
L’éternel défi. L’État et les religions en France des origines à nos jours de Lucien Jaume
Le titre est frappant, l’ambition paraît démesurée et pourtant les moyens sont proportionnés à la tâche : en philosophe, Lucien Jaume, comme un alpiniste, assure ses appuis. Resserrée, précise, l’analyse se centre sur une question phare : que veut vraiment l’État ? En France, qu’est-ce que l’autorité de l’État ?
L’éternel défi, c’est la confrontation entre deux légitimités, elles-mêmes nourries par deux finalités : la foi ou le bonheur terrestre. Le philosophe Lucien Jaume mène l’enquête, à un rythme soutenu : six grandes parties, introduites par une interrogation spécifique, pour saisir les rapports entre le temporel et le spirituel, qui n’ont cessé d’empiéter l’un sur l’autre. Déjà sous Louis XIV, l’État cherche à exercer un pouvoir spirituel. L’Église, depuis la monarchie, imite l’État et l’État imite l’Église. Bien plus tard, sous la République, on retrouve cette même aspiration. Quel pouvoir spirituel l’État brigue-t-il en France ? Et que veut l’État quand il parle de laïcité ?
Dans la loi de 1905, profondément libérale, Aristide Briand souligne que, pour comprendre la fabrique de la laïcité, il faut remonter très loin, et partir du père de Charlemagne, Pépin le Bref. Le temps long est nécessaire pour appréhender la relation en miroir entre l’Église catholique et l’État. En France, l’État connaît bien l’Église catholique, avec laquelle il a négocié à plusieurs reprises. La Constitution civile du clergé (1790) vise à régénérer l’Église, et cet épisode en dit long sur l’idée que l’État se fait de sa puissance. Sous la Révolution, l’Église a beaucoup souffert : avec le Concordat (1801), Napoléon a voulu réparer cela et rendre l’Église à elle-même. Mais c’est le temps des gendarmes et des préfets, un temps qui enrôle les évêques dans la dénonciation des complots contre le gouvernement, aux termes du Concordat, et qui impose un catéchisme napoléonien. En 1905 est venu le moment de la séparation entre l’Église et l’État et, en 1882 déjà, celui de la séparation entre l’Église et l’école. Quelque 200 000 congrégations se voient retirer l’enseignement, Jules Ferry entendant créer un enseignement public, gratuit, laïc et obligatoire, qui enseigne les droits de l’homme et du citoyen. Laïc, mais pas antireligieux : Jules Ferry déclare être seulement anticlérical.
Avec Jules Ferry, c’est la promesse d’une neutralité confessionnelle, mais non politique ou philosophique. Pourquoi ? En France, la laïcité engage un système. Il existe bien d’autres laïcités que la laïcité française, dont la spécificité est d’être républicaine. Déjà à l’époque, Ferry est conscient que l’État de type républicain, pour être fort, doit avoir une forme de pouvoir spirituel. La vision de Ferdinand Buisson diffère quelque peu, qui soutient que l’enseignement laïc est distinct de l’enseignement religieux, mais qu’il ne le contredit pas. En bon protestant, et contrairement à Durkheim qui part de la société, Buisson estime qu’il faut partir de la conscience de l’enfant.
Aujourd’hui, l’État a beau avoir une morale précise, la société est plurielle. Si l’État français a si longtemps côtoyé de près l’Église catholique, il ne connaît pas autant l’islam. En France, il s’agit d’un islam sunnite sans Église constituée. Comment l’État, depuis la loi sur l’école de 2004, gère-t-il ses relations avec lui ? Pour comprendre l’islam, ou plutôt les islams, Lucien Jaume s’est plongé dans de nombreux travaux des historiens, de Gabriel Martinez-Gros en particulier. Depuis une trentaine d’années, à partir de l’affaire de Creil en 1989, l’État se trouve de plus en plus face aux dilemmes et aux convulsions de l’islam dans la société. Notons que le problème est parti de ce lieu sacré qu’était l’école de Jules Ferry. En France, l’école est en effet conçue comme un sanctuaire pour des élèves en construction de leur propre identité. Dans l’islam, il n’y a pas d’autorité centrale, pas de clergé, sinon des conducteurs du culte, les imams, et aussi des entrepreneurs identitaires. Lucien Jaume met en évidence la faiblesse de l’État dans l’islam sunnite. Le système politique y a une légitimité fragile si l’on se réfère à l’histoire du califat retracée dans le livre, entre le siècle de Mahomet et le xie siècle, quand le calife perd beaucoup de son prestige spirituel.
Dès lors, comment l’État peut-il entrer en relation avec des représentants de l’islam ? À la demande du ministre de l’Intérieur et des Cultes Gérald Darmanin, ce sont les préfets qui font le choix de personnalités représentatives. Ne vaudrait-il pas mieux que ces représentants soient élus ? Lucien Jaume explore la voie, ouverte par le sociologue et anthropologue Jacques Berque, d’un « islam gallican », l’expression relevant bien sûr de la métaphore. Si par gallicanisme, on entend l’affranchissement d’une tutelle, l’idée est intéressante, puisque les imams actuels relèvent souvent de pouvoirs étrangers, du Maghreb ou de la Turquie.
Pendant longtemps, jusqu’à Vatican II, l’Église catholique se déclarait opposée à la démocratie. Dire que l’islam ne serait pas compatible avec la démocratie est trop court ; c’est refuser de comprendre l’altérité et trancher sur l’avenir de façon dogmatique. D’ailleurs, la question est plutôt de savoir si l’islam est compatible avec les valeurs de la République, la laïcité française étant essentiellement républicaine. Cela suppose l’adhésion à des valeurs précises, y compris les textes de l’Union européenne. Lucien Jaume reproduit en annexe plusieurs documents, dont la Charte des principes pour l’islam de France, où la liberté de conscience et tous les droits fondamentaux ont une place reconnue. Comment construire une amitié civique ? La fin de l’ouvrage postule que l’islam peut aussi représenter une chance pour la France, si l’on comprend la laïcité au sens où l’entend Jean-Pierre Chevènement : comme la raison naturelle, qui doit nous permettre de nous écouter et de nous comprendre. C’est parier sur l’avenir de l’intelligence.