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Le Discours aux animaux mis en scène par Valéry Warnotte

décembre 2017

#Divers

Un écran gigantesque, une scène sur laquelle un ou des musiciens accompagnent un comédien qui seul déclame, chante, vit, transpire Le Discours aux animaux de Valère Novarina[1]. Pour cette nouvelle adaptation de cette œuvre du dramaturge franco-suisse, le metteur en scène Valéry Warnotte a préféré l’anglais américain, puis l’arabe, à la langue française. Il a pour cela confié la traduction de ce texte à Amin Erfani, professeur à la City University of New York pour la partie intitulée « L’Animal du Temps » (The Animal of Time) et à Georgine Ayoub de l’Institut national des langues et civilisations orientales de Paris (Inalco) pour « L’Inquiétude » (Al Qalaq). Ou plutôt ces derniers ont-ils transcrit en anglais américain et en arabe la langue novarinienne. La représentation commence ainsi par Chris Kayser, comédien et acteur d’Atlanta, dont la gouaille est puissamment colorée par les rythmes du batteur Frédéric Lamarre et les rifs de guitare de Pablo Roquefort. Lui succède ensuite le comédien Farid Bouzenad, dont la force douce est subtilement accompagnée par le musicien Camel Zekri. Texte et musique, mots et sons se lient ainsi sur la scène de la Maison de la poésie pour cette représentation unique, également présentée le 15 décembre à l’Institut du monde arabe.

 

La langue de Valère Novarina se caractérise déjà par son étrangeté, par une déformation des mots, par tout un travail sur la sonorité et l’hybridité du langage qui le libère de l’entendement pour explorer sa plasticité et son organicité. Ce langage qui devait servir l’expression de la raison, la communication entre les hommes, devient ici incompréhensible, toujours sujet à d’innombrables incohérences. Ou plutôt méta-compréhensible. En effet, par ses multiples pas de côté, par cette langue qui n’en finit pas de fourcher, de dérailler, un nouveau sens apparaît. Celui d’une humanité qui n’est plus maîtresse d’elle-même et qui est comme possédée par une langue qui lui échappe.

Dans ses Métamorphoses, Ovide peignait une condition humaine écartelée entre animalité et divinité. Dans son Discours aux animaux, Valère Novarina nous fait entendre une humanité folle. Comment ne pas penser au « Plancher de Jeannot », ce morceau de parquet sur lequel Jeannot le Béarnais, un pensionnaire de l’hôpital Sainte-Anne de Paris avait gravé en 1971 un ensemble de délires graphiques et phonétiques aujourd’hui exposé rue Cabanis. La langue novarinienne révèle elle aussi toute la folie de nos existences. Le langage qui ne sert plus la raison interroge dès lors la déraison du sens (cérébral) qui se fait son et sens (animal).

Lors d’un entretien au Petit Palais avec Jean-Michel Maulpoix, organisé par la Maison des écrivains et de la littérature dans le cadre du cycle « La poésie, pour quoi faire ? », le 18 novembre 2009, et à l’occasion de la parution de L’envers de l’esprit[2], Valère Novarina voyait dans l’érosion du langage la prédiction de catastrophes à venir. Si tel est le cas, cette nouvelle adaptation de Valéry Warnotte, en radicalisant cette méta-compréhensibilité du langage novarinien nous propose alors une nouvelle béatitude post-christique : heureux ceux qui ne comprennent plus le langage, ils percevront la folie d’être.

En effet, en américanisant et en arabisant la langue de Novarina, le metteur en scène interroge cette relation toute particulière entre un acteur et un spectateur qui, s’il n’est ni anglophone ni arabophone confirmé, ne le comprend pas. D’autant plus que Valéry Warnotte a choisi délibérément de privilégier les absences de traductions, comme autant de zones blanches où le spectateur attend de lire ce que dit le comédien mais, ne voyant rien s’afficher sur l’écran, est comme un navigateur perdu en pleine mer à la recherche d’un bout de terre (ou l’automobiliste égaré qui attend angoissé que son GPS se remette à fonctionner et à capter un signal). Le public est alors contraint d’oublier le texte pour se concentrer sur le jeu, les expressions et les intonations des comédiens. Et si l’on ne comprend pas ce qui est dit, c’est tant mieux. Car la parole y devient dès lors orpheline de sens et devient son, souffle, mélodie.

Si les mots sont chez Valère Novarina sujets à mille métamorphoses et hybridations, Valéry Warnotte les soumet pour sa part à une nouvelle transfiguration en choisissant de les sonoriser par le recours de ces deux langues éminemment musicales. L’anglais américain est ainsi celle d’un siècle de chansons, du blues au jazz, du rock au rap, et l’arabe celle des psalmodies coraniques – le tartîl – et des chants soufis.

Nous sommes alors obligés de dépasser notre envie de comprendre et de nous laisser aller à ce nouveau langage qui révèle sa puissance sonore, comparables à ces animaux auxquels s’adresse le comédien qui ne peuvent comprendre ce qu’il dit, mais seulement ce qu’il bouge et les nuances sonores qui sortent de sa bouche. La langue y devient alors « concrète », au sens où le père du suprématisme désignait l’abstraction. Comme la peinture de l’artiste et théoricien russe Malévitch, le langage y devient matière sonore, sans avoir à passer par l’idéalité du sens. Il revendique ainsi la « terre de par terre », l’organicité du son et de la langue comme organe, du corps dont celui de Farid Bouzenad finira en transe, à danser sous les frappes d’une folie entre l’extase et la possession. Nous qui voudrions tant, au contraire, la maîtriser, comme nous avons domestiqué ces animaux que Jean-le-maître assigne à l’écoute.

« À la vie qui vaille, aucun cimetière vaut rien pour rien. Ici tomba Louis, ici lutta Jean Bref. Ici souffrit l’enfant Pénultérin. Ici pensa le recteur Ténébron. Ici je me pendis moi-même en me voyant d’avion. Ici aucun homme ni plus marcha, ni n’a marché, ni n’entra, ni ne fut. Ici, dans cette toute petite chose en terre de par terre, entra l’Homme de Lutta-Hucha qui fut un qui se prit vingt ans de suite pour moi-même. »

© Al Qalaq - Camel Zekri - Dan Ramaen

L’écran pourrait alors évoquer ces pierres tombales sur lesquelles des épitaphes tentent de signifier, résumer, mettre de l’ordre, voire justifier l’être disparu. Mais sans réussir à la contenir. Lettres mortes. Le texte s’y révèle alors forcément dérisoire. Le langage impuissant. Alors, de ces lettres immobiles qui s’affichent et se figent sur ces stèles numériques, déborde ce corps qui se raconte, qui est mille vies avant de n’être qu’un paragraphe, que quelques mots lumineux. Et ces deux corps, ces deux visages, ces deux langues qui dédoublent le texte, qui dédoublent ce Jean, incarnent dès lors son universalité, ou plutôt sa collectivité, tant ce drôle d’humain qui déblatère avec passion et conviction un discours que nous ne comprenons pas n’est autre que nous-mêmes, qui passons notre existence à frémir pour des plaisirs ou des idées qui ne peuvent que paraître totalement étrangères et incompréhensibles à des animaux. Nous sommes tous cet « homme à qui il n’est rien arrivé », ce «  115 000 000ème ou 846 000 000ème », ce Jean protéiforme, ce Jean Sans nom et Cent noms.

Dans La Volonté de puissance, Nietzsche écrivait de l’homme qu’il était « une petite espèce animale présomptueuse » et de la vie terrestre « un instant, un épisode, une exception sans conséquence, sans importance pour le caractère global de la terre ». Combien ce constat désabusé, voire « métabusé », non plus à l’abri de l’« abusement » mais bien au-delà, résonne-t-il chez le spectateur qui, au terme de la partie américaine de ce monologue, voit les 1 111 noms d’oiseaux patiemment énumérés par Chris Kayser s’envoler, se désagréger, se disperser pour se mêler en une tornade de signes aux lettres arabes qui annoncent la venue de Farid Bouzenad.

Et si, aujourd’hui, nos mursFacebook étaient la version numérique de ces stèles évoquées plus haut ? Conscients d’une existence sans à-venir et toujours plus précaire, nous sommes alors fiévreux d’y laisser mille oraisons de nous-mêmes pour conjurer un présent sans après et sans archive, nous écrivons, nous-mêmes en temps réel, nos propres épitaphes. Chaque post signe alors comme une petite mort qui, parce qu’il disparaît aussitôt dans l’infinité des actualisations Facebook, nous oblige à en écrire un autre, et un autre et encore un autre… Des écritures de nous-mêmes qui ne parviennent pas pour autant à éclaircir le long monologue de nos vies. Car si cet écran – le nôtre comme celui qui accompagne la représentation – donne à ce langage un rythme en variant la taille des lettres, la vitesse de leur apparition, jusqu’à les faire danser, celui-ci demeure toujours aussi opaque.

Le langage est né du besoin qu’eut un jour l’homme d’exprimer des idées et désirs complexes. Il l’accompagna ensuite dans l’entreprise qui fut la sienne de nommer le monde pour mieux pouvoir l’ordonner, c’est-à-dire de le ranger et de l’obliger, de le soumettre. Chez Novarina, ce monde se révèle au contraire rétif à tout ordonnancement. Ce dernier substitue vite à l’ordre voulu un désordre chaotique, instable, une langue qui s’emmêle, se plie, se déplie, se mystifie. Valéry Warnotte dépasse et subjugue à son tour ce fantasme qui consiste à vouloir comprendre et raisonner le monde. Il invite au contraire à s’abandonner à son étrangeté, celle-là même que s’avère révéler le métalangage novarinien. Et comme « nous avons oublié la race des animaux de quoi la gloire humaine fut faite », que « l’homme se sorte de la vie maintenant lui-même » ! Un mouvement à suivre, assurément.

Bertrand Naivin



[1] Valère Novarina, Le Discours aux animaux, Paris, P.O.L., 1987. Mise en scène par Valéry Warnotte, Maison de la poésie, le 12 décembre 2017, avec Farid Bouzenad & Chris Kayser. Musique : Camel Zekri, Frédéric Lamarre & Pablo Roquefort.

[2] V. Novarina, L’Envers de l’esprit, Paris, P.O.L., 2009.