Les Etats-Unis, un pays divisé
La crise du shutdown et les transformations du parti républicain
Il était évident depuis de longs mois que les États-Unis allaient vers une crise fiscale, financière, et surtout politique. Les radicaux du Tea Party conditionnaient leur approbation d’une loi budgétaire au retrait de la réforme de l’assurance santé, qu’ils dénigrent sous le sobriquet d’« Obamacare ». Ils savaient pertinemment que le président et sa majorité au Sénat refuseraient d’abandonner la plus grande victoire du premier mandat d’Obama. Pour des raisons que j’essaierai d’esquisser, ces jusqu’au-boutistes ont accepté le risque d’une fermeture du gouvernement pour prix de leur refus. Pire encore, ils savaient que le Congrès aurait à voter quelques semaines après (le 17 octobre) un relèvement du plafond de la dette nationale sans lequel le crédit du pays – et le système financier global centré sur le dollar – risquait fort de dégringoler. Autrement dit, cette minorité de quelques 80 députés républicains (sur les 232 membres de leur parti à la Chambre) a pris le pays en otage.
La fin du récit politique progressiste
L’Etat américain commence à naître à partir de la Guerre civile. Cet Etat ne prend figure et ne gagne sa légitimité que lentement, sur la base des énormes efforts consacrés à cette guerre de sécession qui inaugure l’industrialisation d’un pays devenu continental. L’essor économique s’accompagne de mesures aux importantes conséquences politiques, telles que le financement de chemins de fer transcontinentaux, la création d’une monnaie nationale, et le financement d’universités d’Etat. S’ensuivent une série de périodes clé, au cours desquelles l’Etat se développe et s’implante. Il y aura d’abord le moment progressiste des années 1900 (dirigé par le parti républicain du Nord-Est dont la figure la plus connue est Theodore Roosevelt). Ce sont ces progressistes qui feront voter en 1913 les 16e et 17e amendements à la constitution qui instaurent l’élection des sénateurs au suffrage direct, et l’impôt sur le revenu.
Ensuite viendra le New Deal, dirigé par le démocrate Franklin Roosevelt, qui instaure un Etat que l’on pourrait qualifier de social-démocrate. Or la politique de Roosevelt restait incomplète, car elle dépendait du soutien des Etats du Sud, ségrégationnistes et racistes. Leur résistance explique par exemple le fait que les travailleurs agricoles et domestiques (majoritairement Africains-Américains) n’étaient pas couverts par les mesures de sécurité sociale issues du New Deal et que la ségrégation raciale persistait dans ces Etats. Il faudra le mouvement des droits civiques pour compléter la création d’un état social national… dont on pouvait penser que l’élection en 2008 de Barack Obama était pour ainsi dire le couronnement !
Cependant, la crise politique actuelle met en question cette vision progressiste optimiste. Elle sous-estime le fait que « petits blancs » du Sud et leurs homologues ouvriers au Nord, chamboulés par les nouveaux modes de production internationaux, sont passés avec armes et bagages chez les Républicains, devenus la force dominante dans la région, alors que les progressistes du Nord-est qui avaient fait voter les 16e et 17e amendements ont perdu toute influence au sein de ce parti. Telle est la racine de la résistance apparemment irrationnelle, sinon nihiliste, du parti républicain et du Tea Party à la réforme de l’assurance santé du président Obama.
La légitimité étatique remise en question
Le fondement de l’argument de cette nouvelle droite était déjà présenté en 1994 par William (« Bill ») Kristol, directeur du New Standard, une figure d’autorité pour les néo-conservateurs qui rejetaient la réforme du système santé proposée par Bill Clinton. Kristol expliquait très astucieusement que cette réforme compléterait l’étatisation (ou, comme il le disait, la « socialisation ») du pays. Il fallait alors freiner des quatre fers, car l’expérience du New Deal prouvait qu’une fois que les gens bénéficieraient de protections garanties, la réforme serait populaire. On comprend la logique politique qui fonde cet argument réactionnaire. Mais tout comprendre n’est pas tout pardonner.
Plus important encore, cette sèche logique politique, qui n’est pas fausse, ` n’explique pas la véritable passion qui anime et encourage la radicalité l’opposition actuelle. Si elle est animée concrètement par la lutte contre l’ « Obamacare », celle-ci n’est qu’un prétexte qui masque un inconscient plus profond. Il faut se souvenir que, dès l’élection de Barack Obama, sa légitimité a été mise en question : était-il vraiment né aux Etats-Unis, était-il chrétien ou secrètement musulman, voire le cheval de Troie d’un « socialisme kenyan » hérité de son père ? Obama a eu beau se montrer prêt aux compromis, ouvert à la discussion, modéré dans ses choix politiques ; rien n’y a fait.
Petit à petit, et surtout face à la crise actuelle, j’en suis venu à penser que cette opposition virulente ne peut être comprise qu’à partir du cheminement des États-Unis vers un Etat fédéral dont les Etats du Sud – et ce qu’ils appelaient leur « société particulière » ségrégationniste – considèrent existe à leurs dépens. En un mot – et je n’aime pas utiliser ce terme – la racine de la passion oppositionnelle actuelle est un populisme inconsciemment teinté de racisme ! Je souligne le mot « inconsciemment » car le Tea Party n’est en rien comparable à feu les partis du sud ségrégationniste. Pourtant, les faits sont là.
La politique se doit de faire face aux faits. Comment prendra fin cet affrontement à la fois constitutionnel et politique ? On pourrait croire que des personnes plus calmes, plus rationnelles, sauront proposer un compromis acceptable. Après tout, la même configuration s’est présentée en août 2011 : face au déficit budgétaire et au besoin de relever le plancher de la dette nationale, la menace d’une fermeture du gouvernement fut agitée par les Républicains ; mais à l’époque un sens des réalités – en partie imposé par la perte de la classification AAA par Standard & Poor’s – avait prévalu (même si la gauche du parti démocrate trouvait que le président s’est fait berner, ce qui semble rétrospectivement n’être pas faux). Cependant, alors qu’on aurait pu penser que la réélection de Barack Obama en 2012 mettait fin aux velléités des extrémistes républicains, cela n’est visiblement pas le cas.
Au-delà des raisons conjoncturelles (élection de mi-mandat en 2014, élections présidentielles de 2016 pour lesquelles certains candidats potentiels à la nomination républicaine se profilent déjà du côté des Tea Party , avant tous les nouveau sénateur du Texas, Ted Cruz), ce refus du compromis trouve son fondement dans l’histoire des États-Unis. Il ne s’agit pas, comme on a tendance à l’affirmer trop vite, de la nième réédition d’une conscience protestante allergique à toute médiation. Comme j’ai cherché à l’esquisser ailleurs[1], il s’agit de la légitimité du politique et ainsi du rapport du citoyen aux institutions. Alors qu’en France la droite comme la gauche acceptent cette légitimité étatique, celle-ci a été régulièrement mise en question aux États-Unis, pas seulement par le Tea Party mais – il ne faut pas l’oublier – par l’aile gauche du parti démocrate dans les années 1960-1970, ce qui a abouti à la division fratricide du parti pendant deux décennies. C’est cette question de la légitimité qui est, aujourd’hui, remise sur la table, question dont les républicains risquent de faire les frais.
Au moment où j’écris, on peut imaginer que le président (« leader ») républicain de la Chambre, John Boehner, veut crever l’abcès. Il sait qu’un compromis sur le budget ne fera qu’aviver les passions des Tea Party, qui remettront tout en question le 17 octobre, lorsqu’il faudra relever le plafond de la dette, ce qui risque d’inaugurer une catastrophe dont on ne peut pas prévoir les conséquences dans le monde de la finance. Alors, se dit-il, mieux vaut vivre avec la fermeture du gouvernement, ce qui créera un climat propice au compromis, avant de sceller celui-ci autour d’une grande table. Or que fera Barack Obama ? Pour l’instant, il refuse de céder. Mieux, il rappelle les impératifs de la constitution et la séparation des pouvoirs. La réforme de la santé a été votée par les deux Chambres du Congrès, elle a été paraphée par le président, et sa légalité a été affirmée par la Cour suprême. Ceux qui continuent à s’y opposer n’ont qu’une option : se faire élire pour faire voter des modifications ou l’élimination de la loi. C’est ainsi qu’une minorité doit agir, car les lois de la république valent pour tous, elles ne peuvent pas être à la merci du chantage de quelques uns. Apprendre à vivre avec cette réalité sera peut-être la leçon à plus long terme de cette crise. Mais à court terme ? C’est aussi le jeu des passions, des calculs des uns et des autres…
Dick Howard
Le 8 octobre 2013