonner l’insolence de la façade et nous donne à voir une tristesse muette.
« Une pollution de mon amour – Oui. J’aimais tout. La jeune fille est venue, j’ai trouvé son visage, son inconscient, ses mains d’ouvrière ; j’aimais tout en elle. Il fallait que je la représente à cause de son regard et de sa proximité avec moi. – A présent, elle est partie. A présent je rencontre son corps[3]. » La rencontre avec les corps, comme dans ses dessins Couple nu (1911, gouache, aquarelle et crayon sur papier, Monaco, collection Nahmad) ou Autoportrait en gilet, le coude droit levé (1914, gouache, aquarelle, crayon gras et crayon sur papier, collection privée), met en exergue le sujet qui s’isole sur un fond neutre, contraint par notre regard voyeur qui le rend difforme. Les corps deviennent désarticulés, électrisés par la violence qui s’exerce sur eux, toujours à la limite de la brisure ou de l’entorse. Les mimiques grimaçantes de culpabilité nous renvoient à une humanité désespérée, mais l’obscène y est montré avec une fragile élégance.
Schiele contrarie ainsi les instincts grégaires des « éternels uniformisés ». La guerre – à laquelle il a échappé grâce à son statut d’artiste – n’est pour lui que « la mort affreuse de milliers de gens ». En 1917, il écrit à son ami Anton Peschka qu’il est « impératif de protéger la génération montante de l’isolement et de lui éviter une séparation d’avec la vie vivante […] par amour de cet idéal de l’humanité qui perdure en nous et dont la sauvegarde reste la mission suprême de toute jeunesse[4]. »
Dans cette atmosphère de début de siècle, Schiele représente alors sûrement, par un tempérament révolté mais non guerrier un dernier sursaut d’une liberté d’esprit qui, par un « sourire mauvais » et nietzschéen, « retourne tout ce qu’il trouve voilé, épargné par quelque pudeur : il cherche à quoi ressemblent ces choses quand on les met à l’envers. C’est pur caprice et plaisir au caprice, si peut-être il accorde maintenant sa faveur à ce qui avait jusque-là mauvaise réputation – et s’il va rôdant, curieux, et chercheur, autour du défendu[5] ».
[1] Egon Schiele, Je peins la lumière qui vient de tous les corps. Lettres et poèmes radieux issus des plus sombres tourments du peintre viennois, trad. par Henri Christophe, Marseille, Agone, 2016.
[2] Cité dans Christian M. Nebehay, Egon Schiele 1890-1918: Leben, Briefe, Gedichte, Salzbourg/Vienne, Residenz Verl, 1979.
[3] « Le portrait de la jeune fille pâle et muette », dans E. Schiele, Je peins la lumière, op. cit., p. 26.
[4] Lettre à Anton Peschka du 2 mars 1917, dans E. Schiele, Je peins la lumière, op. cit.
[5] Friedrich Nietzsche, préface de 1886 à Humain, trop humain [1875].