
Tous ceux qui tombent. Visages du massacre de la Saint-Barthélemy de Jérémie Foa
L’étude de Jérémie Foa réalise avec une honnêteté et un volontarisme rares un travail pour ressusciter notre histoire, et pousse la réflexion sur la relativité du discours historique, montrant la fragilité des certitudes, l’impasse des méthodologies trop strictes, ne refusant pas au chercheur de rêver. Par une étude patiente sur un matériau d’archives négligé, il parvient à la résurrection d’une période, d’une nation et surtout d’individus exhumés de la masse passive, faisant de l’anonyme un acteur crucial du mouvement qui travaille les sociétés. Tirant de minutes notariales des trésors d’informations, Jérémie Foa s’attache à faire vivre son sujet par des reconstructions narratives explicites et dépassionnées qui touchent le cœur par la raison. Le massacre de la Saint-Barthélemy est restitué à travers une composition de micro-enquêtes multifocales et transclassistes, de Paris à la province : nous pistons une nation prise dans une guerre civile qui ne s’avoue pas.
Il y a un effet dynamique dans la façon d’inclure l’infiniment petit dans la macroscopie du pouvoir et des institutions, de faire coïncider l’anonymat et la célébrité, l’ignoré et le connu. Il s’agit d’écrire l’histoire au « ras du sang », de délivrer les vies minuscules de l’obscurité. L’enquête est donc menée auprès des délaissés. Comme le dit si justement Jérémie Foa, la mission de l’historien consiste à « repeupler le massacre ». Selon l’auteur, la « spontanéité » du massacre de 1572 s’inscrit dans un creuset fortement structuré, longuement expérimenté, au sein de petits groupes d’activistes particulièrement motivés qui, partageant un espace très localisé, fréquentant des paroisses et des confréries communes, ont ainsi formé au cours des décennies antérieures de solides réseaux et aiguisé de lourdes rancœurs qui n’attendaient qu’une circonstance favorable pour s’embraser. Une relation intime se tisse entre les pratiques de la vie sociale, fondée autour de cette régularité de l’ordinaire, et l’explosion des gestes de violence devenus incontrôlables. Que l’événement ne soit pas prémédité n’empêche pas la ritualisation d’une gestuelle sociale fortement répétée et mise en scène, encadrée par les dispositifs institutionnels.
Dans l’humanisme revendiqué par Jérémie Foa, on retrouve de ce souffle qui donne sa vigueur si particulière au style de Michelet, cette charité contenue dans le texte. Les archives s’en trouvent vivifiées, humanisées. Faisant sien le mot d’ordre de l’auteur d’Histoire de France, Jérémie Foa cherche la vérité qui est avant tout service de la mémoire des martyrs, des suppliciés innocents ; il se fait justicier des morts, protestants comme catholiques. Le devoir souverain de l’historien consiste en quelque sorte à sauver les âmes de la perdition.
Pour cela, l’historien n’hésite pas à se démasquer, donnant de la présence à son moi d’auteur, non pour pontifier ou dissimuler des ignorances, mais pour donner du rythme, établir une complicité avec le lecteur bénévole, une façon heureuse de l’accompagner. Parfois, ce sont les émotions mêmes de l’historien qui se communiquent : on touche aux sensations, à la quête d’empathie. Cette réincarnation subjective et assumée, sans trompe-l’œil, ne suffit pas à Jérémie Foa qui, sans prendre parti, élabore des conjectures.
Arguant pour une métaphysique de l’historien, l’auteur prône une nouvelle sémiologie, où le signe n’est plus une simple trace, le symbole d’une perte, mais le symptôme, l’esprit du fait momentanément absent ou, pour mieux dire, actuellement invisible. Il ne parle pas aux morts mais aux vivants, présents sous la surface. Car tout passage ici-bas, aussi infime soit-il, transforme la réalité et modifie le cours des événements.
L’auteur insiste sur l’irresponsabilité morale de l’histoire qui récompense les grands massacreurs, mais l’histoire n’est qu’une lecture que font les hommes des temps et des événements qui les ont précédés. Ingratitude, immoralité, injustice sont les restes du passé qui n’obéissent qu’à l’arbitraire. L’histoire et l’historien forment un couple, le second assurant pour la première ce rôle de veilleur mémoriel qui ligature l’éparpillement des vies, restaure l’homme dans ses actions héroïques ou odieuses. Une des grandes vertus de cet ouvrage est en effet de montrer l’intrication des hommes entre eux, des morts et des vivants, des criminels et des victimes. Parce qu’il n’existe aucun espace de fuite, d’oubli, de possible séparation, c’est bien ensemble que nous agissons et que nous mourons, plongés dans un creuset commun duquel nul ne s’affranchit : le destin reste un.