
La Ville gagne toujours, d'Omar Robet Hamilton
Trad. de l'anglais par Sarah Gurcel
Les événements révolutionnaires d’octobre-novembre 2011 qui secouèrent l’Égypte et chassèrent du pouvoir Moubarak, vite remplacé par Morsi, sont ici décrits et appréciés par plusieurs jeunes manifestants. Khalil, Mariam, Hafez n’économisent pas leurs efforts pour aller aux manifestations, informer les médias internationaux des agissements du pouvoir (ils animent sur Internet le collectif Chaos) et de sa police, harceler les commissariats pour savoir où se trouvent les personnes arrêtées et leur porter secours. Chronique de la révolution, l’ouvrage est construit en trois « temps » (« Demain », « Aujourd’hui » et « Hier ») qui donnent de l’épaisseur au vécu de la mobilisation, ordinairement saisi dans la précipitation. L’écriture, vive, accélérée parfois, hachée comme une série de tweets, relève du rythme musical : « Le Caire, c’est du jazz. Pas du jazz d’ascenseur, pas du jazz standardisé de hall d’hôtel qui œuvre à blanchir l’histoire, mais celui qui bouillonne à La Nouvelle-Orléans et grince à Chicago : le jazz qui forge sa beauté dans la destruction du passé, le jazz d’un futur inconnu, le jazz qui promet l’émancipation du sale vieux temps. » Khalil, preneur de son, musicien, égyptien né aux États-Unis, possède une culture musicale qui emprunte à tous les genres. Pourtant, face à la partition que joue violemment la police (coups de matraque, tir à balles réelles, débauche de grenades lacrymogènes, kidnappings, assassinats…), il perd ses références. Les jeunes « apprentis révolutionnaires » (Mariam se présente comme une « activiste ») découvrent la versatilité du « peuple », un jour massé place Tahrir et le lendemain votant pour la force. N’est-ce pas ainsi que toutes les révolutions finissent ? Leur conviction et leur détermination contrecarrent le découragement… Pourtant, le combat est inégal et les risques énormes : « Des centaines de policiers chargent. Tout le monde court. Il est lent à réagir, le dernier. Quand enfin il bouge, le camion est déjà sur lui, avec ses phares aveuglants. Des tirs. Il court, trébuche. Un arc lumineux le transperce. Une sirène hurle. Une lumière blanche l’envahit, une balafre de feu lui déchire le dos. » Plus d’un proche disparaîtra sans laisser de trace dans les hôpitaux. La mère de Mariam, médecin, se dévoue entièrement à la cause au péril de sa vie, tandis que les membres du collectif Chaos publient des témoignages sur la violence policière, des photographies sur les tortures, des preuves de la compromission du pouvoir avec les Frères musulmans, etc. La presse internationale veut du « sensationnel » et ne couvre pas toutes les exactions du nouveau régime. Il est vrai qu’elle doit faire écho au « printemps arabe » qui secoue aussi la Tunisie, le Yémen, etc. Les héros ne sont pas amers, mais fatigués. Ce qu’ils vivent intensément ne les sort pas d’une certaine marginalité. Certes, ils rencontrent des gens « exceptionnels » (souvent des parents de jeunes qui ont disparu), mais l’échec de l’insurrection est patent. La victoire des forces de l’ordre et la dissolution du collectif Chaos inspirent à l’auteur cette réflexion : « Leur triomphe, c’est la défaite de l’imagination. »