
De l’Angleterre et des Anglais de Graham Swift
Alors que le Royaume-Uni se débat toujours dans les conséquences du Brexit, les éditions Gallimard ont décidé de publier ce recueil de nouvelles, dont le titre français De l’Angleterre et des Anglais suggère une réflexion littéraire sur l’identité britannique. Si le thème du britishness ou de l’englishness est présent en littérature – on peut penser au roman England, England de Julian Barnes ou à England, My England, and Other Stories de D.H. Lawrence – ou dans le cinéma (notamment l’excellent This is England de Shane Meadows), l’auteur du remarqué Dimanche des mères (Gallimard, 2017) n’aborde pas l’identité nationale de façon littérale. Ses histoires évoquent plutôt la guerre, dont on se souvient ou que l’on attend, des relations amicales, amoureuses, familiales ou encore les interactions entre inconnus ou entre voisins.
Ce recueil de vingt-cinq nouvelles promène le lecteur dans tout le territoire britannique, en variant les villes (Londres, Exmook, Birmingham, Leeds, Winchester), les régions (Sud-Ouest, Yorkshire, Somerset, Hampshire) et les quartiers (Battersea, Blackheath). Le livre parcourt également différentes périodes, des guerres napoléoniennes aux Jeux olympiques de Londres en 2012, en passant par les deux guerres mondiales et la décolonisation. Ces Britanniques sont retraités, laveurs de carreaux, traders, officiers de la marine, ostéopathes, garde-côtes, comédiens, coiffeurs, avocats, médecins, ouvriers, notaires, embryologistes… Certains viennent d’Asie, des Caraïbes, de Chypre ou d’Irlande. Si la jeunesse est volontiers en proie à l’amour, la vieillesse s’interroge sur la maladie ou la perte. Graham Swift nous plonge dans le quotidien de personnages, hommes et femmes, et surtout dans leurs pensées. Une démarche qui évoque parfois le travail du photographe américain Brandon Stanton qui, dans son projet Humans of New York, définit une entité géographique (la ville) en partant à la rencontre de ses habitants.
Trois aspects du recueil en recommandent particulièrement la lecture. La longueur aléatoire des histoires, d’abord. Certaines se concentrent, en quelques paragraphes, sur des instants de vies infra-ordinaires. D’autres au contraire permettent des développements plus longs. La grande qualité de la traduction de Marie-Odile Fortier-Masek, ensuite, qui restitue le style limpide et multidimensionnel de Swift. Surplombant les personnages et les scènes de vie, un narrateur observe la confrontation entre le réel et l’intériorité des personnages. Souvent, le présent échappe aux protagonistes. Comme le machiniste travaillant dans l’usine MacIntyre, en pleine réflexion sur la mort et les propos de son ami Mick Hammond lorsqu’il se rend compte que celui-ci est décédé : « Mick rajusta une fois de plus ses lunettes. Il semblait très satisfait d’avoir eu le dernier mot, si tel était le cas, ou de constater que, ne comprenant pas, je laissais tout simplement tomber. Ou parce que – nous étions désormais pressés par le temps – il s’en tirait sans fumer. Si tel était le fond du problème, il marquait un petit point là-dessus. Ce n’est pas précisément gravir une montagne, Micky. Je me disais : D’accord, Micky, tu es mon copain, si tu as vraiment décidé de t’arrêter, c’est ton problème, mais la prochaine fois je sors tout seul, et je te laisse ici, mon petit vieux. Et ne va pas te mettre à me faire des sermons avec tes nouveaux binocles, sur la façon dont je devrais arrêter. Fais gaffe de ne pas commencer. C’est alors que j’ai vu, dans ma tête, Mick effondré sur son journal étalé sur la table. Mort et bien mort. »
Le livre témoigne, enfin, de la fine connaissance de la géographie anglaise de l’auteur de La Dernière Tournée (Gallimard, 1997) et de sa capacité à la retranscrire de manière sensorielle. Il restitue les reliefs du paysage urbain et des côtes. Il décrit avec douceur la végétation luxuriante et la nature changeante du climat. Aucune nouvelle ne se déroule d’ailleurs en dehors d’Angleterre. L’extranéité existe sous la forme orale, lorsque le docteur Shah ne peut s’empêcher de parler de l’Inde continentale et coloniale quittée par son père, que la Pologne de la Seconde Guerre mondiale est évoquée avec confusion par Mrs Kaminsky, ou que le narrateur de « Fusilli » évoque son fils mort en Afghanistan. L’étranger est présent enfin dans les digressions mentales sur des personnages célèbres (l’Afrique du Sud de Nelson Mandela, la France de Napoléon) ou fictifs (le désert arpenté par le comédien Peter O’ Toole dans Lawrence d’Arabie).
Plus longue, la dernière nouvelle offre un merveilleux condensé de la démarche de l’auteur. Outre l’action symbolique (un garde-côte vient en aide à un comédien itinérant dont la voiture est bloquée dans un fossé), elle repose sur la distance entre l’action qui se déroule et la pensée du protagoniste. Swift décrit aussi la campagne environnante et laisse le lecteur imaginer le territoire anglais contemporain (Sud-Ouest, Londres, Leeds) et passé (la Jamaïque et, avec elle, l’empire colonial). Finalement, l’asynchronicité entre les réflexions intimes et la scène tragicomique est si prégnante que le garde-côte se demande s’il va parler de cette histoire à son épouse ou si cette rencontre matinale a même existé.
Un avertissement s’impose néanmoins. Ces vingt-cinq histoires ciselées n’expliquent en rien le choix exprimé dans le référendum du Brexit, ni les tensions qui divisent l’Angleterre au sujet de l’Union européenne. Il ne s’agit donc pas d’une étude de l’Angleterre et des Anglais, mais plutôt d’une collection d’histoires individuelles atemporelles, qui donnent à comprendre, de l’Angleterre, qu’elle est le fruit d’une histoire et d’une construction plurielles.