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Notes de lecture

Dans le même numéro

Les Monts Analogues de René Daumal Édition publiée sous la dir. de Boris Bergmann

Préface de Patti Smith

juin 2022

Le Mont Analogue est un texte doublement infini : in-fini en ce sens, d’abord, qu’une simple virgule clôt le récit, comme pour l’ouvrir – son auteur, René Daumal, étant décédé durant la rédaction en 1944, des suites d’une grave pneumonie. Infini, ensuite, car si la parole première s’est éteinte, l’œuvre a poursuivi son imaginaire ascension, trouvant d’innombrables échos pour la relayer et l’approfondir.

S’il est peu lu en France, au début des années 1950, Le Mont Analogue circule et rencontre un succès conséquent aux États-Unis. Texte avant-gardiste, son itinéraire confirme que « la durée des œuvres est celle de leur utilité. C’est pourquoi elle est discontinue1 », tel que l’affirmait Paul Valéry. En effet, devenu « utile » au milieu des années 1960, offrant à toute une génération éprise de liberté le récit véritable de l’émancipation, Le Mont Analogue impose un langage nouveau qui résonne avec l’époque et parle aux fils de la révolution New Age. Toutefois, loin de constituer un simple manifeste « psychédélique », dont l’utilité ne serait que relative, le texte prend la forme d’un drolatique « discours de la méthode », allant à rebours des lois de la modernité pour tenter une excursion sur les sentiers de la sagesse.

Tel est donc l’objet de la réédition du Mont Analogue : si le texte originel demeure au centre, il s’agrandit d’un ensemble de documents originaux et inédits, qui lui rendent hommage tout en l’éclairant. Les Monts Analogues sont ainsi le nom donné à une constellation d’œuvres et de visions artistiques, formée autour et à travers du « contre-ciel2 » de Daumal. Patti Smith, dans sa préface, parle d’une œuvre « qui vous trou[ve] » et d’un « livre si merveilleux […] aux respirations si distantes que de la glace se forme sur les cils », tandis que le cinéaste Alejandro Jodorowsky affirme : « Daumal nous a ouvert la voie. Il n’est pas seulement un écrivain, il va bien au-delà de la littérature dans sa recherche. Il a même eu l’élégance de mourir, pour que chacun puisse achever sa propre quête3. »

« Achever sa propre quête » : voilà qui résume parfaitement l’ambition de l’ouvrage, telle qu’elle a été pensée par l’écrivain Boris Bergmann. Ce dernier confirme « qu’il ne s’agit en aucun cas d’un catalogue, mais bien d’une œuvre à part entière, d’un objet total4 ». Achever la quête, cela suppose donc d’embarquer pour une folle expédition, aux confins des territoires daumaliens, de donner à voir ce que le Mont a pu inspirer de Monts, plus ou moins analogues, ce qu’il a pu susciter d’enthousiasme et de tentatives. Achever la quête, cela suppose également d’en reprendre le tracé et de suivre à la trace l’existence du poète, au travers des diverses correspondances entretenues, des manuscrits inachevés et pour certains perdus… achever la quête, sans céder à la tentation d’en « sceller l’expérience », pour reprendre l’expression de Bergmann.

Daumal est un grimpeur, sa passion pour les sommets est sincère, presque vitale. Au sein de ses correspondances se déploie une écriture de la montagne, à la fois savante et poétique. L’auteur a cherché à apprivoiser l’impérieux paysage, à en identifier les phénomènes autant que l’étagement des végétations et du vivant. Expérience à part entière, l’ascension constitue pour l’écrivain « une manière de parler à sa propre nature en faisant semblant de parler à la nature extérieure  ». C’est d’ailleurs par une ultime ascension que se conclut le « voyage » de Daumal : tuberculeux, tandis que débute la Seconde Guerre mondiale, il rejoint en compagnie de Vera, son épouse, les hautes terres savoyardes pour y poursuivre la rédaction du Mont Analogue. Il écrit : « Je voudrais finir cet été mon Mont Analogue commencé sur la moraine du Glacier Blanc en juillet 1939. »

Figurant au milieu de l’ouvrage, le texte du Mont Analogue est laissé à ses mystères, à ses interprétations, à sa virgule l’infinissant. Le récit prend le contre-pied d’un précédent ouvrage, La Grande Beuverie, charge acide contre les pensants et les pensums du temps – psychanalystes, philosophes, artistes –, tous enfermés dans les monts vaniteux d’un savoir imparfait, en faisant du Mont Analogue un horizon d’espérance, source d’une connaissance véritable sur soi et sur l’homme. Ainsi, l’œuvre fait le récit d’une expédition impossible mais nécessaire vers une montagne inconnue, depuis laquelle terre et ciel se rejoignent.

Le personnage du père Pierre Sogol, génial créateur qui s’est engagé à « réaliser les inventions impossibles », est à l’origine de cette folle aventure, et convainc Théodore, le narrateur, son épouse et d’autres compagnons de fortune, de partir en quête du Mont, dont rien ne prouve l’existence, si ce n’est une intime conviction – et quelques énigmatiques formules d’une géométrie « non euclidienne ». Parce qu’il « souffre d’un inguérissable besoin de comprendre », parce qu’il fait le constat de l’insuffisance du cogito cartésien et de l’humaine tentation de trouver refuge auprès des grands, des philosophies, des systèmes et autres savantes connaissances afin d’ensevelir la voix intérieure qui crie, de temps à autre, « Que suis-je ? », le père Sogol entraperçoit, au travers de l’expédition, la possibilité de vaincre l’angoisse associée au non-savoir de l’existence.

Ce qui pourrait n’être qu’une aventure solitaire, la reconquête du savoir originel, devient alors une invitation collective au voyage. En effet, c’est moins l’aboutissement de celui-ci que son déroulement, avec ses épreuves internes, qui fait naître la connaissance recherchée – moins le recherché que la recherche. Une fois parvenu au pied du Mont, un monde nouveau se dévoile, entièrement tourné vers la montagne sacrée et au sein duquel résident, en colonies éparses, des représentants de chaque nation – humanité rêvée, originelle, qui accompagnera l’ascension de Sogol et de ses compagnons.

L’ascension marque le commencement du voyage intérieur, forçant les grimpeurs, venus tout chargés d’instruments, d’inventions du monde moderne – tel le potager portatif – et de leurs vaines prétentions, à s’en décharger. La quête du sommet exige le dépouillement : « Nous commencions à nous dépouiller de nos vieux personnages. En même temps que nous laissions sur le littoral nos encombrants appareils, nous nous préparations aussi à rejeter l’artiste, l’inventeur, le médecin, l’érudit, le littérateur. »

La condition du savoir véritable, nous dit René Daumal, passe donc par le dénuement qu’appelle le sentiment d’humilité. La montagne, cette bête féroce au dos rond, parce qu’elle s’avère plus forte que les hommes, plus insaisissable aussi, ouvre la voie, créant les conditions de possibilité d’une connaissance intime, mais toujours à conquérir, des continents inconnus du genre humain.

  • 1. Paul Valéry, Tel quel, Paris, Gallimard, 1996, p. 145.
  • 2. René Daumal, Le Contre-Ciel, Paris, Gallimard, 1990.
  • 3. Alejandro Jodorowsky a adapté le texte au cinéma en 1973 avec La Montagne sacrée.
  • 4. Entretien personnel réalisé à Paris le 3 février 2022.
Gallimard, 2021
232 p. 35 €

Victor Dumiot

Normalien, Victor Dumiot étudie la littérature et la philosophie, en particulier les œuvres de Georges Bataille et de Michel Foucault. Auteur, il se consacre à l’écriture de textes courts, ou romanesques, de poésies et d’articles.

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Les « communs », dans leur dimension théorique et pratique, sont devenus une notion incontournable pour concevoir des alternatives à l’exclusion propriétaire et étatique. Opposés à la privatisation de certaines ressources considérées comme collectives, ceux qui défendent leur emploi ne se positionnent pas pour autant en faveur d’un retour à la propriété publique, mais proposent de repenser la notion d’intérêt général sous l’angle de l’autogouvernement et de la coopération. Ce faisant, ils espèrent dépasser certaines apories relatives à la logique propriétaire (définie non plus comme le droit absolu d’une personne sur une chose, mais comme un faisceau de droits), et concevoir des formes de démocratisation de l’économie. Le dossier de ce numéro, coordonné par Édouard Jourdain, tâchera de montrer qu’une approche par les communs de la démocratie serait susceptible d’en renouveler à la fois la théorie et la pratique, en dépassant les clivages traditionnels du public et du privé, ou de l’État et de la société.