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Notes de lecture

Dans le même numéro

Qu’est-ce que l’actualité politique ?. Événements et opinions au xxie siècle de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre

juil./août 2022

Luc Boltanski et Arnaud Esquerre établissent un parallèle entre les commentaires en ligne et l’art de la conversation pratiqué au xviiie siècle. C’est que les premiers font l’objet d’une modération méticuleuse, opérée par des agents privés.

Une tempête démocratique s’abat sur nous. Contestés, les faits s’amassent comme de vieux os, tandis que certains événements sont relativisés et d’autres niés. C’est que notre société de l’information, concurrentielle, ressemble à l’une de ces machines industrielles qui produisent des marchandises standardisées. Chaque minute a son fait, sa nouvelle. Et il faut imaginer que d’innombrables machines se livrent une guerre informationnelle. Ce fatras conduit certains à revendiquer le droit de ne point croire à ce qu’ils n’ont point observé. Fake news, négationnisme, théories du complot… : nous ne faisons plus communauté de la vérité. En outre, chaque internaute se voyant offrir la possibilité d’exprimer son avis, d’aucuns s’inquiètent d’une société du commentaire où l’arbre informationnel se retrouve secoué par des forces contraires. L’ouvrage examine ainsi les processus de politisation de l’actualité (comment des faits suscitent une mobilisation populaire) et, à partir de l’analyse de commentaires en ligne (sur le site du journal Le Monde et les chaînes YouTube de l’Institut national de l’audiovisuel), à la façon dont celle-ci se discute.

Si les auteurs reviennent longuement sur la façon dont se construisent les énoncés d’actualité, ce qui nous intéresse, c’est la répercussion d’un fait, transformé en événement. Comment l’actualité parvient-elle à faire l’histoire ? L’événement d’ampleur constitue une forme « collective du réel », à même de fabriquer une conscience générationnelle. Qu’est-ce donc que l’événement ? Luc Boltanski et Arnaud Esquerre démontrent que son apparition repose sur le travail de production informationnel et institutionnel d’un conglomérat, plus ou moins durable, de faits. Pour les féminicides, par exemple, différents faits d’actualité perdent leur singularité en s’associant, par la mobilisation politique, jusqu’à former une cause nationale. Cette reconfiguration transforme notre monde vécu. L’émotion (sympathie, menace, indignation…) étant le principal moteur de politisation de l’actualité, on pourrait interroger la possibilité d’un débat rationnel.

Luc Boltanski et Arnaud Esquerre établissent un parallèle entre les commentaires en ligne et l’art de la conversation pratiqué au xviiie siècle. C’est que les premiers font l’objet d’une modération méticuleuse, opérée par des agents privés. Tout comme la conversation de salon établit un découpage du dicible et de l’indicible, afin de veiller au respect des participants, les espaces de commentaires reposent sur des chartes déontologiques et un ensemble de mots interdits. Les auteurs en viennent à penser une censure nécessaire au débat démocratique, les modérateurs contrôlant la liberté d’expression. Pour autant, cet art du débat 2.0 demeure tributaire de la nature du commentaire, lequel constitue un point de vue. Cela n’empêche pas l’espace commentaire de faire sourdre la dimension agonistique du débat politique. Dès lors, la modération des contenus se justifie d’autant plus que règne en ligne l’anonymat qui, s’il emporte quelque conséquence juridique, n’implique guère de responsabilité sociale. Les auteurs analysent par exemple le phénomène de troll, connu pour ses outrages et sa virulence. La télévision, quant à elle, n’offre qu’un échange agressif d’idées contradictoires, entrecoupé par les ricanements du public et quelques réclames. Une réciproque volonté de mise à mort fait pourtant « obstacle à la recherche de la vérité ».

Qu’est-ce que l’actualité politique ? nous éclaire donc quant au fonctionnement de l’actualité et des processus de mobilisation en ligne. On sera cependant tenté d’y apporter quelques nuances, dans la mesure où les abonnés du Monde sont peu représentatifs des pratiques discursives numériques. De même, nous pourrions nous inquiéter d’une société qui s’enfonce toujours plus avant dans l’actualité, jusqu’à rendre la pensée amnésique. Car s’il est un danger pour les démocraties, ce n’est pas tant le numérique que l’effacement de la conscience historique.

Gallimard, 2022
352 p. 22 €

Victor Dumiot

Normalien, Victor Dumiot étudie la littérature et la philosophie, en particulier les œuvres de Georges Bataille et de Michel Foucault. Auteur, il se consacre à l’écriture de textes courts, ou romanesques, de poésies et d’articles.

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Faire corps

La pandémie a été l’occasion de rééprouver la dimension incarnée de nos existences. L’expérience de la maladie, la perte des liens sensibles et des repères spatio-temporels, le questionnement sur les vaccins, ont redonné son importance à notre corporéité. Ce « retour au corps » est venu amplifier un mouvement plus ancien mais rarement interrogé : l’importance croissante du corps dans la manière dont nous nous rapportons à nous-mêmes comme sujets. Qu’il s’agisse du corps « militant » des végans ou des féministes, du corps « abusé » des victimes de viol ou d’inceste qui accèdent aujourd’hui à la parole, ou du corps « choisi » dont les évolutions en matière de bioéthique nous permettent de disposer selon des modalités profondément renouvelées, ce dossier, coordonné par Anne Dujin, explore les différentes manières dont le corps est investi aujourd’hui comme préoccupation et support d’une expression politique. À lire aussi dans ce numéro : « La guerre en Ukraine, une nouvelle crise nucléaire ? »,   « La construction de la forteresse Russie », « L’Ukraine, sa résistance par la démocratie », « La maladie du monde », et « La poétique des reliques de Michel Deguy ».