
Le printemps toujours silencieux
Dans l’histoire de la pensée écologique, l’année 1962 est une date importante. Dans Printemps silencieux de Rachel Carson et Notre environnement synthétique de Murray Bookchin, s’exprime la critique de l’industrie chimique, alliée à une agriculture productiviste qui refuse de voir en quoi son action est destructrice, aussi bien de la nature que de la santé des humains.
Il y a soixante ans, en 1962, paraissait une enquête explosive sur les méfaits des insecticides, Silent Spring de Rachel Carson1. Pour le centenaire de sa naissance, le sénateur démocrate du Maryland veut faire adopter une résolution classant son œuvre « héritage scientifique doublé d’une sensibilité poétique », mais bute sur l’opposition du sénateur républicain de l’Oklahoma, qui se félicite que l’on se soit « enfin débarrassé de la science de pacotille et de la stigmatisation du DDT, l’insecticide le plus économique et le plus efficace de la planète ». Qui est donc cette femme, encensée par les uns et vilipendée par d’autres ?
Une biologiste du monde marin
Rachel Carson naît à Springdale (Utah), en 1907, dans une petite ferme où elle observe la faune et la flore, lit et écrit. Elle publie sa première nouvelle à l’âge de dix ans dans le Saint Nicholas Magazine. Elle étudie la littérature anglaise, puis la biologie, avant une formation d’été au Marine Biological Laboratory qui l’oriente vers la zoologie et la génétique. Elle rédige un mémoire sur le développement embryonnaire du pronéphros (l’organe excréteur) chez les poissons. Grâce à l’appui de Mary Scott Skinker, son enseignante en biologie, elle obtient un poste au U.S. Bureau of Fisheries, où elle rédige les textes d’une série d’émissions radiophoniques sur la vie aquatique, Romance Under the Waters, qui connaît un succès populaire. Elle passe alors le concours de la fonction publique et devient la deuxième femme assistante-biologiste marin au Bureau of Fisheries, en 1936. Ses articles sont appréciés du public et repérés par l’éditeur Simon & Schuster, qui lui commande Under the Sea Wind, publié en 19412. En 1951, The Sea Around Us se vend si bien qu’elle décide de se consacrer entièrement à l’écriture3. En 1953, elle rencontre Dorothy Freeman, qui deviendra sa grande amie4. En 1955, elle termine The Edge of the Sea5 et s’intéresse aux fourmis de feu (solenopsis invectiva), originaires d’Amérique du Sud : arrivées dans les années 1930 aux États-Unis dans la cargaison d’un navire, elles ravagent certaines cultures. Les agriculteurs utilisent des hydrocarbures chlorés et des composés organo-phosphores pour s’en débarrasser…
Contre les pesticides
L’épandage aérien du dichlorodiphényltrichloroéthane (DDT) pour éradiquer les fourmis de feu est contesté par des habitants de Long Island, mais aussi par diverses sections locales de la Société nationale Audubon, principale association américaine d’ornithologie. Au printemps 1959, Rachel Carson signe une lettre dans le Washington Post dénonçant l’usage de pesticides qui provoquent la mort d’innombrables oiseaux. La même année, on découvre dans la canneberge (Grande Airelle rouge d’Amérique du Nord ou cranberry) la présence d’herbicides aminotriazoles, à l’origine des cancers sur les rats de laboratoire, ce qui entraîne l’arrêt de la vente des fruits – et non du produit chimique !
Pour son enquête, Rachel Carson rencontre de nombreux médecins et biologistes, dont le spécialiste des cancers professionnels et environnementaux Wilhelm Hueper. En janvier 1960, elle souffre d’un ulcère duodénal ; les médecins découvrent des kystes dans son sein gauche, ce qui l’oblige à une mastectomie, mais le cancer génère des métastases exigeant un traitement lourd, qui retarde la rédaction de son livre. En 1964, après avoir souffert d’un virus respiratoire, elle décède d’une crise cardiaque, à 56 ans.
Son livre paraît en 1962. Robert White-Stevens, chimiste à la société American Cyanamid, le critique : « Si l’homme devait suivre les enseignements de Miss Carson, nous retournerions au Moyen-Âge, et les insectes, les maladies et la vermine hériteraient une nouvelle fois de la terre. ». Quant à Erza Taft Benson, ancien secrétaire d’État à l’Agriculture, il s’étonne qu’elle soit encore célibataire, alors qu’elle est « attirante », ce qui impliquerait, selon un curieux raisonnement, qu’elle est « communiste » !
Le premier chapitre de l’ouvrage, « Fable pour nos fils », décrit un paysage bucolique que la mort va mystérieusement figer et envelopper dans le silence. Dans les chapitres suivants, Rachel Carson explique comment les hommes soumettent la nature avec leur pouvoir technico-chimique, en intervenant aussi génétiquement sur le vivant. Elle s’inquiète de la persistance des nuisances de certains insecticides et herbicides longtemps après leur premier usage : des produits chimiques de synthèse pénètrent les tissus de plantes et des animaux jusqu’à en modifier les caractéristiques génétiques. À cette époque, environ cinq cents nouvelles substances sont commercialisées chaque année aux États-Unis. Rachel Carson réclame le « droit de savoir » : « Nous avons laissé employer ces produits chimiques sans beaucoup rechercher leurs effets sur le sol, sur l’eau, sur les animaux et plantes sauvages, sur l’homme lui-même. Les générations à venir nous reprocheront probablement de ne pas nous être souciés davantage du sort futur du monde naturel, duquel dépend toute vie. »
Le DDT, mis au point en 1874, a été massivement utilisé pour éliminer les insectes porteurs du paludisme, du typhus et de la peste bubonique au cours des premières années de la Grande guerre. Par la suite, il est employé comme pesticide dans l’agriculture. « L’une des caractéristiques les plus fâcheuses du DDT et des produits similaires est leur façon de passer d’un organisme dans un autre, explique Rachel Carson, en suivant la chaîne alimentaire. En voici un exemple : un champ de luzerne est traité au DDT ; cette luzerne est donnée en pâtée à des poules ; les œufs pondus par ces poules contiennent du DDT. » L’analyse est indiscutable, la conclusion effrayante : un humain sur quatre développera un cancer. Que faire ? « Le tir de barrage chimique, arme aussi primitive que le gourdin de l’homme des cavernes, s’abat sur la trame de la vie, sur ce tissu si fragile et si délicat en un sens, mais aussi d’une élasticité et d’une résistance si admirables, capable de renvoyer la balle de la manière la plus inattendue. Ces extraordinaires possibilités de la substance vivante sont ignorées par les artisans de l’offensive chimique, qui abordent leur travail sans aucune largeur de vues, sans le respect dû aux forces puissantes avec lesquelles ils prétendent jouer. »
Rachel Carson ne réclame pas l’interdiction du DDT, mais son usage raisonné. Il sera progressivement retiré de la vente au cours des années 1970 et 1980, d’abord aux États-Unis (à la suite d’une Commission d’enquête impulsée par le président Kennedy après avoir lu l’ouvrage), puis dans la plupart des pays industriels. Mais des produits équivalents, comme le glyphosate, arrivent sur le marché et sèment, à leur tour, la mort.
Notre environnement synthétique
En 1962 paraît aussi Our Synthetic Environment de Lewis Herber, alias Murray Bookchin6. L’ouvrage, qui a occupé l’auteur durant dix ans, est remarquablement documenté. Avec une imparable logique démonstrative, il exprime les interrelations entre la vie des êtres humains et les modifications qu’ils infligent à leur environnement.
Le dossier de Murray Bookchin s’avère plus technique mais aussi plus précis que l’essai de Rachel Carson, qui se veut plus neutre politiquement et plus littéraire. Son objectif est de comprendre comment des maladies environnementales se multiplient suite à l’usage inconsidéré de nouveaux produits chimiques. « Lorsque l’information est incomplète, les changements devraient rester proches du processus naturel qui a pour lui la preuve indiscutable d’avoir garanti la vie sur une très longue période. » Bookchin examine la détérioration du sol, lorsqu’on remplace le fumier, les farines d’os et les résidus de plantes par le NPK, apports à haute dose d’azote, de phosphore et de potassium, qui entraînent des carences nutritionnelles chez certaines arbres fruitiers et plantes comestibles, mais également chez les animaux nourris avec ces récoltes. La logique productiviste vise à doper le sol sans aucun respect pour ses lois organiques.
Bookchin préconise un système d’affichage concernant le contenu nutritif et la nocivité des additifs des produits mis en vente. Il donne de nombreux exemples de produits chimiques qui provoquent des maladies, avant de conclure sa riche étude en expliquant que si la chimie a produit des « agents thérapeutiques très performants tels que les antibiotiques et les hormones », « ni la science ni la technique ne peuvent constituer un substitut à une relation équilibrée entre l’homme et la nature ».
Rachel Carson et Murray Bookchin sont donc sur la même longueur d’onde, même si Bookchin est aussi anarchiste et anticapitaliste. Dans l’histoire de la pensée écologique, l’année 1962 est une date importante : s’y exprime la critique de l’industrie chimique, alliée à une agriculture productiviste qui refuse de voir en quoi son action est destructrice, aussi bien de la nature avec ses cycles organiques que de la santé des humains et en premier de celle des agriculteurs. Carson et Bookchin sont tous deux persuadés que la santé de la Terre est constitutive de celle des humains. Rachel Carson n’a pas eu le temps de proposer des alternatives au productivisme, ce que Murray Bookchin entreprend avec ses réflexions sur le municipalisme libertaire7. À nous, dorénavant, d’explorer les chemins qu’ils ont ouverts.
- 1. Rachel Carson, Printemps silencieux [1962], trad. par Jean-François Gravrand révisée par Baptiste Lanaspeze, introduction d’Al Gore, Marseille, Wildproject, 2009. Voir aussi R. Carson, Le sens de la merveille, trad. et postface par Bertrand Fillaudeau, Paris, José Corti, 2021.
- 2. R. Carson, La Vie de l'Océan [1941], trad. par Pierre de Lanu, Paris, Le Livre contemporain, 1952.
- 3. R. Carson, La Mer autour de nous [1951], trad. par Collin Delavaud, préface de Daniel Pauly, postface de Christian Sardet et Éric Karsenty, Marseille, Wildproject, 2012.
- 4. Voir Martha Freeman (sous la dir. de), Always, Rachel: The Letters of Rachel Carson and Dorothy Freeman, 1952-1964: An Intimate Portrait of a Remarkable Friendship, introduction de Paul Brooks, Boston, Beacon Press, 1995.
- 5. R. Carson, Là où finit la mer. Le rivage et ses merveilles [1955], trad. par Anne de Cambiasy, Paris, Le Livre contemporain, 1957.
- 6. Murray Bookchin, Notre environnement synthétique. La naissance de l’écologie politique [1962], trad. par Denis Bayon, Lyon, Atelier de création libertaire, 2017.
- 7. Voir M. Bookchin, La Révolution à venir. Les Assemblées populaires et la promesse de la démocratie directe, trad. par Benoît Gaillard et Lougar Raynmarth, préface d’Ursula Le Guin, introduction de Debbie Bookchin et Blair Taylor, Marseille, Agone, 2020.