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Crédits photo : Canva
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Flux d'actualités

Pour l’école dehors

Les classes dehors, qui ont déjà une longue histoire, constituent de véritables terrains d’aventures, initient les enfants aux questions environnementales et ne craignent pas la comparaison avec les jeux vidéo !

On a longtemps conçu l’école comme un bâtiment protégé des turbulences sociales et familiales, à l’abri des violences des « grands », un lieu propice à l’étude. L’enseignant, seul maître à bord, transforme sa classe en une île, loin des bruits de la ville.

L’emploi du temps règle le déroulement de la journée et de la semaine, sans laisser de place à l’improvisation, à la surprise, aux désirs des petits. Les vacances découpent l’année avec une rare régularité, selon les trois zones de l’Hexagone ; même si la société est dorénavant urbaine, les grandes vacances courent de la moisson aux vendanges…

Voici deux tristes histoires qui, bien sûr, vont à l’encontre de ce qui se déroule dans la grande majorité des écoles, heureusement ! Le jour de la rentrée, une maîtresse accueille ses élèves en disant avec sérieux : « Fini de jouer ! Vous êtes des grands, maintenant. » Alors même que les écoliers espéraient découvrir de nouveaux jeux avec de nouveaux camarades…

Une autre maîtresse contraint les enfants à déposer, dans une corbeille placée à côté de son bureau, leur tutute, nounours et autres objets mâchouillés, ces « objets transitionnels » qui établissent sans heurts la jonction entre la mère restée à la maison et l’école : « Vous n’êtes plus des bébés », affirme-t-elle. Généralement, les parents accompagnent leurs enfants qui viennent pour la première fois en classe et restent une partie de la matinée, afin que la transition entre la famille et l’école se passe bien.

Les enfants ont pris alors le chemin de l’école, qu’ils feront matin et soir, durant de nombreux jours, quelle que soit la météo. Sur le trajet, rares sont les arbres, de même pour la cour de récréation rectangulaire et asphaltée qui se trouve vite accaparée par les garçons qui jouent au foot. Les filles et les plus petits se contentent des bordures où poussent timidement des adventices ; elles peuvent tout juste jouer à l’élastique ou s’asseoir pour papoter. Il n’y a guère de végétation et les promenades sont si compliquées à organiser que l’on reste à l’école pour découvrir la nature.

Place aux fleurs

Il y a des écoles qui accordent une meilleure place aux plantes, aux arbres, aux fleurs et, parfois possède un jardin potager, un bassin et un poulailler. L’observation de la faune et de la flore, avec de leur saisonnalité respective, fait partie du quotidien des écoliers ; le jardinage est une activité prisée. Retourner la terre, semer ou planter, désherber, arroser, suivre l’évolution de la graine au légume : tout cela rythme la vie scolaire tout autant que l’apprentissage du calcul, de la géographie ou de la gymnastique.

Avec la Covid-19, les gestes barrières et le port du masque, des enseignants désolés de voir leurs élèves ainsi confinés, décident d’aller dehors et d’y faire classe. Les enfants sont ravis, les parents aussi ; après quelques réticences, la hiérarchie ne s’oppose pas à cette initiative qui, en temps normal, aurait été soumise à d’innombrables obstacles administratifs. Les enseignants découvrent alors des sites internet qui donnent des conseils.

Cette « classe dehors » qu’ils croyaient inventer a déjà une longue histoire aux États-Unis. C’est en 1927 qu’une Forest School est fondée à Laona dans le Wisconsin et que Wakelin McNeel (1884-1958), dans son émission de radio destinée aux enfants et à leur découverte de la nature, de 1933 à 1954, les invite à vivre dehors ; au Danemark où, en 1952, à l’initiative d’Ella Flatau une école itinérante dans la forêt ouvre pour les enfants de 2 à 6 ans ; en Suède, avec Gösta Frohm, qui créé une Skogsmulle en 1957 ; en Allemagne, aux Pays-Bas, en Grande-Bretagne (où l’on dénombre plus de sept cents écoles en forêt), mais aussi en Italie, en Espagne, en Nouvelle-Zélande, au Canada, en Australie, en Corée du Sud (dont 40 % des « jardins d’enfants » sont en plein air), en Suisse (avec Sarah Wauquiez, qui publie Les enfants des bois en 2008 et L’école à ciel ouvert en 2019)… L’enseignant en rejoint d’autres afin de partager leurs pratiques, faire part de leurs difficultés, comparer leurs vécus, poser les questions auxquelles ils esquissent des réponses.

C’est ainsi que naît la « Coalition des classes dehors » avec le soutien de la « Fabrique des communs pédagogiques », anciennement « Faire école ensemble ». Moïna Fauchier-Delavigne, journaliste spécialiste « enfance et école », autrice avec Matthieu Chéreau de L’enfant dans la nature. Pour une révolution verte de l’éducation (Fayard, 2019) et, avec Crystèle Ferjou, de Emmenez les enfants dehors ! (Robert Laffont, 2020), et Benjamin Gentils animent cette Fabrique des communs pédagogiques qui cherche à rassembler les associations et les individus qui œuvrent pour une autre pédagogie en temps de crise sanitaire, comme les Centres d’entraînement aux méthodes actives (Ceméa) lancés en 1937 par Gisèle de Failly, les Groupement régionaux d’animation et d’information sur la nature et l’environnement (Graines), les Centres permanents d’initiatives pour l’environnement (CPIE), les associations de culture populaire, de protection de l’environnement (France Nature Environnement), d’ornithologie, etc.

La classe dehors initie les enfants, via le jeu, aux questions environnementales, à la frilufstsliv (« vie au grand air »), comme on dit en Suède. La Fabrique des communs pédagogiques s’évertue à réunir les accompagnateurs et autres professeurs des écoles pour qu’ils partagent leurs manières de faire, à cartographier les classes dehors afin de les mettre en relations et de faciliter ainsi la formation des enseignants, à mutualiser les actions de cette pédagogie par la nature qui peut s’effectuer partout. Bien sûr, dans les zones tropicales, cela est moins commode que dans des zones au climat tempéré, sachant qu’« il n’y a pas de mauvais temps, mais de mauvais vêtements ». La classe dehors trouve toujours dans la grande ville un parc, un bord de fleuve, un stade, à métamorphoser en lieu ad hoc pour recueillir des glands, des écorces, des fleurs, des cailloux, qui deviennent prétextes à les nommer, les classer, les combiner, les dessiner, les distribuer. Le dehors est l’écho du dedans. Plus j’explore le dehors, plus je pénètre en moi et saisis ce qui me constitue, m’ébranle, m’ouvre au monde, à ce qui m’apprend à grandir en moi, à entremêler temps et territoire, sans prothèse technologique, uniquement par le contact corporel, charnel, sensoriel, entre dehors et dedans.

Une école dans la forêt, en Grande-Bretagne, a été mal notée car elle n’utilisait pas assez les tablettes et autres technologies communicationnelles : honte aux évaluateurs, prisonniers des systèmes techniques ! Parler, rire, se déguiser, jouer, inventer des situations, prendre le temps d’observer, rêver, dessiner, chanter, faire une ronde, tout cela paraît infantile aux technophiles docteurs cognitivistes. Disons-le clairement : ils ont tort. Un terrain d’aventures ne craint pas la comparaison avec un jeu vidéo. Rien n’est comparable avec l’autre qui bouscule nos références, secoue le cocotier de nos habitudes, enveloppe de ses mystères notre réveil, décale nos points d’appui et, salutairement, nous incite à nous confronter à ce qui nous paraît étrange, alors même que c’est cette étrangeté qui assure nos différences. Pas de soi sans un autre ! C’est cela que Pestalozzi, Fröbel, Montessori, Geddes, Freinet et bien d’autres ont compris.

Terrain d’aventures

Au début du xixe siècle, le docteur Bernhard Christoph Faust, en Allemagne, promeut une « place de jeux pour les enfants » (Kinderspielplatz) que des migrants exportent aux États-Unis, sous le nom de playground et qui se multiplieront au rythme de la création de ville jalonnant l’extension du réseau ferroviaire. En 1931, le paysagiste danois Carl Theodor Sørensen se rend compte que les enfants sont heureux de jouer dans un terrain vague, à Copenhague, encombré de gravats, de tas de bois, d’objets cassés. Il le transforme en terrain d’aventures que le premier playleader, John Bertelsen, en 1943, appellera « junkologie » (de junk, « déchet »). Une paysagiste anglaise, Lady Allen of Hurtwood s’en inspire et le transpose à Londres en 1946, là où les bombardements ont éclatés un quartier, à Morden. Les enfants jouent avec ce qu’ils y trouvent : des carcasses de vieilles voitures, des cartons, des tas de bois… Les observant, elle élabore le Children Act, en 1948, qu’on retrouvera dans la Déclaration universelle des droits des enfants de 1959.

Les « terrains d’aventures » s’ouvrent dans de nombreuses villes de la vieille Europe, mais ils sont vite victimes de la spéculation immobilière et laissent la place à des immeubles, qui bétonnent un peu plus la ville et réduisent d’autant la place de la nature. Edmond Blanguernon (1876-1928) active les « classes-promenades » au début du xxe siècle. En juin 1920, dans la Revue pédagogique (t. 76, n° 6), il note : « Le milieu, la nature et la vie, autour de l’école, ne sont-elles pas le musée scolaire inépuisable, que chaque saison renouvelle, qui ne montre pas les choses comme des échantillons morts, déracinés, hors nature, mais les présente dans leur réalité totale, sur leur habitat, sous leur ciel ? »

Mabel Barker (1885-1961), ancienne doctorante de Patrick Geddes, est convaincue que « l’éducation basée sur l’influence du lieu dans lequel se développe la vie, s’impose fatalement à tous les organismes ». Aussi va-t-elle encourager ses élèves à enquêter sur leur milieu de vie. « Je n’ai pas fait d’efforts pour fixer leur attention, précise-t-elle, mais je les ai laissés la plupart du temps suivre leurs penchants, voulant qu’ils soient libres comme de vrais explorateurs de leur région, et leur enthousiasme n’a jamais faibli. » Madeleine Paquot, à la fin des années 1930, en Belgique, inspirée par Ovide Decroly, laisse ses élèves enquêter dans la ville, afin d’en analyser les mécanismes et d’en révéler les secrets. Elle fait classe dehors sans le revendiquer. Au même moment, en France, Célestin Freinet transforme chaque écolier en reporter allant enquêter sur un métier, un lieu, un événement et dont le récit sera publié et imprimé dans le journal de la classe, envoyé à d’autres classes en une correspondance active et réactive. En 1950, le docteur Max Fourestier (1907-1986) instaure le mi-temps pédagogique et sportif à l’école Gambetta de Vanves. Trois ans plus tard, il met sur ski la première « classe de neige », pour permettre à des jeunes filles de quitter leur domicile contraint et de s’épanouir dans le paysage enneigé de la montagne. Les exemples, souvent isolés et reposant sur les épaules d’une seule personne, de classe dehors, se multiplient1. Ce sont les ancêtres de celles qui s’affirment dorénavant.

Une histoire d’amour

Les « classes dehors » désinstitutionnalisent l’école, ce qui est une bonne chose. Les enfants se détendent, font de l’exercice, apprennent en jouant, se sensibilisent aux questions environnementales, exercent leurs sens, se nourrissent de la nature, se confrontent au vivant. Les enseignants constatent une meilleure ambiance, une plus grande harmonie entre les élèves, les rivalités s’apaisent. Bien sûr, il ne faut pas idéaliser les bienfaits de la classe dehors, mais les reconnaître et les cultiver pour rendre tous les territoires plus habitables.

En effet, la classe dehors n’est pas une fin en soi, elle n’a de sens qu’articuler avec l’embellissement de tous les lieux de nos existences. La rue, la place, le parc, la ville, le village, les à-côtés de nos parcours, de nos itinéraires réels et rêvés, tout cela possède une valeur qui n’a pas de prix. Le groupe Ludic, il y a un demi-siècle, suggérait l’établissement d’une « rue du mercredi » : des sculpteurs disposaient, dans les « espaces verts » des grands ensembles, des « installations » aussitôt appropriées par les enfants ; des passerelles enjambaient les axes routiers, des chemins forestiers contournaient les obstacles, la vitesse des automobiles étaient limitée à 20 km/h ; chaque rue, chaque quartier avait son ambiance, qui changeait selon les heures ; la psycho-géographie révélait à chacune et chacun ses humeurs ; la fonctionnalité des lieux disparaissait derrière leur inutilité ludique ; la diversité des usages et l’hétérogénéité des architectures se combinaient pour ménager au mieux le moindre mètre carré qui attendait, avec gourmandise, qu’on vienne l’enchanter.

Oui, chaque territoire, même le plus déshérité, possède sa magie, à condition qu’on le prenne en considération, de même que tout enfant attend, pour s’éveiller au monde et à lui-même, cette confiance qu’on lui refuse trop souvent. N’est-ce pas Christiane Rochefort, autrice du roman Les petits enfants du siècle (1961) et d’un essai, Les enfants d’abord (1976), qui remarquait que « toute connaissance est une histoire d’amour » ? Que faut-il ajouter ? Que les premières Rencontres internationales de la Classe dehors se tiendront à Poitiers du 31 mai au 4 juin 2023. Venez nombreuses et nombreux !

 

  • 1. Voir Thierry Paquot, Pays de l’enfance, Vincennes, Terre urbaine, 2022.

Thierry Paquot

Philosophe, professeur à l'Institut d'urbanisme de Paris, il est spécialiste des questions urbaines et architecturales, et participe activement au débat sur la ville et ses transformations actuelles. Thierry Paquot a beaucoup contribué à diffuser l'oeuvre d'Ivan Illich en France (voir sa préface à Ivan Illich, La Découverte, 2012), et poursuit ses explorations philosophiques du lien entre nature,…