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Notes de lecture

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Jamais frères ?. Ukraine et Russie : une tragédie postsoviétique d'Anna Colin Lebedev

mars 2023

Anna Colin Lebedev explique que les pays ont commencé à prendre des chemins différents suite à l’adoption, après la dissolution de l’URSS, de modèles politiques opposés.

Spécialiste du monde postsoviétique, Anna Colin Lebedev livre un éclairage déterminant sur la relation actuelle entre l’Ukraine et la Russie. Cette dernière repose sur une histoire commune, mais elle est également marquée par la domination et l’oppression exercées par le pouvoir tsariste, puis soviétique, sur ce qui a pu être appelé autrefois la « petite Russie ».

L’objet principal du livre est d’opposer un démenti ferme à l’assertion de Vladimir Poutine, selon laquelle les Russes et les Ukrainiens seraient des peuples frères, partageraient une même origine et participeraient de la même communauté de destin. La réalité serait davantage celle d’un gouffre qui tend à se creuser entre les deux peuples, surtout à partir de l’annexion de la Crimée en 2014, et particulièrement depuis l’invasion du 24 février 2022.

Les Ukrainiens partageaient jusqu’à récemment des liens étroits avec leurs voisins russes. La plupart des Ukrainiens sont bilingues, ce qui n’est pas sans lien avec une fréquente mixité familiale héritée de la période soviétique. De plus, les deux pays se sont longtemps retrouvés dans la mémoire partagée de la Grande Guerre patriotique de 1941-1945, et dans des pratiques identiques de commémoration. Cependant, l’histoire de l’Ukraine est aussi celle d’une lutte pour l’indépendance et l’affirmation de son identité culturelle, et de la confrontation avec la violence répressive du pouvoir central russe. Exception faite des premières années de l’URSS, qui virent la mise en place d’une politique des nationalités progressiste, l’Ukraine fit en effet l’objet d’une dynamique de dépossession culturelle, autant à l’époque impériale qu’à l’époque soviétique. Cette dernière passa par la répression des langues nationales au profit du russe, dont la vocation était, aux yeux du pouvoir, de servir de lingua franca à l’ensemble des populations incluses dans un empire fondamentalement multiethnique.

Par ailleurs, la compréhension des relations complexes et ambivalentes entre la Russie et l’Ukraine ne peut faire l’impasse sur deux importants objets de crispation mémorielle que sont, d’une part, la grande famine du Holodomor, organisée par le pouvoir stalinien entre 1932 et 1933, et, d’autre part, la collaboration d’une partie des nationalistes ukrainiens avec le régime nazi pendant la guerre. Coexistent alors le souvenir d’un génocide, dont les exactions contemporaines et les discours de diverses personnalités politiques russes réactivent la mémoire, et la forte ambiguïté, aux yeux des Russes, de la mobilisation, lors des contestations de la place Maïdan, de la figure de Stepan Bandera par des groupes nationalistes ukrainiens. Il en résulte une friction mémorielle se prêtant aisément à des récupérations du côté de la propagande russe et à un durcissement de l’opinion publique ukrainienne à l’égard de son voisin, désormais majoritairement perçu, selon l’autrice, comme un Autre et un adversaire radical.

Anna Colin Lebedev explique que les pays ont commencé à prendre des chemins différents suite à l’adoption, après la dissolution de l’URSS, de modèles politiques opposés. Alors que la Russie, après la relative libéralisation politique de la décennie 1990, a subi un basculement autoritaire à partir des années Poutine, l’Ukraine a adopté une démocratie parlementaire, certes marquée par la corruption, mais nourrie et vivifiée par le dynamisme de la société civile et la vigilance de citoyens prompts à demander des comptes au pouvoir. C’est ce que les événements de Maïdan ont démontré de façon éclatante entre novembre 2013 et février 2014. La première rupture fut causée par l’annexion de la Crimée en 2014, notamment en raison du choc éprouvé par les Ukrainiens devant la popularité considérable de l’opération au sein de la population russe. Elle se répétera avec les opérations dans le Donbass, puis surtout avec l’invasion russe de l’Ukraine.

En conclusion, selon l’autrice, il est évident pour les Ukrainiens que les Russes ne peuvent plus, désormais, prétendre à ce statut de « peuple frère », en raison des crimes de guerre et des frappes contre les civils, mais aussi du soutien dont « l’opération militaire spéciale » a bénéficié auprès des citoyens russes. Tant que la Russie ne connaîtra pas un mouvement radical de contestation du pouvoir, et ne sera pas capable de reprendre et d’approfondir la réflexion critique sur les crimes du régime soviétique entreprise dans les années 1990, le rétablissement d’un dialogue culturel entre les deux peuples ne sera pas possible.

Seuil, 2022
228 p. 19 €

Benjamin Tuil

Ancien stagiaire à la rédaction d'Esprit.

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