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Notes de lecture

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Le Metropol d’Eugen Ruge

Trad. par Jacqueline Chambon

mars 2022

Eugen Ruge est né en 1954 à Soswa, dans l’Oural, d’un père allemand devenu citoyen soviétique avant d’être déporté au goulag et d’une mère russe. En 1988, il quitte Berlin-Est et passe à l’Ouest. Mathématicien, scénariste, homme de théâtre, traducteur et écrivain, son œuvre est irriguée par son histoire familiale. Son précédent roman, Quand la lumière décline, contait, à travers trois générations, les pérégrinations d’Est en Ouest et les désillusions d’une famille nourrie à l’idéologie communiste, à l’effondrement de laquelle les derniers descendants assistent à la fin des années 19801. Le Metropol relate un épisode gardé longtemps secret de la vie des grands-parents de l’auteur, Hans et Lotte Baumgartner, alias Wilhem et Charlotte – dite Lotte – Germaine. Ceux-ci avaient fui l’Allemagne pour l’URSS lors de la montée du nazisme. À partir de leur dossier, qu’il découvre au début des années 2000 dans les archives d’État russes pour l’histoire sociale et politique, et des recherches qu’il a menées sur cette période, Eugen Ruge, mêlant réalité et fiction, reconstitue, dans ses détails les plus cocasses et les plus tragiques, leur vie quotidienne pendant les 477 jours qu’ils passent à l’hôtel Metropol, où ils sont assignés à résidence. Il décrit l’ébranlement psychologique que représente, pour les communistes convaincus qu’ils étaient, cette période de terreur et d’épuration et le climat de peur, de délation et d’anxiété qui règne alors en URSS.

En septembre 1933, Lotte arrive à Moscou de Berlin, où elle travaillait pour la représentation commerciale de l’URSS. C’est là qu’elle fait la connaissance de Wilhem, qu’elle épouse avant qu’il ne regagne la capitale soviétique. À son arrivée en URSS, elle intègre le Point Deux, qui forme les opérateurs de l’agence internationale de renseignement du Komintern, pour lequel son mari travaille également. Déchue de la nationalité allemande, à sa grande déception la nationalité soviétique ne lui est pas accordée. Elle retrouve sa collègue et amie Isa Koigen, ainsi que son mari Alexander Emel. Lotte est impressionnée par la grande culture d’Emel, qui enseigne l’histoire de l’Antiquité. Fin 1935, celui-ci est suspendu de ses fonctions de professeur, mais se dit persuadé que le camarade Staline, féru d’histoire, le réintégrera sans tarder. En août 1936, alors qu’elle séjourne avec Wilhem à Yalta pour des vacances, Lotte apprend dans la Pravda, qui rend compte du procès Zinoviev qui s’est ouvert depuis peu, qu’un certain Moisseï Lurie – qui n’est autre, elle le comprend aussitôt, qu’Alexander Emel – est accusé d’être « un agent trotskiste envoyé par l’étranger  » et qu’il a reconnu être « à la tête d’un groupe armé fondé par un fasciste allemand » ! Emel a reconnu sa participation à une conspiration trotskiste, même s’il nie avoir pris part à l’attentat contre Staline. On annonce ensuite la condamnation à mort des accusés. Lotte et Wilhem décident qu’ils iront informer, dès leur retour à Moscou, le Parti de leur relation passée avec Emel, cet « ennemi du peuple » déclaré auquel, circonstance aggravante, ils ont vendu un gramophone ! En attendant, « ils jouent à être en vacances, ils jouent à : la vie est devenue meilleure, la vie est devenue plus joyeuse2 ! Jusqu’à ce que Wilhem soit pris de vomissements ».

À son arrivée à Moscou, Lotte écrit au Komintern pour tenter de désamorcer les soupçons que, croit-elle, ses relations avec Emel et sa femme ne vont pas manquer de susciter : « J’ai sérieusement réfléchi à comment j’ai pu être entraînée à connaître le criminel Emel par le biais de ma relation amicale avec sa femme. » Quelques jours plus tard, son mari et elle sont priés de quitter leur appartement du Point Deux pour se rendre au Metropol, où ils sont assignés à résidence jusqu’à nouvel ordre. Une chambre leur est attribuée dans ce palace où continuent de séjourner quelques hôtes étrangers de marque, comme l’écrivain Lion Feuchtwanger3, ou bien de hauts dignitaires. Parmi ces derniers, Vassili Vassilievitch Oulrikh qui, chaque soir, pénètre dans le hall de l’hôtel, escorté par un homme en manteau de cuir : en sa qualité de président du Collège militaire de la Cour suprême de l’URSS, Vassili Vassilievitch signe les condamnations à mort réclamées par le seul qui a son mot à dire dans les procès de Moscou, le procureur général Andreï Vychinski. Lotte et Wilhem, dont les ressources se limitent à quelques coupons, achètent à l’extérieur de quoi grignoter dans leur chambre, où cuisiner leur est interdit. Dans les files d’attente, les insultes pleuvent : on leur reproche, à eux les étrangers, d’enlever le pain de la bouche des Soviétiques. Il leur reste le magasin pour étrangers où ils se procurent du pain noir, quelques sardines à l’huile et des saucisses. Wilhem passe ses journées à la bibliothèque Lénine. Lotte tue le temps en arpentant les couloirs de l’hôtel, en suivant les parties d’échecs dans la salle des Boyards et en restant allongée sur son lit des heures entières, sans mot dire, « luttant contre ses pensées mauvaises : rongée au fond de ses entrailles par le rat du doute. […] Elle ne sera jamais une véritable soviétique… Elle n’est simplement pas assez forte, et peut-être pas assez jeune ». Seule la lecture lui offre une possibilité de fuite vers un autre monde.

Le soir, dans la salle de restaurant de l’hôtel, où les personnes assignées à résidence sont reléguées dans un coin, on compte les absents dont la porte de la chambre, le plus souvent, est plombée le lendemain matin, signe qu’on ne les reverra plus. La routine, les arrestations et les exécutions de plus en plus nombreuses, y compris désormais parmi les plus hauts responsables soviétiques, les questions et supputations de chacun nourrissent la peur, la culpabilité et le pessimisme : « Leurs conversations tournent en rond : ils se persuadent mutuellement que ça ne va plus durer longtemps. Ou bien que c’est peut-être bon signe que ça dure si longtemps. » Lotte voit bien que, de jour en jour, Wilhem se laisse dépérir. « Je ne peux croire que l’intention du Parti ou votre intention soit de nous condamner à une lente mort morale », se résout-elle à écrire au Komintern, persuadée que Staline, comme la Pravda le rapporte, a du cœur, contrairement à beaucoup de bureaucrates du Parti.

À l’arrivée du printemps, Moscou entame la grande transformation annoncée par Staline, et les chantiers se multiplient : celui du nouveau métro, des autoroutes, des stades, des parcs de loisirs, et surtout de cet immeuble qu’on présente déjà comme celui qui sera le plus haut du monde, le Palais des soviets. Lotte se prend à envier les jeunes du Komsomol qui édifieront, pense-t-elle, « une œuvre gigantesque tandis qu’elle restera sur la touche, obstinée, honteuse. […] Elle comprend pourquoi le Parti ne sait pas quoi faire d’elle  ». Avec l’hiver qui revient, presque chaque nuit, désormais, des pas se font entendre dans les couloirs et, le lendemain, une ou deux personnes manquent au restaurant. Lotte finit par compter ceux qui restent, tant leur nombre se réduit. Les souvenirs et les questions se bousculent dans son esprit agité : « Elle est une bonne camarade et si le Parti l’exclut, elle l’acceptera. Mais comment pourrait-elle avouer qu’elle est une ennemie du peuple ? […] Elle n’a pas projeté de tirer sur Staline, elle n’a pas trahi de secret. Et pourtant elle est coupable. Profondément coupable. Coupable d’être née. Ça, elle l’a compris. Elle est prête à tout avouer. » Wilhem et elle se couchent désormais tout habillés, laissent la lampe allumée et s’endorment tard : ils sont prêts, dans une tenue décente, si, dans la nuit, on venait les arrêter.

  • 1. Eugen Ruge, Quand la lumière décline [2011], trad. par Pierre Deshusses, Paris, Les Escales, 2012.
  • 2. Annonce faite par Staline dans son discours aux stakhanovistes en 1935.
  • 3. Le séjour à Moscou du célèbre écrivain juif allemand en 1937, sa rencontre avec Staline et son éloge de celui-ci, alors que la répression est à son comble, seront vivement décriés.
Éditions Chambon, 2021
352 p. 22,80 €

Bénédicte Chesnelong

Juge assesseur à la Cour nationale du droit d’asile et précédemment avocate au barreau de Paris, elle a également travaillé pour la Commission environnement du Parlement européen et effectué plusieurs missions d’enquête pour la Fédération internationale des droits de l’homme, le Conseil de l’Europe et les Nation unies, notamment dans les Balkans, en Turquie et au Moyen-Orient.…

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Retrouver la souveraineté ?

L’inflation récente des usages du mot « souveraineté », venue tant de la droite que de la gauche, induit une dévaluation de son sens. Dévaluation d’autant plus choquante à l’heure où, sur le sol européen, un État souverain, l’Ukraine, est victime d’une agression armée. Renvoyant de manière vague à un « pouvoir de décider » supposément perdu, ces usages aveugles confondent souvent la souveraineté avec la puissance et versent volontiers dans le souverainisme, sous la forme d’un rejet de l’Union européenne. Ce dossier, coordonné par Jean-Yves Pranchère, invite à reformuler correctement la question de la souveraineté, afin qu’elle embraye sur les enjeux décisifs qu’elle masque trop souvent : l’exercice de la puissance publique et les conditions de la délibération collective. À lire aussi dans ce numéro : les banlieues populaires ne voteront plus, le devenir africain du monde, le destin du communisme, pour une troisième gauche, Nantes dans la traite atlantique, et la musique classique au xxie siècle.