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Ce que l'Europe nous a apporté

mai 2014

#Divers

Christian Lequesne est directeur de recherche au CERI – Sciences Po. Cet article reprend une conférence prononcée devant les auditeurs de l’Institut de l’Ecole Normale Supérieure (Ulm) le 10 février 2014.

 

Cet article est publié dans le cadre de notre dossier "Pour un nouvel esprit européen" (mai 2014), qui comprend un texte du philosophe allemand Jürgen Habermas et un article de Paolo Flores d'Arcais, directeur de la revue italienne Micromega.

 

Un constat s’impose, en France comme dans tous les Etats membres de l’Union européenne : la construction européenne ne fait plus recette, au point que les hommes et femmes politiques qui y croient encore ne savent plus comment en parler positivement à leurs électeurs. Les sondages annoncent partout des taux d’abstention record et des scores élevés pour les partis eurosceptiques lors des élections du Parlement européen de mai 2014. Une question dès lors s’impose : pourquoi la construction européenne est-elle chargée d’une telle connotation négative ? Pourquoi les bienfaits qui ont été apportés par cette aventure transnationale sans équivalent sont-ils subitement oubliés ?

 

Les acquis de l’Europe

 

L’idée de construire politiquement le continent a traversé l’Europe depuis l’essor des nations. Il faut attendre la fin de la Seconde guerre mondiale pour qu’elle trouve une traduction institutionnelle concrète dans la Déclaration de Robert Schuman le 9 mai 1950 visant à mettre en commun la production française et allemande de charbon et d’acier dans une organisation ouverte aux autres pays européens. L’utopie est devenue réalité grâce à trois idées fortes : tout d’abord, réaliser un projet démocratique européen en prenant soin d’y associer l’Allemagne, tout juste sortie des affres du national-socialisme. En octobre 1945, Joseph Rovan, rescapé du camp de concentration de Dachau, écrivait dans Esprit qu’en France et en Europe, nous aurons « l’Allemagne de nos mérites »[1]. La deuxième idée fut celle de la supranationalité. Inspirée par Jean Monnet et Robert Schuman, la première Communauté européenne du charbon et de l’acier, née en 1951 à la suite de la Déclaration Schuman, était une organisation internationale d’un type nouveau. Elle reposait sur l’autonomie assumée de ses instances décisionnelles par rapport aux Etats constituants. La troisième idée visait la création d’un marché européen sans frontières, en rupture avec le protectionnisme qui n’avait jamais été aussi fort qu’entre 1913 et 1939, entraînant une véritable contraction du commerce mondial.

 

Le projet de la construction européenne doit beaucoup à quelques hommes politiques visionnaires (le français Schuman, l’italien De Gasperi, l’allemand Adenauer) dont la pensée politique était à l’époque, ne l’oublions jamais, minoritaire. Il doit aussi son inspiration à des experts, en particulier Jean Monnet, Commissaire Général au Plan en France qui deviendra le premier Président de la Haute Autorité de la CECA en 1952.

 

Tout le mouvement de la construction européenne qui a suivi ces étapes fondatrices est resté jusqu’à nos jours marqué par les mêmes principes. Il a produit une organisation régionale tout à fait inédite par rapport aux autres continents du monde mais aussi à l’échelle du système international, ce que les Européens ont précisément tendance à oublier. Tout homme ou femme politique qui souhaite défendre le projet de la construction européenne se doit justement de rappeler les acquis. Il y a en cinq. Le premier est d’avoir rendu la guerre impossible entre les membres du club. Avoir éliminé le risque de guerre par une mise en commun des souverainetés nationales est loin d’être une banalité historique. Pas loin de nous, le Président de la Russie, Vladimir Poutine, montre que sa conception des relations internationales est, à l’inverse, encore celle du rapport de force et de l’utilisation de la menace armée. Il y a ensuite le principe libéral – au sens économique mais aussi politique – de la libre circulation. Les eurosceptiques ne cessent de pointer les conséquences négatives du démantèlement des frontières nationales. Pourtant, la majorité des citoyens de l’Union européenne oublient qu’ils ont intégré comme la normalité cette porosité des frontières et son corollaire, la mobilité. Il faut vivre les contrôles à la frontière entre le Canada et les Etats-Unis pour mesurer le formidable bond en avant que nous avons accompli en Europe avec la création d’un espace commun de circulation.

 

Un troisième acquis est l’intégration commerciale de l’Union européenne, dû à un remarquable travail de rapprochement des normes. Il est étonnant que les responsables politiques ne parlent jamais du succès de cette politique commerciale commune qui fait la force des Européens à l’extérieur, au point que les Australiens et les Brésiliens voient l’Union européenne essentiellement à travers le prisme de son commerce. L’Union européenne demeure la première puissance commerciale du monde, et s’il y a un domaine dans lequel l’Union européenne est respectée, c’est bien celui-ci. En quatrième lieu, l’Union européenne repose sur un ensemble de valeurs, celles de la démocratie et de l’état de droit, qui continuent à faire d’elle un modèle attractif pour son voisinage. Les pays d’Europe centrale et orientale, libérés en 1989 du joug soviétique, ont souhaité ce que les dissidences appelaient alors « le retour à l’Europe », parce qu’elles voulaient le retour aux valeurs de l’état de droit. De même, malgré la crise économique qu’a connue l’Union européenne depuis 2008, c’est le refus par Ianoukovitch, sous la pression de Poutine, de signer un accord d’association avec l’Union européenne qui a mis les Ukrainiens dans la rue à Kiev pour en découdre avec un régime pro-russe corrompu. Pour une majorité des Ukrainiens, se rapprocher de l’Union européenne signifie d’abord et avant tout l’aspiration à être un jour gouvernés par des leaders qui appliquent les principes de la démocratie.

 

Enfin, le dernier acquis est cette capacité qu’ont eue les Européens à mettre en commun leurs souverainetés nationales en acceptant que la négociation produise un droit supérieur au droit des Etats. Il en a découlé un espace de droit, au plan régional, qui n’a pas d’équivalent dans le monde. Il est important de rappeler ces acquis pour rompre avec le discours du pessimisme ambiant, qui fait par exemple qu’en France, 57% des Français trouvent en mars 2014 l’Europe peu efficace[2]. Le rappel des acquis positifs requiert cependant de ne pas fuir les critiques nuancées, à condition de les expliquer.

 

Les écueils et les échecs

 

Une première nuance est que la formulation de politiques publiques européennes (policies en anglais) s’est faite à l’intérieur d’une nouvelle institution politique (polity) sans générer en parallèle beaucoup d’activité politique (politics). La politique, au sens de la controverse et du compromis inhérents à toute expérience démocratique, n’a jamais vraiment réussi à s’européaniser. Le résultat est une forte perception de technocratie par le citoyen, ce dernier considérant que l’Union européenne résout peut être des problèmes, mais sans réel débat sur les choix. Il faut continuer à s’interroger sur la difficulté de l’Union européenne à faire émerger de la politique. L’une des raisons qui rend difficile la confrontation des choix et l’organisation de la controverse est la nature multiculturelle et multilingue de l’Union européenne.

 

La deuxième nuance a trait à l’organisation du marché permettant l’échange des marchandises et des capitaux, mais aussi des hommes. Toute formation d’un marché élargi tend à donner une prime aux acteurs les plus mobiles. Dans le cas européen, ce sont les élites bien davantage que les classes populaires. Ce n’est pas un hasard si tous les sondages d’opinion montrent, depuis vingt ans, l’existence d’une corrélation forte entre l’adhésion au projet de l’Union européenne et le statut socio-professionnel. Les classes supérieures qui profitent de la mobilité offerte par le marché ont le sentiment de profiter de la construction européenne, alors que les classes populaires beaucoup moins mobiles y voient un faible avantage ou, pis, un défi à leur sécurité personnelle.

 

Troisième nuance : la construction d’une communauté politique (la polity), se heurte depuis la fin de la Guerre froide à la question de ses propres limites. Jusqu’en 1989, l’élargissement de l’Union européenne était borné par les frontières de l’affrontement idéologique entre l’Est et l’Ouest. Depuis lors, la levée du Rideau de fer a rendu les frontières de l’Europe beaucoup plus incertaines, surtout aux marges : Turquie, Ukraine, Caucase. L’incertaine frontière entre le « dedans » et le « dehors » place le citoyen européen face au problème de l’infinitude de la communauté politique et à la difficulté de s’y identifier.

 

En quatrième lieu, le projet du marché européen se trouve confronté depuis le milieu des années 1990 à un mouvement identique au plan mondial – la mondialisation – qui a placé l’Union européenne davantage dans une situation de concurrence à l’égard du reste du monde. La concurrence se traduit par des gains, mais aussi par des pertes de position. Pour les Européens, que l’histoire des derniers siècles a habitués à occuper une place dominante dans le monde, cette situation est difficile à vivre car elle implique un ralentissement de la croissance et du chômage, mais aussi une perte de prestige. Il en découle une assimilation du marché européen aux effets négatifs de la mondialisation et, en conséquence, l’émergence de mouvements littéralement « réactionnaires » qui plaident pour le rétablissement de l’Etat fort contre la liberté du marché.

 

Enfin, la constitution du marché européen ne s’est jamais accompagnée de vraies politiques sociales redistributives. Elle marque en ce sens une rupture avec la tradition européenne de l’Etat-Providence qui a caractérisée l’après-guerre pour ceux, cependant, qui avaient la chance de se trouver à l’ouest du Rideau de Fer. Il n’y a jamais eu d’accord entre les gouvernements de l’Union européenne pour se doter d’un budget européen suffisant pour permettre le fonctionnement d’un Etat Providence européen. Les seules exceptions ont été la politique européenne d’aide aux régions les plus pauvres et la politique agricole commune, dont les campagnes françaises continuent de profiter.

 

Les défis à relever

 

En 2014, plusieurs défis majeurs se posent de façon concrète à l’Union européenne pour l’avenir. La capacité des Européens à les résoudre ou non conduira la construction européenne soit à stagner (le modèle du statu quo), soit à évoluer en répondant à la fois aux changements du contexte mondial et aux souhaits des citoyens.

 

Le premier défi consiste à s’accorder sur un modèle économique qui soit adapté aux conditions d’un monde reposant de plus en plus sur la concurrence. L’Europe est un continent vieillissant (la France et l’Irlande étant les seules exceptions démographiques) qui se trouve défié par les réserves de démographie et de croissance des autres grands continents, en particulier l’Asie et l’Afrique. La seule issue pour l’Union européenne pour trouver une place dans la distribution internationale du travail est de miser sur des sociétés fortement éduquées et capables de produire des biens et services à haute valeur ajoutée. L’Union européenne ne trouvera une issue d’avenir qu’en jouant la cartes de la qualité, de l’innovation et de la recherche. En disant cela, on mesure – au-delà de la question de la stabilité des finances publiques – les raisons du leadership de facto actuel de l’Allemagne au sein de l’Union européenne. Ce pays produit de la richesse, car il conçoit – grâce à une tradition ancrée dans son histoire nationale – des biens industriels de haute valeur ajoutée capables d’affronter la concurrence mondiale. Il ne s’agit pas de prôner d’une manière naïve la transformation de l’Union européenne en une grande Allemagne, mais plutôt d’épouser une trajectoire qui a ses coûts d’adaptation, car elle signifie à terme la fin de l’ouvrier non qualifié. L’Union européenne n’a guère de choix : la fabrication de produits de gamme moyenne ne trouvera plus de débouchés et les personnes sans qualification professionnelle seront de plus en plus en marge de la société. On comprend bien sûr les raisons pour lesquelles ce sont les personnes les moins qualifiées qui alimentent les rangs du vote d’extrême-droite. Le seul moyen de rompre avec cette tendance funeste est de faire en sorte que les niveaux d’éducation et de qualification professionnelle augmentent dans les sociétés européennes.

 

Le deuxième défi vise à donner beaucoup plus de cohérence aux politiques macroéconomiques des Etats européens, alors que dix-sept d’entre eux ont déjà délégué leur politique monétaire à une banque centrale européenne. Il s’agit de confirmer la réforme de la zone euro qui, plus que jamais depuis la crise de 2008, doit être prioritaire. D’un point de vue technique, les solutions à trouver sont connues: il faut évoluer vers des politiques budgétaire et fiscale communes, en donnant un sens au « E » de l’UEM (Union Economique et Monétaire). Les experts en économie oublient cependant souvent que réussir cette transformation nécessite de se mettre d’accord sur plusieurs choix politiques. Tout d’abord, quel est le modèle de politique budgétaire adéquat? De facto, les choix convergent vers le modèle de l’orthodoxie budgétaire allemande, qui ne connaît pas aujourd’hui d’alternative vraiment crédible. Preuve en est que le gouvernement socialiste le pratique en France, vraisemblablement contre l’avis d’une partie de sa majorité parlementaire et de ceux qui l’ont élu. Ensuite, se pose la question essentielle du contrôle démocratique. Si les gouvernements de la zone euro avancent vers davantage de politiques macroéconomiques communes, qui assurera le contrôle démocratique des choix? En Allemagne, les partis politiques comme la Cour constitutionnelle fédérale sont très soucieux de cette contrainte quand ils parlent de réforme future de l’Union européenne et proposent souvent d’y répondre par un renforcement du Parlement européen. Il ne serait pas stupide d’évoquer un modèle visant à confier le contrôle à un organe composé à la fois du Parlement européen et des parlements nationaux, ces derniers conservant une forte légitimité auprès des peuples. Une chose est certaine, il est impossible pour les Etats de faire l’économie de ce contrôle démocratique. Par ailleurs, certains Etats ont fait le choix de ne pas participer à l’Eurozone. C’est le cas de la Grande-Bretagne, du Danemark ou encore de la Suède. Pour ceux-là, il faut absolument clarifier davantage leurs relations et leurs obligations avec les membres du cercle de la monnaie unique.

 

Un troisième défi concerne l’agenda des politiques publiques européennes. Au-delà de la réforme de la zone euro, de nouvelles politiques communes (comme l’énergie ou la politique extérieure) doivent-elles être développées ou est-il décidé que l’Union européenne a atteint un seuil indépassable? Certains pays, comme la Grande-Bretagne, invoquent aujourd’hui la nécessaire rationalisation des politiques de l’Union européenne allant dans le sens d’un rapatriement de certaines d’entre elles vers le niveau national. C’est l’actuel exercice d’évaluation des compétences mené par le gouvernement de David Cameron, que les plus eurosceptiques parmi les membres du parti conservateur voient comme le premier pas vers une sortie de l’Union européenne[3]. Une solution alternative consiste à introduire plus de différenciation dans les engagements des Etats face aux politiques de l’Union européenne. Ce modèle s’applique déjà à la monnaie unique (17 Etats sur 28) et à la libre circulation des personnes, puisque la Grande-Bretagne et l’Irlande, mais aussi la Bulgarie, la Roumanie et la Croatie ne font pas partie des accords de Schengen. La différenciation, appelée parfois aussi la « géométrie variable », est une option plus réaliste qu’idéale, car elle aussi le désavantage d’introduire plus de complexité institutionnelle pour le citoyen.

 

Quatrième défi : il faut trouver des réponses à la question de l’infinitude de la polity européenne. Si l’on fait une analyse coûts/bénéfices, à la fois pour les Etats et pour l’Union européenne, des six élargissements intervenus depuis 1973, le bilan penche du côté des bénéfices. Le dixième anniversaire de l’élargissement aux Pays d’Europe centrale et orientale, intervenant en mai 2014, sera l’occasion de réaffirmer ce constat positif, que ce soit en termes de normes, de commerce, de valeurs ou de stabilité politique. Bien entendu, il ne faut pas nier certains coûts de l’élargissement suite au renforcement de la concurrence sociale, ou encore le fait que certains nouveaux Etats membres n’ont pas réussi à établir complètement l’état de droit. Mais la Roumanie sans l’Union européenne serait certainement beaucoup plus corrompue que ne l’est la Roumanie au sein de l’Union européenne. Pour l’avenir, l’Union européenne veut-elle des pays des Balkans occidentaux dont certains, comme le Monténégro et la Serbie, ont déjà ouvert des négociations d’adhésion? L’Union européenne souhaite-t-elle intégrer la Turquie, qui est engagée dans un processus de négociation gelé de facto depuis 2006? L’Union européenne voudra-t-elle répondre favorablement un jour à la demande d’adhésion de l’Ukraine, dont les citoyens ont montré qu’ils préféraient ce rapprochement au contrôle de la Russie ? L’adhésion est certainement la meilleure conditionnalité que l’Union européenne puisse offrir aux Etats européens de sa périphérie. Mais elle ne peut pas se faire sans le consentement des sociétés, à la fois dans les pays candidats et dans les pays qui sont déjà membres du club. Or il faut noter actuellement très peu d’enthousiasme dans les Etats membres de l’Union européenne pour de nouveaux élargissements, au point que cette question n’est même plus du tout évoquée dans le débat public. Dans un pays comme la France, l’impression prévaut même que les responsables politiques font tout pour éviter d’en parler. Si l’on veut que les sociétés ne rejettent pas les futurs élargissements par le biais de référendums négatifs (que ce soit en Islande, pour prendre le cas d’un pays candidat, ou en France prendre celui d’un pays appartenant déjà à l’Union[4]), les responsables politiques doivent engager un débat sur les bienfaits de l’adhésion et non participer à des négociations en catimini.

 

Le dernier défi a trait à la place que l’Union européenne veut occuper dans le système international. Veut-elle être une « puissance douce » (un soft power, disent les Américains) qui se contente d’être attirante pour ses valeurs démocratiques et pour son bien-être, de plus en plus affecté par la concurrence mondiale ? L’Union européenne souhaite-t-elle, au contraire, assumer un statut de puissance militaire participant à la régulation de conflits mondiaux qui apparaissent de plus en plus comme des « guerres asymétriques » ? Analystes et praticiens ont longtemps pensé qu’une politique commune de défense devait être un objectif pour l’Union européenne et que celle-ci devait reposer en priorité sur l’ambition des deux pays qui disposent des principales ressources militaires, la France et la Grande-Bretagne. En raison du débat général sur sa place au sein de l’Union européenne, la Grande-Bretagne semble de moins en moins en mesure d’appuyer le développement d’une politique européenne de défense. Dès lors, la perspective d’une défense européenne reposant sur les engagements ad hoc des Etats européens, avec ou sans les Etats-Unis, apparaît un scénario plus réaliste. La France, que son histoire a dotée d’une culture stratégique, semble de ce point de vue apte à jouer un rôle de premier plan dans la formation des coalitions ad hoc. Encore faut-il que son budget en matière de défense soit maintenu à un niveau acceptable du produit national brut, c’est-à-dire à environ 2%. Il s’agit d’un choix de société. Mais la société française, comme la majorité des sociétés européennes, ne voit pas la nécessité de rendre prioritaire le financement d’une défense car elle a du mal à percevoir la nécessité de répondre à une menace. Ce qu’elle ignore parfois superbement, c’est que cette attitude est le résultat direct du succès de la construction européenne qui, en rendant la guerre impossible en Europe, a fait disparaître plus généralement l’idée de la menace et a ainsi porté atteinte à l’esprit de défense.

 

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La construction européenne a été une utopie du XXe siècle qui s’est transformée en un projet politique concret, en raison des circonstances tragiques de la Seconde guerre mondiale. Les Européens sont à un moment où la conscience des acquis positifs de leur expérience tend à céder la place à la perception des seules failles et des seuls manques. Pourtant, ceux qui ont une perception négative de l’Union européenne sont souvent les premiers à en avoir intégré de nombreux apports sans même le savoir. L’Union européenne pose aux sociétés une difficulté à sentir et admettre que celle-ci a changé leurs vies par rapport aux générations qui ont précédé : la paix, le libre-échange, l’ouverture des frontières, l’abandon du change entre monnaies nationales. Le débat britannique sur la sortie de l’Union européenne montre que le renoncement au projet n’est plus une hypothèse seulement théorique[5]. Un récent sondage français a montré qu’en France même, 23% de citoyens disaient vouloir la fin de l’Union européenne[6]. Le paradoxe est que c’est au moment où le monde défie le plus l’Union européenne que celle-ci perd sa flamme, non pour mieux affronter le nouveau monde mais pour regretter avec nostalgie l’Etat d’antan.

 

Christian Lequesne



[1] Joseph Rovan, « L’Allemagne de nos mérites », Esprit, octobre 1945.

[2] Sondage BVA/IRIS, Le Parisien, 8 mars 2014.

[3] Sur l’exercice britannique de recension des compétences, voir le site https://www.gov.uk/review-of-the-balance-of-competence

[4] En France, l’article 88-5 de la Constitution prévoit que « Tout projet de loi autorisant la ratification d'un traité relatif à l'adhésion d'un État à l'Union européenne est soumis au référendum par le Président de la République ». Seul « le vote d'une motion adoptée en termes identiques par chaque assemblée à la majorité des trois cinquièmes » peut permettre d’y renoncer au profit de la procédure parlementaire.

[5] Sur le débat britannique, voir Pauline Schnapper, le Royaume-Uni doit-il sortir de l’Union européenne ?, Paris, La Documentation Française, 2014.

[6] Voir le sondage du Commissariat général à la stratégie et à la prospective « Quelle France dans dix ans ? », Février 2014.