
Oser, résister, de Jean Malaurie
Fondateur de l’inestimable collection « Terre humaine » lancée en 1955 chez Plon avec Les Derniers Rois de Thulé qu’il écrit et Tristes Tropiques de son ami Claude Lévi-Strauss, l’anthropologue Jean Malaurie, né en 1922, rassemble ici douze textes récents, et parfois inédits, qui présentent, précisent, enrichissent son œuvre. Ce réfractaire au Sto organisé par les nazis avec la complicité du régime de Vichy, résistant au Vercors, étudie la géographie et commence sa carrière avec une enquête ethnographique en Afrique (Hoggar, Touareg. Derniers seigneurs, Nathan, 1954) avant de se rendre dans le grand Nord, pour y mener une autre résistance, aux côtés des Inuits. C’est en juillet 1950 qu’il s’installe dans un village de trente igloos à Thulé et sympathise avec le chaman Uutaaq, qui va l’initier. Il effectuera trente et une expéditions polaires dans des conditions souvent précaires, afin de « vivre une ethnohistoire en immersion ». Très rapidement, il apprend qu’il doit adopter les manières de vivre de ses amis pour survivre : se vêtir comme eux (peaux de chien, de phoque ou de renne), se nourrir comme eux (chair et graisse blanc-jaune de la viande de phoque), s’abriter comme eux. Les précédents voyageurs ayant débarqué dans ces contrées depuis plusieurs siècles, y compris les Vikings, sûrs de leur supériorité occidentale, sont morts de froid ou de maladie (le scorbut). Quant à l’orientation, condition essentielle pour ne pas se perdre dans l’étendue indifférenciée de l’Arctique, il faut connaître les vents et apprécier les distances à parcourir en traîneau ou en canots faits de peaux de morse. Avec passion, Jean Malaurie décrit les découvertes de ses prédécesseurs, explorateurs de l’extrême nord comme de l’extrême sud (Jean Sauvage, Paul Gaimard, Constantine John Phipps, Hans Egede, Esteban Lucas Bridge, Charles Darwin, etc.), dénonce l’ethnocide envers ces populations si vulnérables, s’inquiète du réchauffement climatique qui détruit leurs écosystèmes et menace le devenir de la Terre et milite pour diverses actions en leur faveur (comme l’Académie polaire d’État à Saint-Pétersbourg, dont il est le président d’honneur). Partisan de l’interdisciplinarité (il se souvient, non sans colère, de la hiérarchie entre les disciplines au sein des missions Paul-Émile Victor où le lépidoptériste se trouvait marginalisé…), il regrette le tournant « académique » pris par l’Ehess vis-à-vis des principes fondateurs de Lucien Febvre (où il a été coopté « directeur » en 1958, sans encore avoir soutenu sa thèse) et rappelle qu’en tant que « géocryologue spécialiste des éboulis ordoviciens » (on le désigne comme « l’homme qui parle avec les pierres »), il ne peut imaginer un quelconque repli disciplinaire alors même qu’il convient de fonder une écologie humaine… « La pensée des peuples dits primitifs, constate-t-il, a une profondeur que nous commençons tout juste à découvrir. Dans la nature transparaissent une quête spirituelle et une pensée de l’au-delà difficile à saisir dans sa subtilité. La pierre, la banquise, l’arbre, l’animal murmurent une langue universelle. » Oui, oser et résister !