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Ministère des affaires étrangères, site Convention - photo Frédéric de La Mure
Ministère des affaires étrangères, site Convention - photo Frédéric de La Mure
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La politique étrangère de la France en débat

L’article de Justin Vaïsse publié dans notre numéro de novembre 2017, « Le passé d’un oxymore. Le débat français de politique étrangère », a provoqué de nombreuses réactions. Justin Vaïsse y mettait en question l’idée d’un consensus gaullo-miterrandien, ainsi que l’existence d’une rupture, en 2007, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, qui aurait marqué un tournant vers une forme de « néoconservatisme à la française ». Il pointait aussi le passage des générations et les bouleversements du paysage international qui appellent une grille d’analyse renouvelée, dans laquelle la Chine, par exemple, ainsi que de nouveaux défis prendraient désormais toute leur place. La controverse ainsi ouverte a été relayée notamment sur le site Boulevard extérieur, qui s’est fait l’écho de plusieurs réponses d’anciens diplomates et observateurs critiques. Les arguments échangés témoignent que l’évolution de la politique étrangère de la France ces dernières années fait l’objet de lectures divergentes et que les passions restent vives, au moment où l’on cherche à comprendre quelles seront les grandes orientations d’Emmanuel Macron dans ce domaine. Nous publions ici les réponses que nous ont adressées Hubert Védrine, Christian Lequesne et Pascal Boniface, tous trois mentionnés dans l’article original de Justin Vaïsse, en espérant qu’elles contribuent à approfondir et à poursuivre le débat.

Une tradition d’indépendance – Hubert Védrine

L’article de Justin Vaïsse sur « le passé d’un oxymore », c’est-à-dire le gaullo-mitterrandisme, appelle quelques remarques sur le fond et sur le contexte.

Ruptures et continuités

Justin Vaïsse n’a pas tort de rappeler les différences profondes entre le gaullisme et le mitterrandisme, ni que les autres présidents, même après la « rupture » proclamée en 2007 par Nicolas Sarkozy, ont parfois inscrit leurs pas dans ceux de leurs prédécesseurs et dans la tradition diplomatique française de la Ve République.

Ce serait une erreur d’analyser
le néoconservatisme
à la française comme
un « atlantisme » à l’ancienne.

Mais quand j’ai employé cette formule, dans les années 1980, je ne prétendais pas que les politiques étrangères des deux présidents étaient les mêmes. Je soulignais que François Mitterrand avait repris et assumait les fondamentaux de la dissuasion alors que beaucoup s’attendaient à ce qu’il les rejette. Ce n’est que plus tard que cet oxymore, ce mot-valise, en est venu peu à peu à désigner plus largement une certaine politique étrangère française « indépendante » et autonome, autant que possible, par rapport à Washington. Or c’est bien de cette tradition que Nicolas Sarkozy a entendu se libérer en 2007 en annonçant rompre avec l’héritage de Jacques Chirac. Il a été suivi en cela, ou plutôt précédé et encouragé, par un certain nombre de responsables de notre diplomatie et des think tanks hostiles à la condamnation par Jacques Chirac de la guerre américaine en Irak en 2003. Des décisions de politique étrangère se rattachant à la ligne antérieure ont certes été prises ensuite, sous Nicolas Sarkozy ou sous François Hollande, ce qui permet à certains de leurs anciens conseillers de prétendre avoir poursuivi la même politique. Cela ne peut pas tromper les professionnels de la diplomatie ou de la géopolitique qui ont vécu ce conflit, à la fois intellectuel et de pouvoir, à travers la lutte pour les nominations dans les postes clefs, et le positionnement vis-à-vis de Washington, de la Russie, du Proche-Orient ; à propos des interventions extérieures, ou encore dans la compétition pour se faire entendre du chef de l’État. Au début du mandat de Nicolas Sarkozy, certains néoconservateurs se vantaient d’éliminer « les séquelles du gaullisme et du mitterrandisme » et de neutraliser la direction Afrique du Nord/Moyen-Orient du quai d’Orsay, qualifiée de « secte ».

À l’origine, le « néoconservatisme » (qui n’a rien à voir avec les questions sociales) est le fait d’intellectuels situés à la gauche du Parti démocrate américain qui dénonçaient le réalisme de Kissinger lorsqu’il négociait avec la Chine ou la Russie, réclamaient une défense plus agressive de nos « valeurs » et qui, en trente ans, ont migré jusqu’à la droite du Parti républicain. Justin Vaïsse a très bien décrit, avec Pierre Hassner, ce courant. À la fin de la présidence Chirac, des diplomates ou des analystes français, qui avaient été souvent en poste à Washington ou à Tel Aviv, se sont dits favorables à la guerre en Irak au nom de la solidarité transatlantique, de la sécurité occidentale, des droits de l’homme ou du droit d’ingérence. Par la suite, les mêmes personnalités ont été, pour la plupart, favorables à des frappes contre l’Iran, hostiles au projet d’accord d’Obama sur l’Iran, proches du Likoud sur le conflit israélo-palestinien et le Moyen-Orient en général, pour une attitude anti-Poutine très dure, et favorables aux interventions militaires extérieures pour imposer la démocratie, même sans caution des Nations unies.

Mais ce serait une erreur d’analyser le néoconservatisme à la française comme un « atlantisme » à l’ancienne. Ces néoconservateurs français se sont méfiés d’Obama, trop timoré selon eux, et n’aiment pas Trump, trop égoïste pour être prosélyte. Il s’agit plutôt d’un occidentalisme. Selon eux, l’Occident croit avoir gagné, mais il est en fait encerclé par the rest : les Russes, les Chinois, les Arabes, les autres musulmans,  etc. Face à eux, l’Occident ne doit pas hésiter à imposer, par la force s’il le faut, ses valeurs démocratiques universelles. Ajoutons qu’une politique étrangère française trop autonome est un facteur de désordre et qu’il faut traiter Israël, qui est en première ligne, avec compréhension, et même s’en inspirer en ce qui concerne la sécurité régionale. Chacun connaît quelques brillants représentants de ce courant : diplomates, experts, analystes.

Justin Vaïsse entend achever de démontrer l’inutilité du concept de gaullo-mitterrandisme en énumérant huit autres questions, étrangères à ce clivage, qui, hors questions européennes, « comptent vraiment » et sur lesquelles peuvent s’opposer de façon non archaïque des visions distinctes de l’intérêt national.

Mais curieusement, l’attitude envers les États-Unis n’en fait pas partie. Pourtant, ce n’est pas en escamotant ce sujet central, éléphant dans la pièce, ni en parlant « d’obsession américaine » chez tous les présidents avant Nicolas Sarkozy (il y aurait beaucoup à dire sur l’obsession anti-française de la diplomatie américaine) qu’on le fera disparaître. Les États-Unis ont été la puissance dominante depuis 1945 et notre allié. En fait, à l’exception d’Obama, les Américains n’admettent pas ma formule, devenue classique : « Amis, alliés, mais pas alignés.  » Pour eux, un allié doit être aligné, c’est d’ailleurs son utilité. Mais du Vietnam à l’Irak en 2003, en passant par leur paralysie envers l’ultra nationalisme israélien et leur balourdise au Moyen-Orient ou l’enlisement des relations avec la Russie, leur capacité à commettre des erreurs catastrophiques justifie que la France maintienne sa capacité de penser sa propre politique étrangère et de résister, sans esprit de système et quand il le faut, aux errements américains, surtout quand ils ont un président pyromane.

La brutalité et l’unilatéralisme
de Trump ne font pas
du multilatéralisme une panacée.

Pourquoi omettre aussi dans cette liste la question israélienne et celle de l’Iran, à propos de laquelle les désaccords au sein du quai d’Orsay ont été virulents, certains « néocons » favorables à une action militaire contre l’Iran ayant lutté contre l’accord d’Obama, au-delà même des exigences portées par Laurent Fabius ? Autre priorité non mentionnée : comment lutter contre l’islamisme ? En revanche, Justin Vaïsse a raison d’évoquer les relations avec les monarchies sunnites du Golfe, véritable question, en train d’être repensée. Et sur les interventions militaires, il est vrai que les positions ne sont pas binaires. On rencontre de vraies divergences dans chaque camp sur la question de leur fréquence, de leurs justifications et de leurs objectifs.

Justin Vaïsse mentionne aussi l’attitude envers la Chine (comment obtenir une meilleure symétrie et être plus vigilant, tout en coopérant), qui ne relève pas en effet des clivages anciens. Quant au « multilatéralisme », ce n’est pas un critère vraiment déterminant. Aucune puissance ne peut être exclusivement multilatéraliste, même si, comme la France, elle en parle beaucoup, le favorise et cherche à le renforcer. Dans certains cas, il n’est pas praticable, même pour la France. La brutalité et l’unilatéralisme de Trump ne font pas du multilatéralisme une panacée.

Au registre de la caducité des clivages, il est vrai que les décideurs ont plus souvent le choix entre des inconvénients, qu’entre une bonne et une mauvaise solution. Il est vrai aussi que les clivages diplomatiques ne correspondent pas ou plus à « la gauche » et à « la droite ». Et que certaines controverses n’ont plus de sens.

Le sens de cette controverse

Mais si tout cela est à la fois évident, et dépassé, pourquoi cette critique ? Quelle urgence y a-t-il à déconstruire maintenant le gaullo-mitterrandisme ? D’autant que cet article n’est pas isolé. Sur son blog, Michel Duclos a estimé le 3 août que l’opposition gaullo-mitterrandisme contre le néoconservatisme à la française était un « faux débat ». Frédéric Encel en traite dans des termes proches dans son Dictionnaire de la géopolitique [1]. Une tribune publiée dans Le Monde du 4 juillet 2017, signée par des membres reconnus de ce courant de pensée, dont Bruno Tertrais, était titrée : « Notre politique étrangère n’est pas néoconservatrice. » Jacques Audibert, qui a été le conseiller diplomatique de François Hollande, défend l’idée d’une continuité. François Heisbourg est sur une ligne proche. Pourquoi tant de plaidoiries de responsables associés à la diplomatie française de la dernière décennie ? Est-ce pour détourner l’attention du nécessaire bilan diplomatique des années Sarkozy/Hollande/Fabius, qui est aussi le leur ? Est-ce parce que le président Macron les a inquiétés en se référant au « gaullo-mitterrandisme » et en rejetant expressément le néoconservatisme ?

Le président Macron a en effet entrepris, avec l’assistance de Jean-Yves Le Drian, de rebâtir et de mener une politique étrangère réaliste et ambitieuse, sans dogmatisme, en ne s’interdisant de parler à personne dès lors que cela peut être utile pour la France. Il a raison. Mais il faut que cette politique soit suivie et mise en œuvre.

On voudrait être sûr que les forces qui prétendent à la fois que le gaullo-mitterrandisme est dépassé, ou n’a pas existé, ou qu’il équivaut à la ligne française de toujours (on s’y perd), et qu’il n’y a donc pas de néoconservatisme en France, ne chercheront pas à miner l’élaboration d’un nouveau cours envers l’Iran, la Russie, la Turquie ou la Chine, à même de refaire de la France un acteur majeur, sans la couper d’aucun de ses partenaires fondamentaux.

Étant donné qu’il n’y a pas encore de « communauté » internationale, et que le rapport de forces intelligent pour la créer est à bâtir, les Occidentaux, qui n’ont plus le monopole de la puissance, devront de plus en plus, même s’ils ont du mal à s’y faire, traiter avec les autres puissances, qu’elles soient installées, résurgentes ou émergentes. Un exemple parmi d’autres : réussira-t-on à établir (avec prudence et vigilance) une nouvelle relation avec la Russie, ou poussera-t-on celle-ci vers la Chine, par suivisme américain et sanctionisme réflexe ? On ne peut donc pas décréter la fin des controverses rabâchées dans le seul but de jeter un écran de fumée sur le bilan des dix dernières années et embrouiller les choix d’aujourd’hui.

Plutôt que de déconstruire rétrospectivement le gaullo-mitterrandisme français et de se fondre à quelques détails près dans un occidentalisme européen, on serait mieux inspiré de réfléchir à un gaullo-mitterrandisme européen.

 

Savoir d’où l’on parle – Christian Lequesne

Les débats sur la politique étrangère de la France ne sont pas légion. L’article de Justin Vaïsse paru dans Esprit de novembre 2017 est de ce point de vue une contribution intéressante, car elle illustre le caractère résolument normatif de ce débat, mais dit aussi beaucoup sur le positionnement de l’expert sous la Ve République. J’aimerais y apporter un commentaire de là où je parle, c’est-à-dire de la recherche en science politique. À la différence de l’histoire, ma discipline a longtemps négligé en France la politique étrangère et la diplomatie, alors qu’il existe depuis plusieurs décennies aux États-Unis et au Royaume-Uni deux littératures très riches qui sont le Foreign Policy Analysis et les Diplomatic Studies. Le peu d’appétence des politistes français pour la politique étrangère s’expliqua longtemps par leur conviction que cette dernière ne concernait pas les sciences sociales, mais uniquement l’expertise, les think tanks et la recherche appliquée. Ce que je me refuse à considérer valide.

Depuis quelques années, la science politique française a évolué dans la prise en compte de la politique étrangère et de la diplomatie. De jeunes politistes ont produit récemment des contributions théoriques et empiriques inédites, comme la thèse de Charles Sitzenstuhl à Sciences Po, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et l’adhésion de la Turquie à l’Europe : pour une approche psychologique de la décision. Ce travail mobilise largement la littérature anglo-américaine de psychologie politique, conférant une place de choix à la personnalité de l’acteur dans l’analyse de la décision de politique étrangère. Mais pour bien faire cela, il est nécessaire de ne pas mélanger le travail analytique des sciences sociales et le commentaire politique. C’est une démarcation que Justin Vaïsse ne fait pas, lorsqu’il cite la notion de « carte mentale » que j’applique aux diplomates français[2].

La décision de politique étrangère est un compromis entre
une rationalité opérationnelle
et un imaginaire.

Contrairement à ce que pourrait suggérer Justin Vaïsse, une telle notion n’a jamais eu vocation à expliquer à elle seule une décision de politique étrangère. Cette dernière résulte toujours d’une rencontre entre un « milieu opérationnel », qui correspond au moment t, où un acteur réalise son action en faisant appel à sa rationalité, et un « psycho-milieu », qui équivaut à la croyance subjective qu’il se fait du monde et du rôle qu’il doit y remplir. En quelque sorte, la décision de politique étrangère est un compromis entre une rationalité opérationnelle et un imaginaire alimenté par la personnalité et la socialisation de l’acteur. La carte mentale, telle que je la conçois, représente le deuxième élément propre à l’acteur qui est contrebalancé par l’élément rationnel de la résolution du problème. En recourant à la méthode interprétative de l’ethnographie, mon enquête au sein du quai d’Orsay m’a ainsi amené à identifier depuis les années 1980 deux cartes mentales dominantes chez les diplomates de carrière : une représentation qui fait prioritairement appel à l’indépendance et au rang de la France en revendiquant un exceptionnalisme français ; et une représentation qui croit davantage à la place de la France dans une normalité occidentale, ainsi qu’à la légitimité d’un agenda de valeurs occidentales. Mais, et c’est le point crucial, il est toujours possible de trouver un diplomate (ou plus largement un acteur de la diplomatie française) porteur de l’une ou l’autre des cartes mentales qui sera impliqué dans une décision différente de sa croyance, en raison du compromis qui s’opère entre subjectivité et rationalité opérationnelle. Pour ne prendre qu’un exemple : Jacques Chirac était porteur de la représentation de l’indépendance et du rang, mais cela ne l’a nullement empêché de chercher à renouer rapidement avec les États-Unis après le refus français d’intervention en Irak, en 2003.

Vouloir conseiller le prince dans ses choix de politique étrangère est une posture parfaitement légitime. Mais il n’est pas inutile alors de continuer à considérer la recherche en sciences sociales pour ce qu’elle est. La bonne expertise de politique étrangère est celle qui sait se nourrir des analyses de sciences sociales. Comme l’écrit la chercheuse danoise Rebecca Adler Nissen, qui fut diplomate avant de rejoindre l’université de Copenhague, l’expert de politique étrangère n’est pas seulement celui qui lit chaque matin le Financial Times, mais aussi celui qui essaye de comprendre les modèles publiés dans International Organization et International Studies Quarterly  [3].

L’article de Vaïsse présente de l’intérêt en tant qu’acte de publication, car il montre surtout qu’en France, vouloir exister en tant qu’expert de politique étrangère renvoie immédiatement à un président de la République qui exerce le réel pouvoir dans ce domaine. Comment influencer ce président de la République ? Faut-il disposer nécessairement d’une place dans l’entourage élyséen pour se faire entendre ? D’ailleurs, comment prétendre traiter de politique étrangère à l’Élysée sans appartenir au corps des diplomates de carrière ? Voici des questions passionnantes pour le spécialiste de science politique, car elles visent au premier chef le rapport entre la fabrication de la politique étrangère et le fonctionnement du pouvoir sous la Ve République qui, de ce point de vue, semble s’inscrire dans une très belle continuité avec Emmanuel Macron.

 

La voix de ceux qui n’en ont pas – Pascal Boniface

Justin Vaïsse conteste l’idée qu’il existerait, dans le débat de politique étrangère, deux camps : l’un, sage et clairvoyant, dit-il avec ironie, désigné gaullo-mitterrandiste, et l’autre, militariste et moraliste, des néoconservateurs à la française. On pourrait néanmoins retourner son argument, lorsqu’il semble opposer, à son tour, les adorateurs d’une religion désuète aux modernistes en phase avec les réalités actuelles.

Un clivage qui résiste au temps

Pour les tenants de la ligne gaullo-mitterrandiste, la France ne peut se résumer à son seul statut de pays occidental, sauf à limiter sa capacité d’action. Elle a un rôle spécifique à jouer avec les pays du tiers-monde hier, émergents aujourd’hui, dans leur intérêt comme dans le sien. Cela n’est possible qu’avec une France indépendante, non partie d’un système d’alliances figées. La France est alliée, mais non alignée. Elle doit favoriser le multilatéralisme et la multipolarité. La France est plurielle ; son identité se rattache à l’universel. C’est la clé de son attractivité et ce qui lui permet d’occuper un rang supérieur à son poids objectif.

Pour les atlantistes, puis les néoconservateurs, la France se définit d’abord par son appartenance à une famille politique, occidentale, qui détermine ses choix stratégiques. Son principal devoir est d’en être solidaire. Mise en danger par l’Urss hier, l’islamisme ou la montée en puissance de la Chine aujourd’hui, elle doit accepter de s’inscrire dans les pas du leadership occidental.

Ainsi, le refus français de la guerre d’Irak en 2003, postérieur à la disparition du clivage Est/Ouest, est une parfaite incarnation de la ligne gaullo-mitterrandiste, parce qu’il se réfère à des principes universels, en l’occurrence la primauté du droit international.

Les néoconservateurs à la française existent : ils ont bruyamment soutenu la guerre d’Irak et diabolisé ceux qui s’y opposaient. La plupart sont restés discrets après l’échec manifeste de cette guerre, pour soutenir ensuite la perspective d’une opération militaire contre l’Iran, seule manière à leurs yeux d’empêcher ce pays de se doter de l’arme nucléaire. Ils ont généralement condamné, pour sa supposée naïveté, l’accord sur le nucléaire iranien conclu en juillet 2015. Ils n’émettent aucune critique des actions du gouvernement israélien, vu comme la base avancée du monde occidental au Proche-Orient, notamment dans la « guerre contre le terrorisme ». Pour eux, le monde occidental bénéficie de valeurs supérieures aux autres civilisations, qu’il est justifié de vouloir défendre ou imposer par la force. Un monde unipolaire, guidé par les États-Unis, est préférable à un monde multipolaire.

Là où Justin Vaïsse touche juste, c’est qu’on ne peut pas diviser les analystes en deux camps strictement opposés. Ceux qui font de l’appartenance de la France à la famille occidentale une priorité n’ont pas forcément la vision offensive des néoconservateurs. Les purs patriotes (gaullo-mitterrandistes) ne s’opposent pas aux vendus à l’étranger (atlantistes). Certains sont convaincus qu’il est de l’intérêt de la France d’être le premier allié des Américains, à un moment où le Royaume-Uni est en difficulté : mais le patriotisme peut s’incarner dans une relation, si ce n’est de supplétif, du moins d’adjoint. Il y a, pour des « nécessités fonctionnelles » et du fait du rapport de force, un lien de subordination entre la France et les États-Unis.

Ils considèrent qu’il existe une « communauté occidentale », critère de distinction majeur. Cela les conduit à réclamer des sanctions contre la Russie après l’annexion de la Crimée, alors qu’aucune n’a jamais été évoquée contre les États-Unis après la guerre illégale menée contre l’Irak en 2003, aux conséquences stratégiques si lourdes. Pour beaucoup, poser cette simple question constitue presque un délit intellectuel.

Des postulats contestables

Justin Vaïsse fonde aussi son argumentation sur deux postulats contestables. Le premier est que le gaullo-mitterrandisme se définit avant tout par sa volonté de se distinguer des États-Unis. C’est historiquement exact, mais on ne saurait le résumer à cette caractéristique, qui représente plutôt le moyen que la fin, et se rattache à une période donnée. Dans les années 1960, les troupes américaines et de l’Otan sont largement implantées en France. Les États-Unis sont ainsi les plus susceptibles de peser sur l’autonomie française. Mais le premier objectif de la politique étrangère française est l’indépendance : augmenter les marges de manœuvre de la France. Il demeure valable, même au sein d’un monde où l’influence des États-Unis a diminué.

Le second consiste à contester un tournant qui aurait supposément eu lieu en 2007. Or Nicolas Sarkozy a certes proclamé à de nombreuses reprises l’appartenance de la France au monde occidental, comme aucun président ne l’avait fait auparavant, mais cela conduira davantage à une inflexion de notre politique étrangère qu’à un alignement systématique sur les États-Unis[4]. Si Nicolas Sarkozy a beaucoup communiqué sur ce point, il s’est finalement inscrit dans la continuité de Jacques Chirac.

Le véritable tournant est antérieur et se produit peu après la guerre d’Irak, alors que le French bashing culmine aux États-Unis. Bien que les conséquences catastrophiques de ce conflit donnent raison au président français, Jacques Chirac fait alors de la réconciliation avec les États-Unis une priorité. Presque saisi d’angoisse face à sa propre audace, il choisit de rentrer dans le rang. Ainsi, Justin Vaïsse n’a pas tort d’écrire que les dix dernières années ont davantage été marquées par l’adaptation et la continuité que la rupture. La politique menée sous Nicolas Sarkozy puis François Hollande a peut-être conduit à un relatif effacement du gaullo-mitterrandisme, mais pas à sa liquidation, ni à une franche adhésion au néoconservatisme ou à l’atlantisme[5].

Le conflit au Proche-Orient est le grand absent de l’analyse de Justin Vaïsse. La position de la France à son égard a pourtant été l’un des éléments-clés de la politique gaullo-mitterrandiste, qui réside justement dans le fait de faire prévaloir les principes universels, malgré un rapport de force défavorable. C’est l’une des raisons majeures de sa popularité au-delà du monde occidental : la France incarne la voix de ceux qui n’en ont pas, ou peu. C’est cette politique qui s’est étiolée, non pas depuis 2007, mais depuis 2004-2005.

Le soft-power atlantiste

La réintégration dans les organes militaires intégrés de l’Otan, effectuée sous Sarkozy, n’a pas fondamentalement changé la donne. La France n’était absente que du Comité des plans de défense. Mais, symboliquement, elle fut perçue comme un alignement de la France sur les États-Unis.

La présence accrue des militaires français au sein de l’Otan a par ailleurs eu pour effet de développer l’influence de l’Otan auprès des officiers français, plus que l’influence de la France au sein de l’Otan. Le monde de la défense a toujours été plus atlantiste que celui des affaires étrangères : affectés au quartier général de l’Otan, les officiers sont plongés dans un bain amniotique qui crée une influence culturelle.

Il n’y a peut-être plus d’implantations militaires américaines en France, mais le poids des États-Unis au sein du débat stratégique est plus important qu’au début des années 1960. À cette époque, il était encore assez rare de se rendre aux États-Unis pour étudier, y être invité par une fondation ou travailler dans un centre de recherche. Sans parler des multiples séminaires et déplacements organisés par l’Otan, des think tanks ou des revues américaines. Le poids des États-Unis dans le débat d’idées international est sans égal. Sur les questions stratégiques, le passage par les États-Unis semble être devenu une figure imposée.

Une boussole ancienne pour des défis nouveaux ?

Le débat sur l’intervention militaire ne met pas aux prises les tenants d’une politique interventionniste avec ses adversaires. Le réel clivage se situe entre ceux qui sont en faveur de l’intervention sous conditions – un cadre légal, le soutien du pays dans lequel on intervient, de préférence de ses voisins et de l’Onu, une solution politique pour le « jour d’après » – et ceux qui sont partisans ou opposants de l’intervention militaire par principe.

La boussole
du gaullo-mitterrandisme
est toujours utile.

Selon Justin Vaïsse, aucun des huit principaux défis posés à la diplomatie française n’est déterminé aujourd’hui par la nature de sa relation avec Washington. Mais le degré d’autonomie stratégique qui permettra la réponse à chacun d’entre eux demeure, lui, déterminant. Et là, la boussole du gaullo-mitterrandisme est toujours utile. L’exemple des relations avec la Chine et la Russie l’illustre bien. Comment gérer la relation avec des pays dont l’histoire, le régime politique et les intérêts stratégiques sont différents des nôtres, mais qui exercent une forte influence au sein du monde actuel ? Devons-nous suspendre la relation aux aléas des décisions de Washington ou faire d’abord valoir nos intérêts ?

On peut se demander pourquoi, dès lors, Emmanuel Macron s’est référé à trois reprises au gaullo-mitterrandisme au cours de la campagne électorale. Vu son âge, il paraît difficile d’y voir le signe d’un ringardisme ou d’un attachement à de vieilles lunes. Il est né huit ans après la mort du général de Gaulle et François Mitterrand a quitté le pouvoir avant qu’il n’atteigne l’âge de la majorité.

Emmanuel Macron entend apparemment poursuivre une politique adaptée aux défis du temps présent. Le gaullo-mitterrandisme n’est ni un code fixe ni un manuel que l’on consulte avant de prendre une décision ; il s’agit plutôt d’une philosophie globale du rôle et de l’action de la France au sein d’un monde en mutation. Le dogmatisme consiste à penser l’appartenance à la famille occidentale comme un horizon indépassable. Le gaullo-mitterrandisme est guidé par le pragmatisme : il ne s’agit pas de s’opposer par esprit au système des États-Unis. Il s’agit d’étudier, au cas par cas, ce qui convient le mieux au rayonnement français.

 

[1]  Frédéric Encel, Mon dictionnaire de la géopolitique, Paris, Puf, 2017.

[2]  Voir Christian Lequesne, Ethnographie du quai d’Orsay. Les pratiques des diplomates français, Paris, Cnrs Éditions, 2017.

[3] Voir la conclusion du livre d’Ole Jacob Sending, Vincent Pouliot et Iver B. Neumann (sous la dir. de), Diplomacy and the Making of World Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 2015.

[4] Voir Pascal Boniface, le Monde selon Sarkozy, Paris, Jean-Claude Gawsewitch, 2012.

[5] Voir P. Boniface, Je t’aimais bien tu sais. Le monde et la France, le désamour ?, Paris, Max Milo, 2017.

Pascal Boniface

Fondateur et directeur de l’Iris, il est maître de conférences à l'Institut d'études européennes de Florence. Il a récemment publié La Géopolitique (Eyrolles, 2018) et Antisémite (Max Milo, 2018).

Christian Lequesne

Professeur de science politique à Sciences Po Paris, il a récemment publié Ethographie du Quai d’Orsay. Les pratiques des diplomates français (CNRS Éditions, 2017).

Hubert Védrine

Diplomate et homme politique, il a récemment publié Le monde au défi (Fayard, 2017).

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