Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Portrait d’Alexis de Tocqueville par Théodore Chassériau (1850)
Portrait d'Alexis de Tocqueville par Théodore Chassériau (1850)
Flux d'actualités

Le nouveau monde et la « révolution »

Si les germes d’une révolution sont bel et bien présents à l’heure actuelle, il faut alors anticiper leurs conséquences au regard des expériences de nos voisins afin de mieux les accompagner et ainsi éviter une confrontation brutale.

« Révolution » : depuis quelques mois, le mot est sur toutes les lèvres. Du livre programmatique d’Emmanuel Macron, alors candidat à l’élection présidentielle de 2017, à la caractérisation du mouvement des Gilets jaunes, la révolution semble constituer la nouvelle réalité française. Mais peut-on à juste titre utiliser ce terme pour qualifier la situation actuelle ?

Nous entendrons ici révolution comme un soulèvement populaire amenant à un changement de la forme de l’État. En ce sens, les crises politiques observées en France et ailleurs dans le monde pourraient bien constituer les prémices ou les signes avant-coureurs d’une révolution. L’ouvrage L’Ancien Régime et la révolution d’Alexis de Tocqueville est alors un guide précieux pour analyser, à l’aune de la Révolution de 1789, les revendications contemporaines. En effet, si les germes d’une révolution sont bel et bien présents à l’heure actuelle, il faut alors anticiper leurs conséquences au regard des expériences de nos voisins afin de mieux les accompagner et ainsi éviter une confrontation brutale.

 

Les racines de la révolution

Sur les plans social, politique et économique, la mise en parallèle de Tocqueville et de la situation actuelle est riche d’enseignements.

En premier lieu, la division de la société, notamment pour des raisons fiscales, est le trait majeur partagé par les deux France. Selon Tocqueville, les hommes sont plus éloignés « en petits groupes étrangers et indifférents les uns aux autres[1] » avant la Révolution qu’ils ne l’ont jamais été. Les états généraux cessant, « le bourgeois et le gentilhomme n’ont plus de contact dans la vie publique[2] » et deviennent ennemis. Les exemptions d’impôt entre les villes et les campagnes achèvent de monter les classes les unes contre les autres, puisque les impôts sont payés par ceux qui ne peuvent leur échapper. On repère le même phénomène aujourd’hui : la fin de la cohésion de la société française avec des classes supérieures autonomes, progressivement « coupé[e]s du reste de la population[3] ». Les causes sont les mêmes qu’en 1789 : la fin de l’égalité par l’impôt à travers l’exil fiscal et la fin du brassage social que permettaient la mixité scolaire et le service militaire[4]. De fait, les classes ne se rencontrent plus et, comme au temps de Tocqueville, vivent dans des quartiers voire des villes distinctes, comme en témoignent la mutation sociologique des grandes villes françaises.

La paupérisation des classes moyennes et la mauvaise gestion des finances publiques constituent le deuxième point commun entre la France de 2010 et celles des décennies qui précède la Révolution de 1789. Tocqueville note que, dans la première moitié du XVIIIe siècle, la France est marquée par une sorte de léthargie économique : pas de réforme, pas d’innovation et la poursuite de la décadence des finances publiques remontant à Louis XIV. Cependant, quarante ans avant la Révolution, la situation s’améliore pour les petites classes qui deviennent plus prospères et en acceptent d’autant plus mal la mauvaise gestion des finances de l’État, qui devait en 1789 « près de 600 millions à des créanciers presque tous débiteurs eux-mêmes[5] ». Aujourd’hui, comment nier les millions de chômeurs et les revendications de pouvoir d’achat des Gilets jaunes, alors même que la croissance semble revenir et, avec elle, l’espoir, sans doute infondé, d’un horizon économique meilleur ? La volonté du Président de réduire le déficit du budget de l’État à 3 % pour entrer en conformité avec les règles européennes et commencer à résorber une dette presque aussi élevée que le PIB, est à ce titre révélatrice d’un budget qui prime, à tort ou à raison, sur le fond des politiques publiques.

En conséquence, la désillusion de la population face à la politique est le dernier principal trait commun aux deux écrits que plus de deux cents ans séparent. Selon Tocqueville, la tutelle de l’administration et la mainmise des corporations sur les assemblées délibérantes des villes sous l’Ancien Régime incitent les citoyens à se désintéresser des affaires communales. De plus, la Révolution est précédée d’une « révolution administrative[6] » de grande ampleur – réforme du droit du travail, de la justice, remplacement en 1787 des intendants par les assemblées – qui déstabilise encore le peuple au lieu de le rassurer. Or l’abstention grandissante et la polarisation du vote en termes de catégories socio-professionnelles[7] sont l’expression de cette désillusion face à une politique qui semble ne servir que les classes supérieures. De fait, ce triple constat économique, social et politique n’est pas un cas français isolé : le mécontentement des classes populaires a pris divers visages autour du monde.

 

Les révolutions à l’œuvre

Cet état de fait et les actions des classes populaires ont produit divers effets autour du monde et en France, comme autant d’options que les dirigeants actuels pourraient comparer.

Aux États-Unis et au Royaume-Uni, il s’est agi du retour de la décision politique. Alors que les citoyens semblaient croire que leur bulletin ne comptait pas, la victoire du « No » au référendum de 2016 sur le Brexit a révélé toute l’importance d’un vote à l’origine contestataire et qui a eu pour conséquence l’activation bien réelle des négociations. Aux États-Unis, l’élection de Trump a remis en cause non seulement la politique étrangère d’Obama mais, bien plus, l’ordre mondial. Alors que l’OMC interdisait la mise en place de barrières douanières, les États-Unis se sont lancés dans une escalade des droits de douane avec la Chine. En quelques décisions, le système international bâti depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale a été balayé par la première puissance de la planète. Les règles internationales qui avaient été présentées comme non négociables pendant des décennies n’ont soudain plus lieu d’être. Après le règne de la doctrine « There is no alternative » sous la houlette des experts, la pure décision politique du souverain semble revenir sur le devant de la scène : la politique ne serait plus vouée à l’impuissance. Ce renouveau du décisionnisme[8] politique, après des décennies de normativisme, incite ainsi à repenser l’architecture du système mondial et l’équilibre des puissances.

Dans les pays d’Europe de l’Est comme aux États-Unis, la fin de l’âge d’or de la démocratie est aussi la conséquence de ce mécontentement populaire. La montée de ce qui a été désigné sous l’étiquette de « populismes » correspond à la remise en cause de certains acquis démocratiques. En Hongrie, les inquiétudes concernant la violation de droits de l’homme comme la liberté d’association, notamment par des contrôles concernant les associations travaillant avec des migrants, ont amené les députés européens à voter le 4 juillet 2018 une résolution de sanction. La séparation des pouvoirs et, en particulier, l’indépendance de la justice étaient également menacées en Pologne par la réforme de la Cour suprême, laquelle a été interrompue suite à la procédure d’infraction lancée par l’Union européenne. La liberté de la presse est également mise sous tension, y compris aux États-Unis où les critiques récurrentes du Président Trump contribuent à mettre en doute la fiabilité du système institutionnel. Les organisations politiques du XXIe siècle semblent déjà présenter un visage bien différent du modèle démocratique d’après-guerre.

Enfin en France, c’est pour l’instant le bouillonnement intellectuel et social qui est de mise. Depuis quelques années des réflexions imaginent une VIe République, portée notamment par La France insoumise. Le renouveau des partis politiques, avec l’éclosion d’En Marche il y a deux ans et dernièrement de Place publique, souligne l’importance de repenser une offre politique qui ne semble plus adaptée. Le nouveau parti majoritaire, qui a renouvelé la classe politique, a d’ailleurs multiplié les réformes (travail, fiscalité, énergie, santé…) depuis son arrivée au pouvoir. Et de manière encore plus urgente, le mouvement des Gilets jaunes pointe à la fois la nécessité d’interroger l’avenir de la société et du système politique. Ce mécontentement fiscal et social dénote un lien brisé entre la République et le peuple, avec pour preuves les violences commises à l’égard des symboles républicains et l’émergence de propositions pour le rétablir, notamment à travers le Référendum d’initiative citoyenne. Mais il souligne également la mauvaise compréhension des mécanismes publics avec des demandes contradictoires : plus de services publics, mais moins d’impôts. De ce bouillonnement, il s’agit de tirer le meilleur parti pour repenser notre système.

 

Accompagner les révolutions

Le rôle du politique est en effet d’anticiper pour mieux accompagner ces soubresauts et d’éviter ainsi une révolution au sens le plus violent du terme. Il pourrait procéder en trois temps.

En premier lieu, il s’agit de reconnaître honnêtement les conflits de classe tout en refusant la division du peuple. En 1951, Camus écrivait dans L’Homme révolté que « l’évolution économique du monde contemporain dément […] un certain nombre des postulats de Marx[9] » : des crises économiques plus espacées, non pas une concentration de capital mais l’émergence d’une classe moyenne, le mouvement des nationalités au lieu d’un affaiblissement des frontières, une réduction du prolétariat et non son extension… À lire ces lignes dans le contexte actuel, le parallèle est frappant. La bulle Internet des années 2000 puis la crise financière en 2008, la paupérisation des classes moyennes, l’accumulation de capital décrite par Thomas Piketty[10], la croissance des inégalités, la mondialisation effaçant les frontières et permettant ainsi des mouvements contestataires internationaux… Ces phénomènes doivent donc être reconnus à leur juste mesure : une partie des prévisions de Marx est en train de se réaliser. Pour autant, il ne faut pas céder aux sirènes de division du peuple au profit des classes ou des opinions politiques : c’est justement l’erreur de la bourgeoisie de l’avant-guerre, que regrette Marc Bloch dans son examen de conscience[11]. Il importe de reconnaître honnêtement ce qui divise, sans oublier ce qui nous est commun.

En deuxième lieu, il faut reconnaître que la crise économique, financière, politique et sociale que nous connaissons est aussi et avant tout une crise écologique, en témoigne l’étincelle des taxes sur le carburant qui a mis le feu aux poudres. La question écologique change en profondeur notre organisation politique et sociale : l’énergie, la mobilité, l’agriculture, le travail, etc[12]. Prétendre résoudre la crise sociale actuelle sans penser à plus long terme aux conditions d’équité dans une société écologique est une impasse. De nombreux outils conceptuels existent pour anticiper ces évolutions et il est urgent de s’en saisir pour faire face aux questions à venir, qui concerneront la France mais aussi le reste du monde. Établir une doctrine nationale sur ces questions devrait être la priorité, et il faut espérer que le Grand débat national soit le lieu du lancement d’un tel projet.

Enfin, il importe de renouer le lien avec les citoyens dans un projet de société réaliste et cohérent, y compris en faisant évoluer notre démocratie représentative et en étudiant les propositions (référendum d’initiative citoyenne, proportionnelle). L’honnêteté sur la situation économique, sociale et environnementale actuelle, l’explication des changements à venir et la concertation sur les moyens d’y parvenir, voilà ce qui devrait être au programme des prochains mois et années. Là encore, le grand débat national pourrait constituer le lieu où la société française se rassemble pour réfléchir, ensemble, aux valeurs qu’elle doit porter et aux enjeux qu’elle doit prendre en compte. Néanmoins, un débat fructueux suppose que les participants disposent d’un même niveau de connaissances du sujet et d’une compréhension partagée du sujet afin de trouver les moyens de le résoudre. En particulier, il est essentiel de faire en sorte que la compréhension des politiques publiques, de leurs raisons et de leurs effets, soit partagée le plus largement possible, afin d’avoir une même base de discussion pour penser leur évolution.

La situation actuelle, si proche par certains aspects de celle d’avant 1789, impose un devoir particulier à nos politiques autant qu’à chaque citoyen. Devant le risque de la violence, il faut absolument anticiper et accompagner ces mutations au moyen d’un pacte écologique et social, dans un monde où la décision politique redonne des marges d’action aux chefs d’Etat mais où la démocratie est aussi remise en cause. À ce titre, le mouvement des Gilets jaunes et le Grand débat national constituent une occasion à saisir pour élaborer un nouveau projet de société commun qui réponde aux multiples défis à venir.

 

[1] Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la révolution [1856], Paris, Gallimard, 1967, p. 159.

[2] Ibid., p. 164.

[3] Jérôme Fourquet, « 1985-2017 : quand les classes favorisées ont fait sécession », Fondation Jean-Jaurès, 2018, p. 1.

[4] Ibid., p. 8.

[5] Tocqueville, L’Ancien Régime et la révolution, op. cit., p. 280.

[6] Ibid., p. 299.

[7] J. Fourquet, « 1985-2017… », art. cité, p. 10-12.

[8] Carl Schmitt, Les trois types de pensée juridique, Paris, PUF, 2015, p. 116-120.

[9] Albert Camus, L’Homme révolté, Paris, Gallimard, 1951, p. 269 et suivantes.

[10] Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013.

[11] Marc Bloch, L’étrange défaite [1946], Paris, Gallimard, 1990, p. 198 et suivantes.

[12] Voir Diane Delaurens, « Pour une transition écologique globale », linkedin.com, 17 novembre 2018.

Diane Delaurens

Diane Delaurens est haut fonctionnaire, diplomée de Sciences Po et l'ENA, et titulaire d'une licence de philosophie. Elle s'intéresse notamment aux rapports entre philosophie et politiques publiques.