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Photo : Jeremy Lishner
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Dans le même numéro

«  À mon avis, rien à signaler !  »

Négationnisme contemporain et liberté d’expression

Comment répondre aux discours révisionnistes à l’ère de la post-vérité ? On peut établir une typologie des stratégies négationnistes selon l’équilibre entre nécessité et contingence des faits, d’une part, et entre liberté et responsabilité de l’individu, de l’autre.

« Face à un Eichmann réel, il fallait lutter par la force des armes et, au besoin, par les armes de la ruse. Face à un Eichmann de papier, il faut répondre par du papier. […] Ce faisant, nous ne nous plaçons pas sur le terrain où se situe notre ennemi. Nous ne le “discutons pas”, nous démontons les mécanismes de ses mensonges et de ses faux, ce qui peut être méthodologiquement utile aux jeunes générations[1]. »

Pierre Vidal-Naquet

 

En 2012, six ans après la mort du dictateur Augusto Pinochet et environ vingt ans après le retour de la démocratie au Chili, la Corporation 11 Septembre [1973], fondée par les partisans du tyran, décide d’organiser un hommage en son honneur qui prévoyait la projection d’un film documentaire apologétique. Le nombre des victimes sous son mandat s’élevant à au moins 40 000 personnes – entre disparus, exécutés, torturés et prisonniers politiques, sans compter les exilés –, de nombreuses voix s’élèvent pour contester cette célébration. Dans ce cadre, Juan González, lieutenant à la retraite, accorde un entretien à la chaîne d’informations CNN-Chili. Interrogé par la journaliste, il soutient que le film en question a pour but de mettre un terme aux « mensonges » et aux « manipulations » dont les communistes se servent pour diffamer le « gouvernement militaire » – euphémisme souvent employé pour parler de la dictature. De même, il évoque les bienfaits de cette dernière par rapport à la situation « catastrophique » dans laquelle le pays était plongé auparavant, il remet en question l’élection démocratique de Salvador Allende (cible du coup d’État soutenu par les Américains et exécuté par Pinochet), et justifie la violence ultérieure en faisant appel à la théorie (dite des «  deux démons  ») d’une guerre civile qui aurait opposé deux camps à égalité de forces. Au paroxysme de cet échange, la journaliste l’interroge sur les violations des droits de l’homme pendant la dictature. Ce à quoi il répond : « À mon avis, il n’y a pas eu de violations des droits de l’homme », les disparus et les exécutés ayant été des terroristes à la solde du communisme international. Bref, «  à mon avis, rien à signaler !  »

Les Eichmann de papier, encore et toujours

Après avoir regardé cet entretien sur YouTube et ayant un lien direct avec des survivants de la dictature de Pinochet, je me suis rappelé avec amertume les mots de Pierre Vidal-Naquet qui, dans la préface au recueil d’articles qu’il a écrits entre 1980 et 1987 à propos du «  révisionnisme  » au regard de la Shoah, affirmait que le mensonge « a encore des jours heureux devant lui[2] ». Car, constatait-il, il y a toujours des « Eichmann de papier » qui, poursuivant sur le plan symbolique la tâche des bourreaux, cherchent à « assassiner la mémoire » de telle ou telle communauté.

Consciente de l’écart entre les entreprises génocidaires du xxe siècle et celles qui, en Amérique latine, ont conduit à la persécution de dizaines de milliers de personnes, je me suis demandé, comme bien d’autres citoyens sans doute, si face à des assertions telles que celle de González, il ne serait pas possible d’édicter au Chili une loi sur le «  négationnisme  », comparable aux législations européennes. Je suis même allée jusqu’à écrire une lettre dans ce sens au juge espagnol Baltasar Garzón, qui instruisait le procès de Pinochet lorsque ce dernier était en fuite à Londres. Ma lettre, évidemment, est restée sans réponse. Quoi qu’il en soit, voilà qu’en janvier 2020, après de nombreux débats et malgré l’opposition de la droite proche du président Sebastián Piñera, la Chambre des députés approuve un projet de loi (dite «  Hermógenes  ») qui, suivant l’initiative de plusieurs parlementaires, envisage « la négation des violations des droits de l’homme » comme un délit spécifique.

Revenant sur ces débats, je souhaite m’interroger tout d’abord sur les stratégies des « Eichmann de papier » contemporains. Peut-on envisager la transposition temporelle et thématique des réflexions de Pierre Vidal-Naquet ? À l’ère de la post-vérité et compte tenu de l’évolution des médias de masse, ces stratégies sont-elles les mêmes qu’il y a quarante ans ? Le démontage des mécanismes révisionnistes sur les grands génocides peut-il être généralisé à la négation d’autres crimes collectifs, d’ordre politique – en l’occurrence, au Chili ?

Ensuite, je me propose de mettre en évidence les enjeux éthiques de cette intime indignation que l’on éprouve face à la négation d’événements historiques dont on porte soi-même les traces. Pourquoi les survivants – et leurs descendants – ont-ils le sentiment d’être niés dans leur existence ? Pourquoi ce sentiment est-il aussi brutal lorsque les propos prennent la forme d’une banale opinion : «  à mon avis  » ? Et surtout, de quel droit peut-on interdire leur expression, alors qu’on défend par ailleurs la liberté de pensée et de parole inhérente à la démocratie ?

Autant de questions que les débats sur le révisionnisme et le négationnisme ont soulevées en Europe, mais dont les réponses sont loin de faire l’unanimité. Il suffit de penser aux controverses qu’a suscitées en France la prise de position de Noam Chomsky sur le négationnisme de Robert Faurisson, non pas qu’il fût d’accord avec ses affirmations, mais parce qu’il considérait que leur interdiction portait atteinte au principe de la «  liberté d’expression  » de tout chercheur. Argument que Vidal-Naquet réfute sur le champ : « Certes, on peut soutenir que chacun a droit au mensonge et au faux, et que la liberté individuelle comporte ce droit […]. Mais le droit que le faussaire peut revendiquer ne doit pas lui être concédé au nom de la vérité[3]. » Ce contre-argument se référait à Faurisson en tant qu’«  historien  » – professionnel supposé de la vérité. S’il peut être également soutenu face à des personnes investies de rôles plus ou moins contraints par la «  vérité  » – enseignant, homme politique… –, dans quelle mesure reste-t-il valable pour le citoyen ordinaire qui nie publiquement des massacres historiques, sans prétendre parler au nom de la vérité mais tout simplement exprimer sa vérité à lui, donner «  son avis  » ?

À cet égard, on peut citer le cas d’Hermógenes Pérez de Arce au Chili. En novembre 2019, ses propos remettent le débat à l’ordre du jour et accélèrent le processus de législation, au point que, par antiphrase ironique, la loi contre le négationnisme porte son nom. Lors d’un entretien, Pérez de Arce nie tout crime contre l’humanité pendant la dictature et affirme, face à la révolte sociale de 2019, que les droits de l’homme sont moins importants que la reconstruction du pays. Indignée, la journaliste lui demande de quitter le plateau. L’intéressé condamne alors cet acte de «  censure  » non pas au nom de «  la vérité  », mais au nom de «  sa vérité à lui  » : « Bien sûr, je me retire, puisque je suis censuré et que l’on disqualifie mon opinion. » Dans le même sens, on pense aux déclarations de Loreto Iturriaga – fille du militaire Raúl Iturriaga Neumann, ancien dirigeant de la police secrète de Pinochet aujourd’hui emprisonné. En 2017, lorsqu’une ancienne victime de la dictature lui rappelle sur Twitter les tortures sexuelles infligées aux prisonnières politiques, Iturriaga répond : « Arrête, petite femme, d’inventer des choses qui n’existent que dans ta sale tête perturbée! Tu aimerais tellement te faire violer par un homme honorable! » Cette réponse ayant été largement médiatisée, Iturriaga est interviewée quelque temps après. Elle s’excuse alors du ton employé, puis, quand le journaliste évoque les centres consacrés aux tortures sexuelles, elle rétorque : « Cela est faux. Les témoins sont faux. Permets-moi de te dire que c’est un mensonge. Je pense que cela est un mensonge. Sur ma foi, cela est un mensonge. » Encore une fois, «  à mon avis, rien à signaler !  »

La vérité historique : entre contingence et nécessité

Pour commencer, il convient d’explorer les raisons qui font qu’une vérité événementielle – le fait qu’un événement ait eu lieu suivant telle ou telle chaîne causale – peut faire l’objet d’interprétations diverses, alors qu’une vérité comme celle des mathématiques échappe à la discussion. « Un discours historique, rappelle Vidal-Naquet, est un réseau d’explications qui peut céder la place à une “autre explication” dont on jugera qu’elle rend mieux compte du divers[4]. » Ce phénomène, à l’origine de la rhétorique, s’explique par l’opposition entre « vérités de fait » et « vérités de raison », proposée par Leibniz. Les vérités de raison, qui dépendent du raisonnement logique et non de l’observation, ont pour propriété d’être non contradictoires et de pouvoir être démontrées. Cette démonstration consiste à prouver l’inhérence du prédicat au sujet jusqu’à reconnaître leur identité (A = B) – «  le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés  ». Les vérités de raison sont nécessaires : leur contraire est faux car il implique une contradiction. C’est pourquoi elles entraînent une certitude absolue.

Quant aux vérités de fait, elles sont également non contradictoires – ce qui détermine leur cohérence interne : dans le domaine judiciaire, le «  récit des faits  » ne doit pas comporter de contradiction. Mais elles ne sont pas démontrables au sens strict : elles s’approchent des identiques (de l’équivalence entre les termes), sans jamais coïncider. Les vérités de fait sont donc contingentes ; leur contraire n’est pas le faux, mais le possible. Face à une série d’événements qui se sont déroulés d’une certaine manière, on sait toujours qu’ils auraient pu se produire autrement : rien n’oblige le cours des choses à prendre telle ou telle direction puisque, dans l’absolu, tous les chemins sont envisageables. D’où une sorte de relativisme et, pourrait-on croire, de subjectivité radicale des vérités de fait. En effet, comme Paul Ricœur l’a montré, l’appréhension de tout événement suppose la médiation du point de vue et du récit : les faits purs sont inévitablement filtrés par les témoignages des acteurs[5].

Cependant, en dépit de cette composante subjective, il existe bien un critère de distinction entre la vérité factuelle et la pure opinion. En effet, le prédicat de vérité se soustrait à l’opinion dans la mesure où, comme le reconnaît Hannah Arendt, le « contenu de l’affirmation n’est pas de nature persuasive mais coercitive[6] » : « la matière factuelle, dit Paul Rateau, résiste à tous les essais de déformation et de falsification, en raison de ce caractère intraitable, obstiné, insistant de la vérité, qui “exige péremptoirement d’être reconnue et refuse la discussion”[7] ». Si la vérité de raison est fondée sur des démonstrations, la vérité événementielle repose sur les preuves : face à elles, on ne peut pas nier les faits. On ne peut pas, non par une «  impossibilité  » absolue (comme pour les vérités de raison), mais par un empêchement d’ordre éthique : on ne peut pas se permettre ou on ne doit pas, au risque de se trahir soi-même en tant que sujet du savoir-vrai. Bien que les vérités de fait n’entraînent pas une certitude absolue, elles supposent ce que Paul Rateau appelle une « certitude morale » : c’est ce qu’exprime le témoin d’un événement lorsqu’il affirme qu’il est sûr que cela s’est produit, tout en reconnaissant que cela aurait pu se passer autrement. Si la vérité de fait est bien contingente, elle est en même temps contraignante. En d’autres termes, la contingence de la vérité de fait est limitée par une nécessité épistémique. Nécessité car, lorsqu’un événement a lieu, c’est le seul que l’on sait véritable parmi tous les possibles ; épistémique, car le savoir en question est assumé comme certain. C’est cette certitude qui permet, selon Ricœur, de distinguer la mémoire de l’imagination.

«  Ma vérité à moi  » : entre liberté et responsabilité

En raison de son caractère certain aux yeux du sujet du savoir, la vérité de fait possède une dimension «  coercitive  », une force impérieuse qui nous contraint de croire en elle. Cela conduit à se poser la question de la liberté de pensée et d’expression, argument habituel contre la sanction du négationnisme. Arendt reconnaît que, « quand on la considère du point de vue politique, la vérité a un caractère despotique[8] » qui la soustrait au débat et la situe hors du champ politique alors même qu’elle constitue le socle de la communauté (de la polis). Tandis que la liberté de pensée ouvre la possibilité de l’erreur, de la méprise, de l’illusion, voire de l’adhésion volontaire au mensonge à titre personnel, la liberté d’expression, au nom du bien commun, s’arrête là où commence la vérité de fait. Une vérité qui, étant d’ordre épistémique, résulte d’un long travail de connaissance : celui accompli par les historiens sur la « matière factuelle », qu’ils se chargent de mettre « hors de dispute[9] ».

Mais le négationnisme en tant qu’acte délibéré pose non seulement le problème de la liberté, mais aussi celui de l’intentionnalité, et par conséquent de la «  mauvaise foi  ». Car l’erreur, si dommageable soit-elle, ne saurait être condamnée au même titre que le mensonge. Jean-Paul Sartre dit à propos de la «  mauvaise foi  » : « Si nous avons défini la situation de l’homme comme un choix libre, sans excuses et sans recours […], tout homme qui invente un déterminisme est un homme de mauvaise foi.  » Il appelle « lâches » ceux qui se cachent, « par des excuses déterministes, leur liberté totale » ; et il appelle « salauds » ceux qui essaient « de montrer que leur existence était nécessaire, alors qu’elle est la contingence même[10] ». Ainsi, la mauvaise foi serait la négation de la contingence (celle de soi-même ou celle des circonstances) qui est la condition de la liberté de soi et des autres[11].

Or, de même qu’il existe une nécessité épistémique de la vérité de fait qui, limitant sa contingence, la distingue du possible (la fiction, le «  fait alternatif  », le mensonge), de même la contingence de l’individu est circonscrite par une nécessité éthique : c’est la responsabilité. Définie par Ricœur comme « le maintien de soi » à travers la parole tenue[12], elle introduit une sorte de principe de non-contradiction au sein de l’individu : nier ou justifier un fait tout en sachant qu’il a eu lieu ou qu’il est injustifiable, c’est se contredire soi-même et ses propres convictions, en faisant preuve d’irresponsabilité vis-à-vis des autres.

En somme, la vérité factuelle, tout comme le sujet qu’elle présuppose, résulte de l’équilibre – ou de la tension – entre contingence et nécessité. Contingente, la vérité de fait pourrait tout aussi bien ne pas être ; nécessaire, elle contraint la logique par les preuves et par la «  matière factuelle  » consolidée comme un savoir certain au sein d’une communauté donnée. En contrepartie, la «  contingence existentielle  » de l’individu, qui définit sa liberté, s’oppose à la nécessité éthique qu’impose la responsabilité.

Stratégies discursives du négationnisme contemporain

En comparant les discours négationnistes sur le génocide arménien et sur la Shoah, Richard Hovannisian a identifié quatre stratégies : négation en tant que telle, relativisation, rationalisation et banalisation[13]. Sur cette base, une fois reconnues les contraintes de la vérité et les limites de la liberté, nous sommes en mesure de bâtir une typologie des mécanismes négationnistes et d’en expliquer la logique interne. Dans ce cadre, le propre du négationnisme contemporain – c’est là mon hypothèse – serait de sortir du domaine politique ou académique (comme dans le «  cas Faurisson  ») pour faire de la «  place publique  » (les médias, les réseaux sociaux) son lieu de manifestation privilégié, en profitant des nouveaux paramètres de l’ethos et de la «  crédibilité  » que la communication de masse a instaurés.

Le propre du négationnisme contemporain serait de sortir du domaine politique ou académique pour faire de la «  place publique  » son lieu de manifestation privilégié, en profitant des nouveaux paramètres de l’ethos et de la «  crédibilité  » que la communication de masse a instaurés.

Premièrement, la négation de la nécessité des faits et la négation de la contingence de l’individu (tout est contingent, et c’est moi qui décide) se traduisent dans le mensonge à proprement parler : tel le « salaud » de Sartre, le sujet considère que le monde est contingent, et que c’est donc à lui en tant qu’instance absolument nécessaire de choisir la «  version  » qui sera considérée comme vraie. Paul Rateau l’affirme : « Le menteur insiste sur la contingence jusqu’à frapper d’irréalité tous les faits, qu’il amène à un état antérieur à l’existence: celui de la simple possibilité. » Il conclut : « Par cette réduction modale […], l’individu a le sentiment d’une liberté à l’égard de tout ordre des choses[14]. » On retrouve ici les déclarations d’Iturriaga : ce qu’elle dit – que les centres de torture n’ont pas existé – est vrai, puisqu’elle le pense, en l’extrayant du possible. Une vérité qui repose, comme elle l’affirme, «  sur sa foi  ».

Deuxièmement, la négation de la contingence des faits et de la contingence de l’individu (tout est nécessaire, et je suis moi-même nécessaire) conduit à la réinterprétation des faits en faussant leur logique causale et en la forçant au gré de l’individu, quitte à réinventer un principe de non-contradiction. Un exemple typique, le complotisme : un événement, même aléatoire, relève d’une intention et d’une nécessité occultes, révélées par la rationalité toute-puissante du négationniste. C’est ici que se situe la «  théorie des deux démons  », tout comme l’hypothèse selon laquelle la violence dictatoriale au Chili aurait été une réponse légitime à la menace du communisme international. Cette hypothèse est fondée sur une rumeur répandue par les putschistes à propos d’un prétendu plan Zeta – dont l’inexistence a été démontrée par la suite –, qu’Allende aurait conçu pour instaurer une dictature marxiste : «  révision  » (à proprement parler) de l’histoire qui inverse les rôles entre les héros et les tyrans. La même stratégie de réinterprétation a été reprise par le gouvernement de Piñera lors de la révolte de 2019 : face à un « ennemi intérieur » aux ordres de la « délinquance organisée », s’imposaient une « déclaration de guerre » et une répression à la hauteur d’une telle menace.

Troisièmement, la négation de la contingence des circonstances et de la nécessité éthique de l’individu (le monde tel qu’il est s’impose, et je n’ai pas le choix) caractérise la justification. Si, dans le mécanisme précédent, une logique justificative des décisions prises est également à l’œuvre, dans ce cas, il s’agit plutôt de la justification des décisions qui ne sont pas prises. À l’instar du « lâche » de Sartre, le sujet affirme que ce sont les circonstances qui ont poussé les bourreaux à agir : ils «  n’avaient aucun choix  ». La responsabilité disparaît alors de l’horizon éthique. Dans ce sens, un grand nombre d’inculpés pour crimes contre l’humanité font appel au «  devoir d’obéissance  » : en 2008, le général Gonzalo Santelices reconnaît sa participation à un groupe d’exécution obéissant à l’État chilien, tout en affirmant qu’« à l’époque, il était impensable de ne pas suivre l’ordre d’un supérieur ». En Argentine, cet argument avait une valeur juridique, s’inscrivant dans la «  loi d’obéissance due  » (1987-1998).

Quatrièmement enfin, la négation à la fois de la nécessité des faits et de la nécessité de l’individu (tout est contingent et je suis moi-même contingent) prend la forme de la banalisation ou de l’euphémisation : dans la contingence généralisée, non seulement tout événement (et toute version) est équivalent à un autre (le sujet étant incapable de choisir), mais leur valeur véridictoire et éthique est indécidable. On peut penser aux euphémismes, très répandus dans les régimes totalitaires, mais aussi à la défense de la liberté d’expression pour elle-même : en dehors des preuves ou des contraintes de responsabilité, tous les points de vue deviennent légitimes. Dans le contexte de l’épidémie de Covid-19, un procédé de ce type a été mis en œuvre au Chili. Alors que des associations réclamaient, pour des raisons humanitaires et sanitaires, la libération ou l’assignation à résidence des jeunes placés en détention provisoire à la suite de la révolte sociale, les quelques responsables de crimes contre l’humanité aujourd’hui incarcérés ont exigé, au même titre, des bénéfices semblables. Les conditions de détention des uns et des autres étant incomparables – les criminels de la dictature sont logés dans des prisons de luxe – et le degré de gravité de leurs crimes sans commune mesure, cette stratégie relève du négationnisme par banalisation. La logique qui la sous-tend est celle de l’écrasement des différences aussi bien entre les faits qu’entre les individus : puisque tous les citoyens sont égaux aux yeux de la loi, rien (ni leurs conditions de vie ni la nature de leurs fautes) ne saurait les distinguer, et toutes leurs demandes sont équivalentes.

Je conclurai en rappelant que, par son caractère non pas antidémocratique mais plutôt «  antédémocratique  », la vérité de fait se situe par définition hors de tout débat. « La vérité se change en opinion à partir du moment où elle sert de matière à la discussion publique[15]. » Ainsi, les négationnistes cherchent avec insistance à susciter la controverse, à faire reconnaître sa légitimité et à la placer sur la scène médiatique ou dans les réseaux sociaux. C’est pourquoi, comme disait Vidal-Naquet, on ne discute pas avec les Eichmann de papier, au risque de renforcer leur stratégie.

La volonté de soumettre à discussion ce qui est proprement indiscutable se manifeste dans la phrase prononcée par González (et reproduite, avec des formulations différentes, par Iturriaga et par Pérez de Arce) : « À mon avis, il n’y a pas eu de violations des droits de l’homme. » En tant que support du mensonge (premier axe de notre typologie), cet «  à mon avis  » n’est pas un mécanisme nouveau. Cependant, potentialisé par la massification des échanges, il condense le principal danger du négationnisme contemporain.

Cela me conduit à poser comme dernière hypothèse que la «  démocratisation  » de l’information rendue possible par les nouveaux médias fait appel à la liberté individuelle au détriment de toute nécessité. La vérité de fait se trouve alors adossée à l’opinion de manière non régulée, anonyme, et sur la base d’une validation à la fois subjective et quantitative : les likes font le vrai. Dans ce contexte, plutôt que de vérité ou de mensonge, on peut parler de concurrence entre différents régimes de vérité. S’il y a bien une vérité de l’opinion (qui a à voir avec la sincérité), ainsi qu’une vérité des affects et des passions (qui relève de l’authenticité), ces régimes de vérité ne se situent pas sur le même plan de pertinence que la vérité factuelle.

Dès lors, soumettre à la discussion la vérité des crimes contre l’humanité commis en Amérique du Sud devrait nous paraître aussi absurde que soumettre une vérité mathématique à l’avis des uns et des autres, en ramenant la vérité de raison à cette «  vérité de croyance  » qui est celle de l’opinion. Si, d’un point de vue éthique, nier une vérité de raison peut être considéré comme une insulte à l’intelligence, dans la mesure où cette négation s’adresse à la pensée que sous-tend une logique implacable, nier une vérité de fait devient une insulte à l’humanité, dans la mesure où cette négation s’adresse aux témoins et aux survivants des événements. Sur le plan collectif, le négationnisme porte atteinte à la communauté construite autour de ces événements fondateurs ; sur le plan individuel, il met en question la survie même des sujets. D’où la violence à la fois symbolique et presque somatique (car adressée aux traces corporelles de la survie) de ce qui est parfois présenté comme une opinion parfaitement naïve : «  à mon avis…  »

En définitive, au sein de chaque communauté, le respect du domaine propre à la vérité factuelle, qui est celle de l’histoire et de la mémoire collective, apparaît comme un gage de justesse (équilibre entre contingence et nécessité) aussi bien que de justice.

 

[1] - Pierre Vidal-Naquet, «  Du côté des persécutés  », Le Monde, 15 avril 1981.

[2] - P. Vidal-Naquet, Les Assassins de la mémoire. « Un Eichmann de papier » et autres essais sur le révisionnisme [1987], Paris, La Découverte, 2005.

[3] - P. Vidal-Naquet, «  Un Eichmann de papier  », Esprit, septembre 1980, repris dans Les Assassins de la mémoire, op. cit.

[4] - P. Vidal-Naquet, «  Thèses sur le révisionnisme  », dans Les Assassins de la mémoire, op. cit.

[5] - Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000.

[6] - Hannah Arendt, «  Vérité et politique  », dans La Crise de la culture [1954], trad. sous la dir. de Patrick Lévy, Paris, Gallimard, coll. «  Folio  », 1989, p. 305.

[7] - Paul Rateau, «  La vérité, le mensonge et la loi  », Les Temps Modernes, vol. 645-646, no 4, 2007, p. 37.

[8] - H. Arendt, «  Vérité et politique  », dans La Crise de la culture, op. cit., p. 308.

[9] - P. Rateau, «  La vérité, le mensonge et la loi  », art. cité, p. 56.

[10] - Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1946, p. 80-81 et 84-85.

[11] - Pour une analyse sémiotique de la mauvaise foi, voir Jacques Fontanille, «  La mauvaise foi : une dénégation qui fait sens  », Nouveaux Actes sémiotiques, no 114, 2011.

[12] - Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 195.

[13] - Voir Richard G. Hovannisian, «  L’hydre à quatre têtes du négationnisme. Négation, rationalisation, relativisation, banalisation  », dans Comité de défense de la cause arménienne, Actualité du génocide des Arméniens, Paris, Edipol, 1999.

[14] - P. Rateau, «  La vérité, le mensonge et la loi  », art. cité, p. 47.

[15] - Ibid., p. 42.

Verónica Estay Stange

Professeur de littérature à l’université du Luxembourg, elle a publié Sens et musicalité. Les voix secrètes du symbolisme (Classiques Garnier, 2014).

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