
Le désir sans intelligence. A propos de Mektoub, My love : Canto Uno d'Abdellatif Kechiche
Le front de mer est radieux et la lumière irradie la salle. Nous croyons alors à des noces camusiennes portées à l’écran : à Tipasa, comme à Sète, « ce doit être cela, la jeunesse, ce dur tête-à-tête avec la mort, cette peur physique de l’animal qui aime le soleil ». Dans la scène d’ouverture, l’acteur principal, Shain Boumedine, s’arrête devant une maisonnette et observe par la fenêtre le seul endroit où un acte sexuel est explicitement montré, pulsion scopique initiale qui donne le ton du film et le structurera jusqu’au bout. « Je comprends ici ce qu’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure. Étreindre un corps de femme, c’est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui descend du soleil vers la mer » : c’est encore Camus à qui nous pensons lorsque nous découvrons une sensualité pleine et impudique, poésie de l’érotique qui échappe encore à toute tentation doctrinaire. Il serait en effet injuste de nier le talent d’Abdellatif Kechiche pour filmer l’image qui attire la lumière, esthétique dansante et solaire, et le caractère beau et lourd des corps dévoilés. Il serait dangereux pourtant de nous laisser assommer par la plastique virtuose de l’œuvre sans souligner l’immensité barbare des clichés qui servent le propos du film : le triptyque sacré de la putain, de la maman et de la vierge, la paresse lascive des hommes (arabes), l’inanité du langage devant le charnel. Nous aurions voulu la hardiesse de l’irrévérence et nous voici face à la pauvreté d’un désir monolithe.
Le talent de Kechiche est de nous faire croire au retour du désirable qui, nous sortant de la tristesse, semble stupéfier la critique en l’aveuglant par l’image. Nous voici imposée la volupté impérieuse de ces femmes qui tend d’abord au sublime, mais dont on s’attriste finalement qu’elle ne soit représentée que comme outil de provocation du plaisir masculin, hommes ne se définissant eux-mêmes que par leur nature lubrique. Aucun lien non plus de solidarité entre ces jeunes madones qui ne se jaugent que pour mieux s’éliminer. Ainsi de cette interminable scène dans la bergerie où Ophélie déverse sa haine – typiquement féminine, comprend-on au sourire patient d’Amin – contre sa « frigide » rivale, Charlotte. Cette dernière, amoureuse éplorée et trahie, endosse toute la charge pathétique du film. Morveuse quand elle comprend son humiliation, elle devient la figure de l’anti-désirable, l’unique négatif de la putain : la victime par excellence, fragile et crédule. Dans la scène finale, c’est pourtant vers elle que se tournera Amin. Quelle est ici la morale de l’histoire ? De la nécessité de garder sa vertu féminine ? Ou bien au contraire, de sous-entendre que même la plus pure des femmes ne veut finalement qu’une seule chose, puisqu’elle l’invite chez lui et que l’on en devine l’issue ? Surplombant cette dialectique, se situent les mères, dernières figures féminines de l’œuvre. Tantôt excessivement maternelles, tantôt banalement médisantes, elles veillent sur le règne de la jeunesse. Elles sont pourtant les miroirs vieillissants de celle-ci : l’une, qu’on devine avoir joui des hommes et de la vie, est restée seule. L’autre, trompée par le mari volage, est divorcée. Voici leur descendance prévenue.
Ces stéréotypes n’épargnent pas non plus les hommes méditerranéens. Souvent passifs, avachis sur des chaises de bars PMU, dépeints comme paresseux – Tony qui ne se rend pas à son service du soir pour aller faire la fête, son propre père décrit comme un incapable –, ils répondent avec complaisance aux attentes hystériques des femmes qui ne vivent et ne dansent que pour leurs beaux yeux. En témoignent le cousin de famille qui fait sauter sur ses genoux la jeune Céline qui en redemande, ou encore Amin qui échange son silence sur l’adultère d’Ophélie contre une séance photo avec elle, nue – notons que cette dernière commence par dire non avant de jouer avec ruse de ce chantage, comme si tout refus n’était finalement que minauderie féminine… Lorsqu’ils ne sont pas mollement pervers, les voici paroxystiquement inconséquents. La goujaterie est trop énorme pour être crédible lorsque Charlotte règle ses comptes avec Tony qui en séduira une autre quelques minutes plus tard. Menteur et flambeur, que ce soit sur son métier de gérant ou son emploi du temps, Tony n’est pas un personnage de nuance. Il est simplement sauvé par sa sensualité, son corps et son donjuanisme. Le reste n’est que misère. La seule figure vers laquelle nous nous tournons alors est celle d’Amin, volontairement salutaire. L’esthète qui a abandonné ses études de médecine, le jeune homme au regard tendre, le personnage christique amoureux de sa Marie-Madeleine incarnée par Ophélie, celui qui, parmi tous, préfèrera photographier la naissance de l’agneau à la tentation du péché charnel, celui qui réconforte Charlotte et finira par la choisir comme on emprunte le chemin de la vertu. Partout la course, ici le but. La vierge ou la putain. L’homme rédempteur.
Restent la beauté des corps et la merveilleuse tension des regards. Scènes magnifiques de la danse de Céline le premier soir et des jeux à la mer si l’on fait abstraction du reste. Voici, résiduel, le sensuel sans message, plus puissant que le cliché, et qui éclot évident, comme par miracle. Et celui-ci implique, dans les scènes qui suivent, la tristesse d’une parole creuse, comme s’il était inconcevable que l’érotique aille avec l’intelligence. Vieil attrait de l’impossible réconciliation du corps et de l’esprit – et puisque le désir est écrasant, seule la bêtise, qui insiste, doit être capable de le surpasser. Interminables discours vides et chuintants d’une population à qui on ôte toute possibilité de hauteur et d’entendement, condamnés à une médiocrité qui semble justifiée par la volonté de faire « couleur locale ». Le réel pourtant requiert toujours de la finesse et de l’exigence. Il peut être méprisable et cru, mais il exige le contraire de l’hubris d’un film qui dure trois heures et dont l’envoûtement initial vire au forçage désagréable. Il suffit simplement de penser à cette longue scène en boîte de nuit où l’on ne s’étonne plus que le caractère libre et assumé d’une sexualité de femmes prenne l’unique forme d’éternels fantasmes d’hommes, harem ou Lesbos, feu d’artifice en néons tristes lorsque les deux se conjuguent sous l’œil de la caméra.
Peut-être faudrait-il alors refuser l’accaparement de la sensualité par un seul regard et rendre à celle-ci sa complexité, qu’elle soit tendresse ou cruauté, sans céder à la commodité de représentations sans profondeur, cent fois rebattues et mille fois encore oubliées.