
Les hypothèses infinies. Journal 1936-1962 d'Albert Memmi
Édition de Guy Dugas
Ce premier volume du Journal d’Albert Memmi constitue, par-delà la personnalité riche de l’homme et l’écrivain d’exception, une formidable spectrographie de la première moitié du xxe siècle et des contradictions de l’époque contemporaine (l’antisémitisme et le racisme, le fanatisme religieux, les ambiguïtés de la gauche française, etc.).
Celui qui se déclare « ni tout à fait colonisé ni tout à fait colonisateur. En porte-à-faux » considère que le colonisé et le colonisateur se construisent l’un l’autre par un jeu d’interactions dans le contexte du Maghreb des années 1950. Il analyse la psychologie qui prévaut dans les situations de domination et interroge les fidélités multiples, l’écartèlement entre plusieurs mémoires, la dialectique de l’enracinement et du déracinement.
Un Journal ne peut tout à fait répondre à la question « Qui suis-je ? ». Le moi réel est trop fragmenté, disséminé entre des possibles souvent contradictoires. La tentation est grande d’y substituer un moi fictionnel, celui du roman, comme dans La Statue de sel (1953) ou bien Agar, deux années plus tard. « Voici ce que je suis : un Juif tunisien de culture française et de gauche. » Dans La Statue de sel, publié avant l’indépendance de la Tunisie, il se reconnaît, lui né d’un père bourrelier juif italien et d’une mère berbère analphabète, écrivain français juif de Tunisie, mais refuse d’être enfermé dans une quelconque identité : « Je fais effort pour atteindre à une certaine universalité. » Mais il est conscient qu’il ne peut coïncider exactement avec lui-même : « Je crois plutôt que je vais de l’un à l’autre. Ainsi, le colonisé, c’est moi ; le colonisateur, c’est aussi moi. » Toute l’entreprise du Journal est une tentative pour coïncider avec lui-même