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Notes de lecture

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Face aux animaux. Nos émotions, nos préjugés, nos ambivalences de Laurent Bègue-Shankland

juil./août 2022

Pour Laurent Bègue-Shankland, la violence que nos sociétés exercent à l’encontre des animaux résulte d’un ensemble de représentations, qui autorisent par exemple leur utilisation dans le cadre d’expériences scientifiques.

Le psychologue social Laurent Bègue-Shankland propose un travail scientifique documenté et un plaidoyer en faveur de la protection des animaux contre la violence des hommes. Soutenir une telle position, et elle est d’abord philosophique, c’est refuser le fossé ontologique entre les humains et les non-humains, sur lequel la tradition occidentale s’est largement construite. La conséquence en est que seuls les hommes étant doués de conscience, d’émotions, de langage et de sociabilité, les animaux seraient tout aussi disponibles et exploitables que les ressources naturelles. Laurent Bègue-Shankland s’élève contre ce rejet de l’animal dans l’insignifiance, parce qu’elle ouvre à une « incessante extraction de l’animalité », son instrumentalisation scientifique et son exploitation économique.

Le premier mérite de l’ouvrage est d’analyser la diversité des représentations que nous avons du monde animal, et des pratiques qui en découlent. Le caractère sélectif de l’empathie est une loi psychologique générale de nos relations à l’autre, selon qu’il est jugé proche ou lointain. Notre attention aux animaux ne fait pas exception à « la loi d’airain de la similarité des capacités » : les traits anthropomorphiques des primates accroissent ainsi notre sensibilité à leur égard. Le processus de réification de l’animal fonctionnera différemment selon qu’il s’agit d’un animal domestique ou d’un insecte.

Pour Laurent Bègue-Shankland, la violence que nos sociétés exercent à l’encontre des animaux résulte d’un ensemble de représentations, qui autorisent par exemple leur utilisation dans le cadre d’expériences scientifiques. Notre « anesthésie émotionnelle » à leur égard est rendue d’autant plus aisée que la rationalisation scientifique métamorphose l’animal naturel en objet de laboratoire. Mais cette réification fonctionne mieux s’il s’agit d’espèces « phylogénétiquement ou affectivement éloignées de l’espèce humaine ». En effet, le soutien aux expérimentations animales varie selon la gravité de la maladie étudiée, et selon l’attribution ou non aux animaux de facultés cognitives ou émotionnelles.

La capacité des individus à faire souffrir autrui simplement parce que l’ordre leur en était donné dans le cadre d’une expérience scientifique avait surpris Stanley Milgram lors son expérience sur l’obéissance à l’autorité, entreprise au début des années 19601. À la suite de cette expérience, Laurent Bègue-Shankland a recruté 750 hommes et femmes, appartenant à tous les milieux, pour participer à un programme de recherche sur la violence envers les animaux. Il s’agit d’injecter à un poisson (en réalité, un robot) douze doses d’un produit potentiellement mortel, dont la toxicité doit être mesurée avant de servir de thérapie pour les troubles de la mémoire. Les facteurs environnementaux ne suffisent pas à expliquer les comportements de ceux et celles qui ont accepté d’envoyer la dose maximale (53 % des participants), ou qui, au contraire, ont refusé ou interrompu l’expérience. L’autorité accordée à la science, la capacité empathique, l’adhésion à une conception hiérarchique des relations sociales, la césure morale placée entre les humains et les non-humains ont exercé une influence déterminante sur les comportements observés.

Ce que l’ouvrage interroge, c’est la relation différenciée, potentiellement destructrice, que nous entretenons avec des formes d’altérité, humaines ou non, au détriment des liens qui unissent notre humanité commune au sein du monde de la vie. Sous sa simplicité apparente et sa modestie, il ouvre à une conscience morale augmentée et à des engagements radicaux, à la fois personnels, sociaux et politiques. Ces implications ne sont pourtant pas développées autant qu’elles auraient pu l’être. Quant au présupposé antispéciste sur lequel l’ouvrage repose, il est présenté comme allant de soi et n’est pas justifié. L’attention à la condition et à la souffrance animales doit-elle se payer d’une négation de la distinction ontologique qui est au cœur de notre tradition humaniste ? L’affirmation de la continuité des espèces risque de priver l’homme de sa dignité, même si cette inquiétude relève plus de la philosophie que de la psychologie sociale.

  • 1. Voir Laurent Bègue-Shankland, Psychologie du bien et du mal, Paris, Odile Jacob, 2011.
Odile Jacob, 2022
352 p. 22,90 €

Michel Terestchenko

Agrégé de philosophie, Docteur-ès-lettres de l'université Paris-IV Sorbonne, et professeur habilité à diriger des recherches, Michel Terestchenko, est spécialiste de philosophie morale et politique. Il enseigne comme maître de conférences en philosophie à l’Université de Reims et à l’Institut d'études politiques d'Aix-en-Provence, où il dispense des cours d'enjeux de la philosophie politique et…

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