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Notes de lecture

Dans le même numéro

Pierre Vidal-Naquet de François Dosse

Une vie

décembre 2020

Pierre Vidal-Naquet fut un maître d’éthique et d’engagement pour deux, voire trois générations.

La biographie de Pierre Vidal-Naquet par François Dosse permet de cerner les multiples facettes de cet historien majeur de la Grèce ancienne, par ailleurs militant engagé sur de multiples fronts.

Pierre Vidal-Naquet (1930-2006), issu d’une famille intellectuelle et bourgeoise de Juifs assimilés, baignant dans un climat laïc et républicain d’esprit libéral, restera profondément marqué par l’arrestation de ses parents Lucien (engagé dans la Résistance) et Margot par la Gestapo en mai 1944 (Lucien fut torturé), arrestation qui précéda leur « engloutissement » à Auschwitz.

Pierre Vidal-Naquet restera d’abord comme un historien immense. Pour s’en convaincre, il n’est que de lire l’ouvrage de François Hartog, Pauline Schmitt et Alain Schnapp, Pierre Vidal-Naquet. Un historien dans la cité1. Cet ouvrage a été rédigé par des proches dont, outre les historiens cités (les trois directeurs furent parmi ses premiers disciples), Madeleine Rebérioux, Laurent Schwartz, Robert Bonnaud, Marcel Bénabou, Pierre Pachet, Claude Mossé, Charles Malamoud, Jacques Brunschwig, Annette Wieviorka… Cet ouvrage collectif, écrivent les responsables du projet, plus que des Mélanges offerts en hommage, est surtout un livre d’histoire sur Pierre Vidal-Naquet qui en est à la fois le sujet et l’objet, un portrait à plusieurs voix. Il aborde successivement comme thèmes : l’intellectuel dans la cité ; l’historien de l’Antiquité ; les Juifs, la mémoire, le présent.

Au titre d’historien de l’Antiquité grecque, on se souvient notamment de Mythe et tragédie en Grèce ancienne, avec Jean-Pierre Vernant (Maspero, 1972), suivi d’un second volume (La Découverte, 1986) ; du Chasseur noir. Formes de pensée et formes de société dans le monde grec (Maspero, 1981) ; d’Économies et sociétés en Grèce ancienne, avec Michel Austin (Armand Colin, 1972) ; de La Grèce ancienne, avec Jean-Pierre Vernant, I. Du mythe à la raison, II. L’espace et le temps, III. Rites de passage et transgressions (Seuil, 1990-1992).

La contribution de Vidal-Naquet à l’histoire du judaïsme est aussi significative. Parmi ses ouvrages majeurs, plusieurs ont marqué. La trilogie Les Juifs, la mémoire et le présent (tome I, Maspero, 1981 ; tome II, La Découverte, 1991 ; tome III sous le titre principal Réflexions sur le génocide, La Découverte, 1995) tient une place essentielle dans son œuvre. Il faut aussi rappeler « Du bon usage de la trahison », introduction à l’édition de Flavius Josèphe, La Guerre des Juifs (Minuit, 1977). Sans oublier Les Assassins de la mémoire. « Un Eichmann de papier » et autres écrits révisionnistes (La Découverte, 1987) contre le négationnisme.

Pierre Vidal-Naquet (que certains familiers désignaient sous les initiales de son nom « PVN ») fut aussi un intellectuel engagé. F. Dosse rappelle la variété de ses engagements. Cette variété se lit dans les titres de chapitre de la table des matières : « L’affaire Audin » (et le comité pour faire la vérité sur la disparition de ce militant communiste algérois, jeune assistant en mathématiques arrêté en 1957 par l’armée française et disparu – en vérité torturé et assassiné) ; « La torture, une affaire morale » ; « La bataille de l’écrit » (pendant la guerre d’Algérie) ; « Face au négationnisme ». Sont évoqués d’autres combats, notamment contre la guerre américaine au Vietnam dans le cadre du Comité Vietnam national avec parmi d’autres le mathématicien Laurent Schwartz, Jean-Paul Sartre, Claude Bourdet ; le GIP (Groupe d’information sur les prisons) avec notamment Michel Foucault et Jean-Marie Domenach ; le Collectif des Juifs de gauche, critique de la politique de l’État d’Israël envers les Palestiniens tout en soutenant fermement le droit à l’existence de cet État ; le soutien aux dissidents de l’Est ; l’attitude de lucidité face au régime maoïste ; la solidarité envers les militants italiens dissociés du terrorisme…

Ces engagements ont aussi leurs reflets dans les titres de certains de ses ouvrages, notamment parmi les premiers. Qu’on en juge : L’Affaire Audin (Minuit, 1958 et 1989) ; La Raison d’État (Minuit, 1962) ; La Torture dans la République (Minuit, 1972, publié en anglais et en italien en 1963) ; Les Crimes de l’armée française (Maspero, 1975).

On a souvent présenté P. Vidal-Naquet comme un intellectuel « dreyfusard ». F. Dosse indique que cet engagement ne renvoie pas à « quelque nationalisme mal placé, mais à l’identité française conçue comme messagère des droits de l’homme et du citoyen, incarnation des valeurs des Lumières et de la Révolution française porteuse de valeurs universelles ». P. Vidal-Naquet s’inscrit lui-même pleinement dans cette tradition dreyfusarde qui s’oppose à la raison d’État et à la raison militaire pour faire valoir les valeurs républicaines, la justice et la vérité.

Doté d’une mémoire exceptionnelle touchant à l’hypermnésie, servie par l’habitude de prendre des notes, de les enrichir et les corriger, de même que ses archives et écrits antérieurs, il tenait sa mémoire à jour. À la manière des neurones du cerveau (le sien propre), il était potentiellement en connexions multiples avec d’innombrables connaissances (aux deux sens du terme).

Contrairement à nombre d’intellectuels « à la française » qui ont marqué les décennies d’après-guerre, P. Vidal-Naquet ne fut pas un « maître penseur » au sens commun. Son intervention dans la cité fut d’un autre ordre, très efficace à sa manière. Il fut certes un pétitionnaire, un contestataire et un plaideur mais, au-delà de la recherche d’effets rhétoriques, dont il n’abusait pas, il fut surtout un animateur et un organisateur. Il bénéficiait pour cela de convictions fortes, d’une culture encyclopédique et de capacités exceptionnelles d’investigation à partir des faits. Sa méthode d’enquête, orientée vers la recherche de vérité selon un principe de justice et influencée par son expérience d’historien, passait par une analyse des faits et constats, des déclarations, témoignages, assertions et autres documents, et de leurs recoupements. Et, au besoin, par leur déconstruction lorsque leur cohérence laissait apparaître des failles ou des mensonges, soient-ils d’État ou émanant d’autorités de moindre niveau. Bien sûr, il a pu commettre des erreurs de jugement. F. Dosse en rappelle quelques-unes. Mais, chaque fois, il a su le reconnaître publiquement.

P. Vidal-Naquet avait un très fort caractère, malgré une allure fragile et une santé tôt devenue délicate. Il maniait un humour sophistiqué, caustique et très ciblé. Il savait aussi être un polémiste redoutable. On comprend par ailleurs à la lecture de cette biographie qu’il avait acquis un pouvoir considérable dans l’enseignement supérieur. Il l’exerça pour appuyer notamment des nominations à l’université, au CNRS et surtout à l’EHESS.

P. Vidal-Naquet fut un maître d’éthique et d’engagement pour deux, voire trois générations, témoignant d’une conscience politique et morale très aiguë et d’un engagement exigeant, progressiste au sens historique de ce terme. Il fut un lanceur d’alerte et un éveilleur très entreprenant autour de causes qu’il estimait justes. F. Dosse a, de manière pertinente, titré sa conclusion « La perte d’une vigie ». Il était par ailleurs de longue date un lecteur, un compagnon de route et un fidèle collaborateur d’Esprit.

  • 1.François Hartog, Pauline Schmitt et Alain Schnapp (sous la dir. de), Pierre Vidal-Naquet, un historien dans la cité, postface de Jean-Pierre Vernant, Paris, La Découverte, 1998.
La Découverte, 2020
672 p. 25 €

Serge Cordellier

Serge Cordellier est responsable de la rédaction de l'annuaire économique et géopolitique "L'état du monde" (La Découverte). Il a également dirigé, aux mêmes éditions, Le nouvel état du monde. 80 idées-forces pour entrer dans le XXI ème siècle (1999) et Nations et nationalismes (1995).

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