
Le Trauma colonial. Une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l'oppression coloniale en Algérie, de Karima Lazali
« L’Afrique n’a pas d’histoire ; une sorte de légende vaste et obscure l’enveloppe. […] Refaire une Afrique nouvelle, rendre la vieille Afrique maniable à la civilisation, tel est le problème. L’Europe le résoudra. Allez, Peuples ! Emparez-vous de cette terre. Prenez-la. À qui ? À personne. Prenez cette terre à Dieu. […] Non pour la bataille, mais pour l’industrie ; non pour la conquête, mais pour la fraternité. » En plein siècle des droits de l’homme, après avoir défendu le « bas peuple » et s’être exprimé contre la peine de mort, Victor Hugo prononce ce « Discours sur l’Afrique » le 18 mai 1879, lors d’une commémoration de l’abolition de l’esclavage. Que le poète n’ait pas pu imaginer les ravages de la colonisation ne doit pas masquer le fait que les valeurs républicaines de la France ont constamment coexisté avec des principes contradictoires concernant la question coloniale. De tels propos ne sont pas l’apanage d’une certaine ligne politique ni le seul produit de l’arrogance, ils émergent de terrains ouvertement humanistes et égalitaires. Ainsi, en 1925, Léon Blum affirme dans un discours pourtant anticolonialiste : « Nous admettons qu’il peut y avoir non seulement un droit, mais un devoir de ce qu’on appelle les races supérieures, revendiquant quelquefois pour elles un privilège quelque peu indu, d’attirer à elles les races qui ne sont pas parvenues au même degré de culture et de civilisation[1]… »
Si de telles contradictions se prêtent facilement à la critique, elles donnent aussi matière à réflexion. Avec distance et hauteur de vue, Karima Lazali emprunte cette voie, en évitant l’idéologisation et le jugement passionné. Plus précisément, Le Trauma colonial aborde le « clivage » de la République – la cohabitation énigmatique des droits de l’homme et des crimes contre l’humanité – à partir de l’analyse, aussi objective que possible, des « paradoxes » algériens. Au-delà des oppositions caricaturales, il explore avec honnêteté les enjeux psychiques, socio-politiques et discursifs du drame franco-algérien compris dans toute son extension historique, avant même la campagne d’Alger de 1830, et bien après la guerre d’indépendance.
Le regard porté sur l’Algérie indépendante est sans concession : « Les destructions liées à la colonisation française, certes bien réelles, vont aussi servir d’alibi en devenant cause univoque de toute interrogation sur sa propre responsabilité. » L’analyse met ainsi en évidence, au sein de toutes les formes de gouvernement qui ont suivi l’indépendance, une visée totalitaire fondée sur la « loi » et la « jouissance du fratricide ». Quels sont les ressorts du clivage français et du paradoxe algérien ? Y a-t-il une explication cohérente à ce qui se révèle, au passage des générations, comme une pathologie de la mémoire ?
Pour répondre à ces questions, K. Lazali entreprend, dans le sillage de Frantz Fanon, une recherche transdisciplinaire, associant les observations tirées de sa pratique psychanalytique entre Alger et Paris à la réflexion historienne et à l’analyse littéraire d’auteurs tels que Mohammed Dib, Nabile Farès ou Kateb Yacine. À la source du malaise individuel et collectif, elle identifie un « blanc » relatif à la question coloniale, un vide laissé par l’effacement des traces et par l’effacement des traces de cet effacement. Cette disparition à la puissance deux – voir la « crypte » d’Abraham et Torok – opère à tous les niveaux du système mis en place par le pouvoir politique, du côté français comme du côté algérien.
En effet, le premier geste colonial a consisté à faire table rase du passé antérieur à la conquête en affirmant, comme Hugo, que ce pays « n’a pas d’histoire ». Pour les colons et pour les « indigènes » éduqués à la française, « la colonialité est devenue une matrice historique ». L’instrument de ce déni fut la langue, avec les représentations (mythiques, religieuses) qu’elle véhicule : dans la colonie, le français s’est imposé au détriment de l’arabe et des langues maternelles. Du côté algérien après l’indépendance, la même « logique coloniale » a conduit à reproduire la tabula rasa, cette fois au profit de la culture arabe. Décrété langue nationale, l’« arabe littéral » a écrasé tous les « dialectes ». Mais l’effacement est aussi celui des noms patronymiques. La nouvelle nomination entreprise par l’administration française faisait disparaître l’ancrage territorial, l’identité et l’inscription généalogique des colonisés. Cette attaque à la filiation, associée à la négation des ancêtres culturels, aurait mis à mal la « fonction paternelle » au sein de la société algérienne. La disparition du père conduit au brouillage des rôles et, in fine, au fratricide.
L’effacement est également celui des corps : torturés, mutilés, les corps des colonisés seront soumis au régime implacable de la disparition. Les mêmes méthodes ont été employées pendant la « guerre intérieure », de sorte qu’« entre 1993 et 1996 il y a eu entre 15 000 et 20 000 disparus en Algérie ». « Puisque ce que nous avons fait ici est un crime, il faut l’effacer », dit un colon sous la plume d’Albert Camus[2]. Plus encore, personne ne doit savoir que cet effacement a eu lieu.
Ces disparitions s’incarnent dans des discours historiques qui, entre le manque et l’excès, ne parviennent pas à trouver leur justesse : étant donné que « ce qui a disparu devient très envahissant », en Algérie, la « surenchère mémorielle » autour de la colonisation fait écran aux déchirements internes depuis l’indépendance ; à l’opposé, en France, la colonialité « tend à disparaître de l’Histoire tout en étant pleinement agissante ».
Centré sur l’Algérie, cet ouvrage permet de réfléchir, plus largement, aux conditions d’une mémoire juste – aux sens de justesse et de justice. En plongeant dans les mythes fondateurs de l’Algérie et de la France dans leur rapport à la latinité, K. Lazali montre que ce sont des séquences narratives inachevées qui ont donné lieu aux conflits ultérieurs – le « chaînon manquant de la latinité », pour la France ; le sentiment d’illégitimité (manque de reconnaissance), pour l’Algérie. Ainsi, on peut supposer que c’est la clôture du récit qui permet l’équilibre de la mémoire ou qui, par son absence, génère ses pathologies : ce qu’il y a d’aberrant dans la disparition (opposée dans ce sens à la mort), c’est le manque de sépulture et de deuil pour clore le récit de vie ; ce qu’il y a d’insupportable dans l’impunité (que ce soit sous la forme du désaveu ou de la prétendue « réconciliation nationale »), c’est le manque de sanction conclusive – réparation des victimes, punition des coupables. Dans cette perspective, le « travail de mémoire », en France comme en Algérie, ne fait que commencer.
Enfin, on comprend que le discours de K. Lazali avance en reculant, de sorte que, du début à la fin, des phrases ou des idées reviennent périodiquement, voire rythmiquement, afin d’être peu à peu approfondies. Tournant autour des « blancs » de la mémoire, l’écriture les désigne et les circonscrit. Discrètement, elle accomplit l’indispensable travail de deuil.
[1] - Léon Blum, lors des débats sur le budget des colonies à la Chambre des députés, à la 2e séance du 9 juillet 1925, Journal officiel de la République française. On se rappellera aussi le « Discours de Dakar » de Nicolas Sarkozy en 2007, où il soutient que « le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire », car « dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès ».
[2] - Albert Camus, Le Premier Homme [1994], cité par K. Lazali, p. 88.