
Les Lumières à l’âge du vivant de Corine Pelluchon
Depuis quelques années, les penseurs des Lumières sont mobilisés tous azimuts. La montée en flèche du fanatisme religieux et des nationalismes donne une actualité nouvelle à leur critique de l’intolérance, comme à leur défense des capacités rationnelles de l’individu. Toutefois, c’est plus généralement sur le mode polémique que se manifeste, surtout en France, la référence aux Lumières. L’anthropologie philosophique sur laquelle est érigé leur projet politique et social est aujourd’hui attaquée de toutes parts. À droite, leur profession d’universalisme et leur ambition cosmopolitique sont remises en cause par les élans nationalistes ; à gauche, elles sont rejetées par les contempteurs de l’impérialisme occidental et par les défenseurs des minorités culturelles, ethniques ou sexuelles, qui ne voient dans la prétention à l’universalité qu’un hégémonisme déguisé.
La gravité des questionnements et l’âpreté des débats dans lesquels est engagé l’héritage des Lumières rendent plus difficile encore l’établissement d’un diagnostic lucide à leur sujet. Ce dernier paraît pourtant indispensable à la vitalité intellectuelle de notre époque, ainsi qu’à sa bonne santé démocratique. Les Lumières ont si profondément influencé la culture européenne que les penseurs, les décideurs et les citoyens ne peuvent plus faire l’économie d’une mise au point critique, qui permettrait de déterminer ce que nous tenons à en conserver et ce que nous prétendons en rejeter.
C’est à une telle mise au point que travaille Corine Pelluchon dans son dernier ouvrage, Les Lumières à l’âge du vivant. L’autrice s’efforce avant tout de clarifier et de dépassionner le débat en distinguant, parmi les griefs adressés au mouvement, ceux qui relèvent des « critiques des Lumières » et ceux qui proviennent des « anti-Lumières ». Les premiers en partagent les fins, à savoir l’idéal d’émancipation individuelle et collective, ou l’affirmation de l’universelle égalité du genre humain ; ils en refusent toutefois les moyens et les grilles de lecture, qu’ils jugent encore trop situés, trop attachés à la domination des Européens sur le reste du monde, des hommes sur les femmes, des humains sur les non-humains. La critique qu’ils formulent n’est donc pas extérieure, mais endogène, solidaire au mouvement ; elle a pour fonction de rappeler aux Lumières leurs promesses, et propose non pas un abandon mais une réforme des ambitions et des catégories qui les définissent. Les seconds, en revanche, rejettent tout simplement les principes fondateurs du programme intellectuel et politique de l’Aufklärung. Ce sont les leaders populistes et les fondamentalistes religieux, par exemple, qui tirent profit de ce qui sépare les hommes et les cultures pour mettre en œuvre des politiques ouvertement nationalistes, racistes et hostiles.
C’est manifestement dans la première optique, celle d’une critique constructive quoique intransigeante, que se situe Corine Pelluchon. Des Lumières, il faudrait avant tout conserver le projet d’émancipation, par l’établissement et la défense des libertés individuelles fondées sur la raison. Ce projet, en revanche, exigerait une réforme globale des fondements sur lesquels les Lumières se sont érigées en tant que doctrine. L’anthropocentrisme et la division dualiste entre nature et culture, en particulier, seraient à l’origine de la plupart des maux qu’on attribue à la modernité philosophique. La critique n’est pas nouvelle ; elle hérite des penseurs postmodernes des années 1960 et 1970, lesquels tiraient eux-mêmes les leçons des tragédies politiques du xxe siècle. Elle ne saurait néanmoins s’y limiter. « Le rendez-vous que nous avons avec nous-mêmes et les défis qui sont les nôtres, écrit Corine Pelluchon, exigent à la fois plus d’audace et de gravité que ne l’imaginaient les philosophes postmodernes. » En l’espèce, il est nécessaire de refonder les Lumières sur une ontologie et une anthropologie nouvelles, qui prennent en compte les enjeux propres au xxie siècle : la crise écologique, l’augmentation des inégalités, l’expression de nouvelles revendications, la considération du bien-être animal. Cela suppose d’abandonner « un rapport au monde, aux autres et à soi qui s’enracine dans l’occultation de notre commune vulnérabilité ». La proposition de l’autrice s’appuie ici sur un travail conceptuel engagé dans ses œuvres antérieures, en particulier dans son Éthique de la considération (Seuil, 2018). Son intuition est que les sociétés capitalistes sont organisées selon un schème (c’est-à-dire un ensemble de représentations, de préférences et de partis pris dont le rôle est structurant) de domination, autrement dit sur la négation et l’oubli de la fragilité ontologique que chaque individu partage avec son milieu et ses vis-à-vis, qu’ils soient humains ou non. Une telle perspective promeut une vision agonistique ou instrumentale du monde et de l’ordre social, selon des oppositions binaires peu susceptibles de favoriser le bien commun. Il faudrait lui substituer une autre éthique, fondée sur la considération, que l’autrice définit comme « une attitude globale, [qui] témoigne d’une certaine qualité de présence à soi et aux autres, disposant ainsi le sujet à leur faire de la place et à prendre soin d’eux ».
Corine Pelluchon nous invite donc à ne pas concevoir les Lumières comme un corpus (un corps inerte, inévitablement promis à la décomposition), mais comme un êthos, une attitude. Leur vertu ne résiderait pas dans un ensemble de textes et de doctrines, dont la pertinence est condamnée à s’amenuiser à mesure que le temps passe, mais dans la posture critique dont ces textes sont habités et dans l’horizon éthique qu’ils ouvrent. C’est au nom même de cette posture et de cet horizon que les Lumières devraient aujourd’hui faire leur autocritique. Parfois, la meilleure manière de se rester fidèle consiste à se trahir à demi.