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Notes de lecture

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Théorie de la justice spatiale de Jacques Lévy, Jean-Nicolas Fauchille et Ana Póvoas

Notre temps semble être celui de la révolte contre l’injustice. Notre-Dame-des-Landes, les Insoumis et désormais les Gilets jaunes dessinent un panorama de revendications politiques dans un pays où le poids des prestations sociales avoisine les 32 % du produit national brut. La distorsion entre les moyens mis au service de l’égalité et la perception des habitants, étayée par certains indicateurs économiques, doit nous interroger. Certes, le sentiment de l’appauvrissement du pays, renforcé par le creusement de l’écart de fortunes et de salaires entre les plus riches et les plus pauvres, explique en partie le phénomène. Qu’il s’agisse de protestations contre des conditions de vie jugées indignes ou d’une représentation de la société dénoncée comme trop inégalitaire, on notera toutefois les signes d’une évolution profonde des mentalités. Comme il a été maintes fois relevé, il y a désormais une contradiction dans les revendications, lesquelles portent à la fois sur une augmentation des prestations sociales et une baisse des taxes et prélèvements. La politique sociale ne permet pas de répondre aux besoins d’une partie des citoyens dont les attentes ont évolué. La prise en compte des dimensions spatiale et temporelle dans les perceptions inégalitaires constitue une approche nouvelle pour comprendre ces décalages. Ce sont ces questions qui sont au centre de la Théorie de la justice spatiale proposée par trois géographes et urbanistes.

La première constatation est l’inadéquation entre le ressenti de la population et les interprétations disponibles. En effet, la vaste production intellectuelle qui, de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron jusqu’à Thomas Piketty, mesure l’accroissement des inégalités, devant l’école, des salaires et des chances ne suffit plus à expliquer les sentiments d’injustice tels qu’ils s’expriment. Ni les approches quantitatives, ni la réflexion théorique ne peuvent, seules, rendre compte de la variété des situations vécues des habitants. Par le biais d’enquêtes sur le terrain, en France, en Suisse et au Portugal, les auteurs tentent de cerner au plus près les différentes appréciations subjectives de la notion de justice. Pour les auteurs de cette théorie nouvelle, « c’est aux citoyens et non aux seuls experts ou aux militants qu’il revient de dire le juste ». Il ne s’agit pas de s’ériger en représentants du peuple, mais d’enquêter à la source des mécontentements pour en dégager les traits saillants.

À la surprise des chercheurs, les personnes interrogées « développent effectivement à propos de l’espace des conceptions de la Justice très élaborées qui renvoient clairement aux grands débats de philosophie politique sur le sujet ». Se référant successivement aux écrits de Stuart Mills, de John Rawls ou d’Amartya Sen, les auteurs rendent compte des systèmes de valeurs de leurs interlocuteurs. Ainsi mettent-ils en évidence le caractère contradictoire des appréciations. Lorsque les Français réclament un accès aux services, un droit à la mobilité, la possibilité de choisir leur lieu de vie, se dessine alors une carte des injustices, opposant, d’une part, les zones denses aux zones moins peuplées et, d’autre part, les zones centrales à leurs périphéries. La seule observation des cartes met en évidence le rapport subtil entre l’espace et la justice. L’approche subjective révèle la pertinence d’une cartographie des mécontentements.

Faut-il s’en étonner ? Dès lors que la notion de justice est laissée à la libre appréciation de chacun, relativement à son point de vue géographiquement situé, elle devient l’objet d’une concurrence des interprétations, laquelle vient brouiller notre compréhension des phénomènes sociaux. « En optant pour tel ou tel projet politique, les électeurs choisissent une certaine idée du juste » et donc « la relation entre la justice et l’espace est centrale ». Les auteurs insistent sur la différence entre l’argent qui est le même pour tous et l’espace qui est différent pour chacun en fonction de son environnement. Les politiques sociales ne rendent pas compte de ces variables. Ainsi, la construction et l’attribution des logements sociaux ont le double inconvénient de fixer les populations à résidence, tout en redistribuant des biens très inégaux dans leur valeur d’usage comme dans le coût qu’elles représentent pour la collectivité. Alors, une grande part de ce que nous avons coutume de considérer comme « juste » devient parfois la source de nouvelles injustices. Si l’on conçoit que la justice se déploie dans des dispositifs qui singularisent les universaux, les politiques sociales doivent être modulées en fonction des territoires : « L’universalité n’implique pas l’homogénéité mais plutôt l’exigence d’impartialité des principes qui intègrent la différence dès leur définition. »

De fait, l’État providence se heurte à une difficulté lorsque, pour un service constant, les coûts des investissements et de fonctionnement, ramenés à la personne, varient radicalement en fonction de la densité de population sur le territoire. Qu’il s’agisse d’Internet ou des services de santé, mais aussi, dans l’autre sens, lorsque le prix du foncier en centre-ville affecte la valeur des logements sociaux. Pour ces raisons, alors que la mixité sociale est défendue comme l’objectif justifiant la construction de logements sociaux dans les villes de France, les auteurs affirment que ce dispositif est moins performant que les politiques d’aide à la personne mises en place en Suède.

La justice n’est pas univoque, au sens où elle concerne des individus et des citoyens géographiquement situés. Il n’est pas possible de penser le juste comme un absolu ; celui-ci doit être l’objet d’une construction par la parole et l’échange entre les habitants. La justice est donc une élaboration de la démocratie. Les extraits d’enquêtes reproduits dans l’ouvrage attestent que, dans toutes les parties du territoire, dans toutes les catégories sociales, on trouve des citoyens qui croient dans les valeurs de la raison, qui pensent leur propre situation avec recul et font preuve d’un véritable souci d’impartialité. C’est à ceux-là que l’ouvrage donne la parole. On aurait tort de croire – et l’on peut y voir la limite de l’exercice – que toutes les oppositions sont réductibles par le dialogue et la prise en compte des situations individuelles. Même si de tels propos ne sont pas relayés dans cet ouvrage, dans toutes ces révoltes actuelles, on entend distinctement les appels à la haine et le rejet de l’État, et à travers lui, de la démocratie représentative. Certains de nos concitoyens considèrent en effet que la mondialisation, quels que soient par ailleurs ses bienfaits, est un facteur d’injustice d’autant plus insupportable que ses causes se trouvent en dehors de nos juridictions, en Europe, ou même au-delà. L’État qui s’y soumet perdrait donc à leurs yeux toute légitimité. La colère de ces Français est attisée par la mise en parallèle de leur situation personnelle avec celle de la frange la plus riche qui semble bénéficier du libéralisme économique.

Face à cette attitude nihiliste, cet ouvrage replace la relation humaine au cœur de la pensée sur la justice. Relation des hommes entre eux, mais aussi avec leur environnement. Personne ne peut confisquer l’idée de justice. Celle-ci doit être pensée par les individus au regard de la société qu’ils veulent bâtir. Elle n’est jamais un principe qui va de soi et ne peut se confondre avec un service automatique de redistribution. Certaines idées reçues peuvent se trouver mises à mal. Ainsi, lorsque les auteurs affirment que « l’Île-de-France redistribue tant de richesses vers les autres régions françaises qu’elle ne peut assumer convenablement le soutien des pauvres qui y vivent », il apparaît que ce ne sont pas les habitants les plus misérables qui revendiquent le plus la justice. C’est que cette dernière est aussi relative au temps qu’elle l’est à l’espace. Des notions comme l’espoir, le souvenir, la comparaison des situations au travers du temps déterminent le sens de ce qui est juste. Quoi qu’il en soit, cet ouvrage sonne comme un plaidoyer pour la démocratie et l’humanisme. Nous ne sommes pas les victimes impuissantes du sort qui nous est fait. Il nous revient de choisir et de modeler la société dans laquelle nous souhaitons vivre.

Odile Jacob, 2018
352 p. 24,90 €

Nicolas Nahum

Nicolas Nahum est architecte et urbaniste, diplômé de l’École nationale supérieure d’architecture de Paris Belleville.

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