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Emmanuel Macron devant les députés européens le 17 avril 2018 © Union européenne 2018 - Parlement européen
Emmanuel Macron devant les députés européens le 17 avril 2018 © Union européenne 2018 - Parlement européen
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Les difficultés françaises à penser la grande Europe

À l’égard de l’Europe orientale et balkanique, les choix politiques de la France semblent guidés par les mêmes croyances depuis plus de trente ans, qui poussent à privilégier les relations stratégiques avec la Russie et l’Allemagne tout en craignant un élargissement. Cette difficulté à penser l’élargissement comme un élément de la puissance européenne pourrait desservir l’influence française au sein même de l’Union.

La politique étrangère de la France à l’égard de l’Europe orientale et balkanique fait preuve d’une continuité remarquable depuis la fin de la guerre froide. La « carte mentale » des élites françaises de politique étrangère (politiciens, diplomates, militaires) à l’égard de cette zone ne varie pas depuis trente ans.

Trois croyances

Elle repose sur trois croyances essentielles. La première concerne la Russie. Elle consiste à penser que la bonne relation avec Moscou compte toujours bien plus, en matière stratégique, que l’ensemble des relations avec les petites nations de l’Europe orientale et balkanique. La deuxième croyance vise à considérer que l’Europe orientale et balkanique ne peut que faiblement profiter à la politique d’influence de la France, à la différence de la Méditerranée et de l’Afrique, car il s’agit d’une chasse gardée de l’Allemagne – qui serait naturellement tournée vers l’Est – et des États-Unis – qui y bénéficieraient d’un capital de sympathie énorme en raison de l’histoire de la guerre froide. La troisième croyance est que tout rapprochement avec l’Europe orientale et balkanique aboutit à une échéance qu’il faut aborder avec des pincettes : l’élargissement de l’Union européenne, qui fait courir un risque structurel de dilution au projet fondateur de la construction européenne.

Tout au long des trente dernières années, l’expression de ces croyances se retrouve dans les pratiques des présidents de la République. En 1991, le projet de « Confédération européenne » de François Mitterrand visait ainsi à associer la Russie à un projet institutionnel continental, mais aussi à différer l’élargissement de l’Union européenne aux pays d’Europe centrale et orientale qui, selon le président de l’époque, aurait dû prendre « des dizaines et des dizaines d’années ». On se rappelle des propos adressés en 2003 par Jacques Chirac aux pays d’Europe centrale et orientale candidats à l’Union européenne, qui auraient « manqué une bonne occasion de se taire » pour avoir soutenu l’intervention militaire de George W. Bush en Irak. Nicolas Sarkozy a exprimé le souhait de mieux comprendre l’Europe centrale et orientale en arrivant au pouvoir en 2007. L’année suivante, la France signait un partenariat stratégique avec chacun d’entre eux. Mais le peu de considération de la France pour les « petits » États revint assez vite au sein de l’Union européenne, alors que Nicolas Sarkozy adressait des félicitations « chaleureuses » à Vladimir Poutine après la victoire de son parti aux élections législatives de décembre 2007. Si François Hollande ne s’est pas particulièrement illustré à l’égard de l’Europe centrale et balkanique, Emmanuel Macron exprime fidèlement les croyances évoquées. On les retrouve dans le projet visant à insister, en 2019, sur le nécessaire dialogue stratégique avec la Russie, mais aussi dans l’idée que l’élargissement de l’Union européenne à l’Europe orientale et balkanique signifie essentiellement le risque de la dilution. Le discours à la jeunesse polonaise prononcé à Cracovie, en février 2020, est emblématique. Après avoir observé que « nous ne pensons pas nos marches », le président français ajoute que « nous ne pensons nos marches qu’en termes d’élargissement, comme si l’Europe était une géographie qui ne pensait ses bordures qu’en se dilatant ». Dans le contexte de la guerre en Ukraine, l’annonce en mai 2022 de la création d’une Communauté politique européenne s’accompagne d’un discours visant à assumer un exercice stratégique incluant la Turquie et la Grande-Bretagne (dont la première réunion s’est tenue à Prague le 6 octobre 2022), qui est lui aussi volontairement éloigné de toute référence à l’élargissement de l’Union européenne.

Réticences politiques

Il est intéressant de décomposer ce récit français de politique étrangère à l’égard de l’Europe centrale et balkanique pour chercher à en saisir le sens. La question de la Russie, tout d’abord : malgré la condamnation de la terrible guerre menée par Poutine en Ukraine, les élites françaises de politique étrangère restent assez convaincues que la Russie est un grand État souverain et que cette grandeur nécessite un ménagement. C’est au nom d’une perception de la grandeur russe que la France cherche à maintenir coûte que coûte un dialogue stratégique avec la Russie, afin de ne pas « l’humilier ». Derrière cette conception se profile un respect pour une « puissance traditionnelle », dotée de l’arme nucléaire et membre du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies, qui renvoie du reste à l’espoir de voir la France classée longtemps encore dans la même catégorie. Si la guerre en Ukraine a entravé la promotion de ce dialogue stratégique indispensable avec la Russie, elle reste bien présente dans cette idée qu’il faut « garder le dialogue » avec Poutine en vue de la future paix.

Deuxièmement, l’Europe centrale et balkanique ne serait pas une zone d’influence pour la France, alors qu’elle serait un terrain de jeu naturel pour l’Allemagne. Bien entendu, une telle conception peut être nourrie par des faits : l’industrie allemande a effectivement investi massivement en Europe centrale et orientale depuis 1990. Elle en a même fait un élément clé de sa stratégie d’adaptation à la mondialisation, en y trouvant une main-d’œuvre qualifiée au meilleur coût. Mais l’Allemagne a aussi des problèmes politiques à régler, liés à son passé. Et rien n’empêchait ni n’empêcherait les entreprises françaises d’être plus actives en Europe orientale et balkanique, s’il y avait eu un peu plus d’appétence politique du côté de l’État. Pour cela, il aurait toutefois fallu rompre avec une prophétie autoréalisatrice, qui continue à faire recette en oubliant un peu vite que des pays comme l’Albanie ou la Serbie ont une tradition établie de francophilie.

Troisièmement, la France serait l’un – pour ne pas dire le seul – des pays de l’Union européenne qui ne saurait penser « la puissance » européenne. C’est pour cela qu’elle serait réticente à l’élargissement, qui comporte le risque de dilution du projet européen. Le projet d’accorder, en juin 2022, le statut de candidat à l’Union européenne à l’Ukraine n’a, dans un premier temps, pas du tout été bien accueilli à Paris. Il existe une véritable difficulté française à considérer l’élargissement comme un élément pouvant contribuer à la puissance future de l’Union européenne. Or comment prétendre avoir une vision stratégique de l’Europe, si on ne donne aucune garantie institutionnelle de long terme à l’Ukraine, à la Moldavie et à la Géorgie face à la Russie, ou si on laisse s’installer toujours un peu plus la Russie, la Chine et la Turquie dans les Balkans ? Chez les élites françaises de politique étrangère prévaut en outre l’idée que leur opinion publique serait hostile à l’élargissement, car elle y verrait le renforcement de toutes les insécurités. Le constat n’est pas entièrement faux, mais il faut en même temps reconnaître que l’absence de discours d’explication sur le sujet n’arrange point les choses. On oublie aussi que les opinions évoluent au gré des changements de contexte. Ainsi, en juin 2022, 46 % des Français restent contre un futur élargissement de l’Union européenne, alors que 40 % se déclarent pour, mais la part des « contre » a baissé de quatorze points et celle des « pour » a remonté de douze points depuis la guerre en Ukraine1.

Service minimum

Les élites françaises de politique étrangère, dont les présidents de la République ont été de fidèles reflets depuis la fin de la guerre froide, n’ont aucune difficulté à penser l’intégration européenne avec le logiciel de la « petite Europe » franco-allemande. En revanche, elles ont une immense difficulté à penser stratégiquement la grande Europe ou encore ce que j’appelle « le changement d’échelle2 ». On ne semble pas toujours réaliser, à Paris, que la frilosité de la France à l’égard de l’Europe orientale et balkanique est un facteur qui réduit, depuis trente ans, le leadership de la France au sein de l’Union européenne. En Europe orientale comme dans les Balkans, on sait pertinemment que la priorité politique de la France, mais aussi les ressources de diplomatie publique mises à la disposition des ambassades (notamment dans les Balkans) ne sont pas à la hauteur de ce que l’on devrait attendre. Il existe une sorte de service minimum français à l’égard de l’Europe orientale et balkanique.

Les élites françaises de politique étrangère ont une immense difficulté à penser stratégiquement la grande Europe.

Comment opérer un changement de carte mentale ? Comme le rappelle l’auteur tchèque Michael Žantovský dans sa biographie de Václav Havel : sous le communisme à Prague, les ambassadeurs de France étaient souvent les plus prudents à l’égard des contacts avec la dissidence3. Mais, ajoute-t-il, ce n’était nullement le cas des intellectuels français qui étaient présents auprès des signataires de la Charte 77 à travers l’Association Jan Hus, la revue Esprit et de bien d’autres organisations encore. Aujourd’hui, il faut que des voix s’élèvent au sein de la société française pour demander à l’État français de s’engager plus fermement en Europe orientale et balkanique, en renonçant aux croyances qui l’inhibent. C’est en effet dans l’investissement politique des marges orientales du continent, où l’Union européenne doit projeter sa communauté de valeurs, que se jouent l’avenir de cette dernière mais aussi le leadership de la France en son sein.

  • 1. « L’opinion des Européens sur les priorités de l’Union européenne », Eurobaromètre Standard, no 97, juin-juillet 2022, p. 43.
  • 2. Christian Lequesne, La France et la nouvelle Europe. Assumer le changement d’échelle, Paris, Presses de Sciences Po, 2008.
  • 3. Michael Žantovský, Václav Havel. Une vie, trad. par Guillaume Villeneuve, Paris, Buchet Chastel, 2014.

Christian Lequesne

Professeur de science politique à Sciences Po Paris, il a récemment publié Ethographie du Quai d’Orsay. Les pratiques des diplomates français (CNRS Éditions, 2017).

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