
Affamés de justice
Les grèves de la faim en prison
Malgré l’indifférence de l’opinion et la répression des autorités, la grève de la faim est une arme légitime d’autodéfense contre l’oppression carcérale qui affirme la dignité et la liberté des détenus.
Avec la guerre en Ukraine, le mouvement de protestation en Iran et la pénurie de carburants en France, peu de gens auront entendu parler de la grève de la faim entamée le 25 septembre 2022 par l’avocat franco-palestinien Salah Hamouri et vingt-neuf autres prisonniers palestiniens pour protester contre leur détention administrative1. Sous ce régime, Israël emprisonne des Palestiniens pour des périodes de six mois renouvelables, sans les juger ni les informer de la raison de leur emprisonnement. Près de huit cents Palestiniens, dont des représentants élus, des avocats et des journalistes, sont aujourd’hui en détention administrative – un record depuis vingt ans.
Les détenus administratifs palestiniens ont mené des milliers de grèves de la faim depuis l’occupation des Territoires de 1967, non seulement pour protester contre l’occupation israélienne et sa « toile carcérale2 », tissée en partie par le régime de détention administrative, mais aussi pour obtenir de meilleures conditions de vie en prison. Le nombre de visites et d’appels téléphoniques autorisés, l’alimentation, l’ameublement des cellules, l’accès aux soins : « tout dans la prison est sous-tendu par une histoire de résistance », comme l’a confié Nader, un ancien militant, à Julie Norman, politiste et autrice d’une étude du mouvement des prisonniers palestiniens3.
Dans l’indifférence générale
La grève de la faim est l’archétype de la résistance carcérale non seulement dans les Territoires palestiniens mais partout dans le monde ; et l’instrument principal de protection des droits des prisonniers au sein des établissements pénitentiaires, des centres de rétention administrative et des camps de réfugiés. Elle est d’une efficacité redoutable : une recherche sociologique transnationale sur plus d’un millier de grèves de la faim entreprises entre 1906 et 2004 leur attribue un taux de succès de plus de 75 %4. Si l’on connaît l’histoire des premières grèves de la faim par des dissidents russes dans les goulags sibériens à la fin du xixe siècle, des suffragettes britanniques au début du xxe siècle, des républicains irlandais emprisonnés en Irlande du Nord ou des partisans de l’indépendance de l’Inde sous le Raj britannique5, les grèves de la faim du xxie siècle demeurent sous-étudiées.
Ceux qui s’y livrent de nos jours sont souvent des personnes, tels les migrants en centre de rétention ou les personnes incarcérées dans des prisons haute sécurité, qui n’étaient pas préalablement organisées. En 2001, plus de deux mille réfugiés tanzaniens firent une grève de la faim contre les menaces du gouvernement kenyan de transférer leurs chefs de file dans un autre camp. Les centres britanniques de rétention des migrants ont été le théâtre de plus de trois mille grèves de la faim entre 2015 et 2019. Près de deux mille cinq cents grèves de la faim eurent lieu dans les centres américains de rétention de migrants rien qu’au cours des six premiers mois de la pandémie de Covid-19. Le record de participation revient sans doute aux prisonniers de Californie dont vingt-neuf mille participèrent à une grève de la faim pour protester contre le placement illimité à l’isolation en 2013.
Les grèves de la faim ont besoin de l’attention des médias, du regard de l’opinion publique sur les corps émaciés qu’elles mettent en spectacle et sur les conditions qui peuvent mener les gens à recourir à une telle tactique. Mais à moins qu’elles soient massives ou entreprises par des personnes célèbres, les grèves de la faim font rarement la une des journaux. Sauf erreur de ma part, la dernière à occuper la une des journaux était celle d’Alexeï Navalny, le principal opposant russe de Vladimir Poutine emprisonné sous de fausses accusations en 2021.
En réalité, l’opinion publique ne se soucie guère du sort des personnes emprisonnées. Les prisonniers, qu’ils soient en attente de jugement ou condamnés, sont considérés comme des « criminels ». Les détenus administratifs israéliens sont assimilés à des « terroristes ». Les migrants en demande d’asile sont qualifiés d’« illégaux ». Ces appellations stigmatisent les personnes incarcérées, nient leur humanité et les relèguent au statut de parasites de la société. Elles invitent à ne pas se soucier de ce qui se passe en prison. En 2006, dix détenus de Clairvaux (Aube) condamnés à de longues peines rédigeaient un texte dans lequel ils disaient préférer la mort au « sort d’enterré vif » auquel l’État les abandonnait, « dans l’indifférence générale » : « Nous les emmurés vivants à perpétuité du Centre pénitentiaire le plus sécuritaire de France, nous en appelons au rétablissement effectif de la peine de mort pour nous6. »
Face à l’oppression carcérale
À ce mépris social et existentiel s’ajoute le caractère caché des violations des droits humains des détenus, qui sont pléthore dans la plupart des prisons du monde (bien qu’à différents degrés bien sûr). De la détention administrative à l’hyperinflation carcérale, de l’exploitation du travail des prisonniers au placement à l’isolation, en passant par l’horreur des camps de migrants, les sociétés démocratiques ne sont pas exemptes de ce qu’on peut appeler « l’oppression carcérale » – le traitement injuste et injustifié des détenus. Le taux de suicide est cinq à six fois plus élevé en France que dans les autres établissements carcéraux de l’Europe des Quinze7, les prisons françaises étant surpeuplées et insalubres et les détenus subissant des mauvais traitements et des violences. Or ce qui se passe en prison n’est pas visible du public et n’est souvent pas même connu après coup. Non seulement la prison est fermée par des murailles et des barbelés, mais les autorités carcérales opèrent souvent dans la confidentialité, documentant les plaintes, ainsi que les grèves de la faim, de manière erratique et refusant régulièrement de se plier aux demandes des journalistes et des organisations non gouvernementales d’accéder aux documents administratifs. La clôture physique de l’espace carcéral facilite en outre une culture du silence qui permet trop souvent aux abus de pouvoir de se perpétrer dans l’impunité.
Les grèves de la faim, qui visent souvent l’oppression carcérale, font l’objet d’interdictions et de répressions. Les règlements intérieurs de nombreuses prisons les prohibent. Maître Hamouri et ses confrères ont été placés à l’isolement à cause de leur grève de la faim. Aux États-Unis, les autorités estiment que les grévistes de la faim perturbent le fonctionnement normal de la prison en imposant plus de charge de travail au personnel et les accusent d’infractions, telles que « l’incitation à la violence » et « la participation à une émeute ». En France, la plupart des grévistes de la faim ne bénéficient d’aucun suivi médical8 ; et ils sont souvent placés à l’isolement de manière préventive.
Les employés de l’agence américaine de contrôle de l’immigration et des douanes (ICE) ont aspergé de gaz poivré, battu et placé à l’isolement les migrants en grèves de la faim. Ils recourent aussi régulièrement à l’alimentation et l’hydratation de force9. L’Association médicale mondiale condamne l’alimentation forcée comme une pratique contraire à la déontologie médicale et « équivalente à la torture » dans ses déclarations de Tokyo (1975) et de Malte (1991). La Cour européenne des droits de l’homme l’autorise pourtant pour sauver la vie du détenu. Quant à Israël, une loi permet aux autorités carcérales d’alimenter de force les grévistes de la faim afin d’assurer le maintien de l’ordre carcéral et la sécurité du personnel de prison et de la communauté (compte tenu du risque présumé que les grèves de la faim en prison s’accompagnent de violence politique à l’extérieur).
Les autorités considèrent les grèves de la faim comme du chantage. Le ministre israélien de la Sécurité publique a décrit une grève de la faim de mille deux cents prisonniers palestiniens en 2017 comme une « manœuvre politique », un « chantage » et une « extorsion10 ». Lorsque Bobby Sands, le chef de l’Armée républicaine irlandaise provisoire, mourut au soixante-sixième jour de sa grève de la faim à la prison de Maze (Long Kesh), un tabloïd britannique exulta : « Le chantage a échoué ! » Même Mohandas Gandhi fut accusé de chantage par les autorités britanniques lorsqu’il entreprit des jeûnes publics. Le Mahatma insistait pourtant sur le fait qu’il effectuait ses jeûnes dans l’esprit du satyagraha (« force-vérité » en sanskrit), afin d’exercer une pression purement morale et non violente sur des membres de sa propre communauté, dont le cœur pouvait être attendri par ses supplications. Un de ses jeûnes eut pour but de galvaniser le mouvement social d’ouvriers textiles en grève. Gandhi voyait en revanche dans les grèves de la faim des suffragettes et des républicains irlandais, qui émergeaient dans le cadre de mouvements qui n’étaient pas engagés dans la non-violence et ciblaient les autorités britanniques, des tentatives violentes et vengeresses de faire « plier l’adversaire à [leur] volonté par la force physique ».
Le droit de grève
Les avocats et les activistes qui soutiennent les prisonniers dénoncent les interdictions et répressions des grèves de la faim comme une violation injustifiable des droits humains qui se surajoute aux mauvais traitements que les grévistes cherchent à dénoncer. Ces avocats et activistes sympathisants affirment le droit des prisonniers à mener des grèves de la faim, sur la base du droit de refuser un traitement médical (lequel interdit l’alimentation de force) et du droit à la liberté d’expression (lequel interdirait de punir les grévistes de la faim), et étant donné le caractère entièrement non violent et pacifique de la grève de la faim.
Cependant, l’alimentation de force n’est ni la seule ni la plus courante ingérence coercitive contre les grévistes de la faim. Et les limitations substantielles de la liberté d’expression en prison font que les tribunaux objectent généralement aux grévistes de la faim qu’ils auraient pu se plaindre sans enfreindre le règlement. Les grèves de la faim en prison ne sont en outre ni non violentes, ni pacifiques. D’une part, le refus de se nourrir inflige une grande violence sur le corps. Les dégâts de santé sont graves et irréversibles, dès lors que l’organisme a épuisé ses ressources de sucre et de graisse et commence à puiser dans les protéines, en moyenne dès la troisième semaine de famine. Le risque de mort est élevé après quatre semaines. La violence auto-infligée est bel et bien une forme de violence, même s’il est important de souligner le fait qu’elle ne porte pas atteinte aux droits des autres. Les grévistes de la faim élèvent cette violence en spectacle et expriment, par leur état squelettique, la déclaration existentielle : « plutôt mourir que de vivre dans ces conditions ».
D’autre part, ni Gandhi ni les autorités n’ont tort de voir dans les grèves de la faim carcérales une forme de chantage. Mais tandis que le chantage de l’agresseur prend la forme de la menace « la bourse ou la vie », le gréviste de la faim menace sa propre vie pour atteindre son but. Comment se fait-il qu’une telle menace puisse être efficace ? La réponse tient dans les responsabilités de protection que les autorités héritent du fait de la détention. Les autorités carcérales ont le devoir de s’assurer de la santé et de l’intégrité corporelle des personnes sous leur garde. Les grévistes de la faim sapent la capacité des autorités à s’acquitter de ce devoir à la fois en perturbant l’ordre carcéral et en mettant en danger leur santé et leur intégrité corporelle. Ils exploitent ainsi ce que la prison est censée protéger, mais qu’elle contrôle et maltraite : leur propre corps. Abdellatif Laâbi, le poète et dissident marocain exilé en France depuis 1985, écrit dans « La grève de la faim » : « la seule arme qui nous reste / c’est ce souffle / irrépressible en nous / l’épuiser jusqu’à la limite extrême / risquer son extinction / pour que sauve soit notre dignité11 ». Cette arme de dernier recours – la seule qu’il reste aux prisonniers, ces personnes sans recours – est efficace parce qu’elle utilise le corps opprimé comme un levier pour faire pression sur les autorités. En s’affamant, la personne exige le respect de ses droits humains et de ceux des siens et affirme ainsi sa dignité et sa capacité d’action politique.
Il est essentiel de défendre le droit des personnes incarcérées à la grève de la faim en allant au-delà du droit des patients de refuser des soins et du droit des prisonniers à la liberté d’expression et sans pour autant nier son caractère radical et violent. En pensant la grève de la faim comme un dernier recours, on peut justement faire reposer le droit à la grève de la faim sur le fondement du droit à un recours effectif12, dans un contexte où les mécanismes de plainte sont limités et inadéquats face à l’oppression carcérale. Par la grève de la faim, des personnes incarcérées et dont les droits sont violés exercent donc leur droit au recours, exigeant réparations pour leurs préjudices. Si l’espace juridique pourrait ainsi accommoder un tel droit à la grève de la faim, il est cependant important de noter que certains grévistes de la faim n’ont aucun espoir d’obtenir gain de cause et n’ont que du mépris pour les autorités qui jugeraient leurs réclamations. Pour rendre compte de ceux-ci, il faut plutôt développer une éthique et métaphysique politiques de la résistance en prison. Sous cet angle, la grève de la faim est une arme d’autodéfense contre l’oppression carcérale qui affirme la dignité et la liberté des détenus.
- 1. Voir Alice Froussard, « L’avocat franco-palestinien Salah Hamouri en grève de la faim contre sa détention administrative », Radio France international, 6 octobre 2022.
- 2. Voir Stéphanie Latte Abdallah, La toile carcérale. Une histoire de l’enfermement en Palestine, Paris, Bayard, 2021.
- 3. Julie M. Norman, The Palestinian Prisoner Movement: Resistance and Disobedience, Londres, Routledge, 2021.
- 4. Stephen J. Scanlan, Laurie Cooper Stoll et Kimberly Lumm, “Starving for change: The hunger strike and nonviolent action, 1906-2004”, Research in Social Movements, Conflicts and Change, vol. 28, 2008, p. 275-323.
- 5. Voir, par exemple, Kevin Grant, Last Weapons: Hunger Strikes and Fasts in the British Empire, 1890-1948, Berkeley, University of California Press, 2019.
- 6. Abdelhamid Hakkar, André Gennera, Bernard Lasselin, Patrick Perrochon, Milivoj Miloslavjevic, Daniel Aerts, Farid Tahir, Christian Rivière, Jean-Marie Dubois et Tadeusz Tutkaj, « Appel des perpétuités de Clairvaux. Pour un rétablissement effectif de la peine de mort », 16 janvier 2006.
- 7. Géraldine Duthé, Angélique Hazard, Annie Kensey et Jean-Louis Pan Ké Shon, « Suicide en prison : La France comparée à ses voisins européens », Population et Sociétés, nº 462, décembre 2009.
- 8. Stéphanie Fayeulle, Frédéric Renou, Emmanuel Protais, Valéry Hédouin, Guillaume Wartel et Jean-Luc Yvin, « Prise en charge médicale de la grève de la faim en milieu carcéral », La Presse médicale, vol. 39, nº 10, octobre 2010, p. e217-e222.
- 9. Eunice Hyunhye Cho et Joanna Naples-Michell (sous la dir. de), Behind Closed Doors: Abuse and Retaliation Against Hunger Strikers in U.S. Immigration Detention, American Civil Liberties Union et Physicians for Human Rights, juin 2021.
- 10. Erdan Gilad, “The truth about the Palestinian hunger strike”, The New York Times, 1er mai 2017.
- 11. Abdellatif Laâbi, « La grève de la faim », Sous le bâillon le poème (poèmes et autres textes de prison 1972-1980), dans Œuvre poétique I, préface de Jean-Luc Wauthier, Paris, La Différence, 2010.
- 12. Voir l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne.