
Une justice de validation ?
Le 14 novembre 2017, moins d’un an après l’entrée en vigueur de la loi Sapin 2[1], le parquet national financier a diffusé sur son compte Twitter la nouvelle de la première convention judiciaire d’intérêt public (Cjip) : « #Pnf 1ère #Cjip conclue par le Pnf et validée ce jour : Hsbc s’engage à verser la somme totale de 300 millions d’euros. » Deux ans après le premier « accord de poursuite différée » (Deferred Prosecution Agreement [Dpa]) britannique et vingt-quatre ans après le premier Dpa américain, c’est donc au tour de la France de produire son accord de justice négociée, largement inspiré de ces prédécesseurs. Ouverte aux entreprises mises en cause pour corruption, trafic d’influence, blanchiment de fraude fiscale et infractions connexes, la Cjip permet ainsi d’éteindre l’action publique sans reconnaissance de culpabilité. En contrepartie, l’entreprise s’acquitte d’une amende dans la limite de 30 % du chiffre d’affaires des trois dernières années et, le cas échéant, applique un programme de mise en conformité (compliance) et répare le préjudice des victimes. Elle signe une convention contenant un exposé des faits avant la mise en mouvement de l’action publique ou après, en cours d’information judiciaire. C’est cette dernière convention qui a été conclue par le procureur financier avec la filiale suisse du groupe britannique Hsbc et « validée » par le président du Tribunal de grande instance de Paris pour des faits de démarchage illicite de prospects français et de blanchiment aggravé de fraude fiscale.
Pour la première fois dans l’histoire de la justice en France, a été prononcée une amende « pénale » d’un montant de 300 millions d’euros tout rond[2]. Le parquet financier a également précisé que cette somme « abondera le budget général de l’État français », sous-entendant par là que l’amende ne sera versée ni au Trésor américain ni à d’autres autorités. Quant à la convention, elle a été publiée en français, conformément à l’ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, sur le site internet de l’Agence française anticorruption (Afa), mais accompagnée d’une traduction en langue anglaise. Pareil déploiement se comprend ; il s’agit de la première réponse de la France aux poursuites extraterritoriales lancées depuis plusieurs années par le département de la Justice américain à l’encontre de grandes entreprises françaises, dont Bnp Paribas, Alstom et le Crédit agricole. Ces poursuites ont toutes abouti à des sanctions d’un montant de plusieurs centaines de milliers de dollars pour des infractions aux lois américaines en matière d’embargo et de corruption d’agents publics étrangers. Par un effet d’aubaine, le procureur français, à son tour, s’est prévalu de sa première mise en œuvre de la loi Sapin 2, aussitôt relayée par les observateurs américains : “France enforcement: Hsbc pays € 300 million for first Dpa[3].” Le montant de l’amende et l’accord obtenu sont ainsi l’étalon de mesure de la crédibilité du dispositif sur la scène internationale, dans le cadre de l’Organisation de coopération et de développement économiques (Ocde).
Cette première convention a néanmoins été critiquée au motif qu’il s’agirait pour la banque d’un arrangement à bon compte l’ayant sous-traité à un procès public. La critique est paradoxale puisque c’est l’amende pénale la plus importante prononcée par la justice en France et qu’il n’existe à ce jour aucune condamnation définitive en matière de justice transnationale. Personne ne peut prédire l’issue d’un procès et le montant de l’amende. En revanche, le délibéré à venir dans le procès « Pétrole contre Nourriture I » et le prochain procès de la banque suisse Ubs, qui a refusé de signer la Cjip proposée pour des faits similaires, devraient apporter des éléments de réponse. Il reste que le procès est anachronique lorsqu’il a lieu des années après les faits reprochés, que l’entreprise a mis fin aux pratiques et que les dirigeants de l’époque ont quitté l’entreprise. Le sens d’un procès pour une personne morale « désincarnée », poursuivie pour des agissements ayant cessé, paraît difficile à cerner.
Au contraire, une Cjip permet à l’entreprise de « tourner la page » sans obérer l’avenir, en lui évitant une inscription au casier judiciaire et l’exclusion d’accès aux marchés publics. Ce fut la décision prise dans l’affaire Hsbc ; la convention judiciaire a souligné les réformes entreprises pour désigner de nouveaux dirigeants, arrêter le service de banque restante et se séparer de certains clients. Le président du Tribunal de grande instance de Paris, quant à lui, a sobrement estimé la convention « pleinement justifiée dans son principe et son montant ».
Reste l’absence de débat contradictoire public sur les faits. Selon le mot choisi par le législateur, le juge de la convention est un juge qui « valide » ou non, selon l’étymologie latine validus, c’est-à-dire qui fortifie la convention, la rend robuste, plutôt qu’un juge qui explique les faits ; l’information sur les faits se trouve donc dans la convention soigneusement rédigée en cinquante-deux points. Quant à la discussion sur les faits, elle n’a plus lieu dans l’enceinte du palais de justice. C’est la convention elle-même qui est commentée à l’extérieur, dans les conférences internationales qui réunissent magistrats, avocats, directeurs juridiques et de la conformité (compliance officers).
En réalité, le regard du juge sur les seuls faits réglés par convention importe moins que le regard d’ensemble. Le dispositif concerne aussi d’autres personnes, d’autres pratiques et, in fine, la culture de l’entreprise tout entière. Le communiqué du parquet financier indique ainsi qu’un non-lieu a été prononcé en faveur de la société-mère du groupe Hsbc, tout en rappelant à la dernière ligne que deux anciens dirigeants de la banque suisse restent « pénalement » poursuivis. Par cette ligne, le parquet financier souligne haut et fort qu’il n’entend pas renoncer pour autant aux poursuites contre certaines personnes physiques. Le débat sur le bien-fondé de ces poursuites sera crucial pour l’avenir du dispositif. Par-delà les personnes, le département de la Justice américain a mis en place depuis plus de deux ans un programme incitatif de prévention de la délinquance économique dont le vocabulaire s’inspire manifestement des analyses de sécurité du domaine aéronautique. Ce dispositif doit notamment permettre de s’assurer qu’à la suite de la défaillance identifiée, l’entreprise a pleinement recherché en son sein les causes-racines (root cause analysis) et identifié les mesures pour éviter sa réitération (remediation).
À rebours du procès traditionnel, ce qui se passe à l’intérieur de l’entreprise avant et après l’acte illicite compte au moins autant que l’acte lui-même. Avant : la question est de savoir s’il faut révéler spontanément des faits suspects à l’extérieur afin d’espérer une convention judiciaire. Après : la question est de savoir comment coopérer avec les autorités et éviter la réitération de l’illicite. Dans l’affaire Hsbc, si la Cjip n’existait pas à l’ouverture de l’enquête, la convention judiciaire affirme pourtant que la filiale « n’a pas révélé les faits » aux autorités et a apporté une « coopération minimale » à l’enquête. La seconde révolution est donc à venir, lorsqu’une convention judiciaire sera conclue à la suite d’une révélation volontaire. Espérons que la justice française saura accueillir pleinement et favorablement une démarche spontanée qui n’est pas encore ancrée dans notre culture.
[1] Loi no 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.
[2] @pr_financier, le 14 novembre 2017.
[3] Richard L. Cassin, « Mise en œuvre de la loi française : Hsbc paie 300 millions d’euros pour le premier Dpa », Fcpa blog, le 28 novembre 2017.