
Richard C. Lewontin : un généticien contre le déterminisme génétique
Richard C. Lewontin posa les jalons de l’actuelle théorie biomoléculaire de l’évolution et s’opposa à l’instrumentalisation de la génétique à des fins idéologiques.
« Le prix de la métaphore est une éternelle vigilance1. »
Généticien d’un grand renom, puisqu’il est l’un des co-fondateurs de la théorie moléculaire de l’évolution, Richard Charles Lewontin (1929-2021) fut aussi un citoyen engagé qui s’opposa frontalement au déterminisme génétique.
Après une licence en biologie du Harvard College et une maîtrise en statistiques à Columbia University, Lewontin soutient sa thèse sur la génétique de la drosophile en 1954 sous la direction de Theodosius Dobszhansky, auteur de la première synthèse moderne sur la théorie de l’évolution, Genetics and the Origin of Species, publiée en 1937. Après différentes positions académiques dans les universités de Caroline du Nord, de Rochester et de Chicago, Lewontin est nommé en 1973 professeur de biologie à l’université de Harvard, titulaire de la chaire Alexander Agassiz, qu’il occupera jusqu’à sa retraite en 2003.
En génétique des populations, il fut le premier chercheur à simuler le comportement d’un locus génétique (une position fixe d'un gène sur un chromosome) et, travaillant avec Ken-Ichi Kojima sur le lien génétique entre séquences voisines, il établit, en 1960, les formules de calcul des fréquences d’un haplotype (groupe d'allèles de différents loci situés sur un même chromosome et transmis ensemble) avec deux loci en interaction résultant de la sélection naturelle2.
Utilisant les techniques d’analyse alors récentes de la biologie moléculaire, comme l’électrophorèse des protéines, pour étudier les variations génétiques, Lewontin posa, dès 1966, en collaboration avec John Hubby, dans deux articles princeps de la revue Genetics, les premiers jalons de l’actuelle théorie biomoléculaire de l’évolution, montrant qu’une grande partie des loci étudiés étaient polymorphes (il s’y produit des variations) et qu’en moyenne, pour un locus donné, il y avait 15 % de chances que l’individu soit hétérozygote (possède différentes versions du même gène). Les articles de Lewontin et Hubby expliquent également ces niveaux élevés de variabilité par la neutralité du mécanisme des mutations en matière de sélection naturelle.
Ses convictions l’amènent à renoncer à son élection à l’Académie des sciences des États-Unis pour se désolidariser de l’utilisation de la recherche à des fins militaires. Ainsi, dès les années 1960, à l’université de Chicago, Richard Lewontin intervient activement dans le débat politique contre la guerre du Vietnam, la discrimination raciale et les inégalités économiques.
En génétique humaine, Lewontin a montré, en 1972, que la plus grande part de variabilité (de 80 à 85 %) au sein des populations humaines se retrouve au sein des groupes géographiquement localisés et que seule une part minoritaire (de 1 à 15 %) des différences génétiques étaient attribuables aux groupes « raciaux » traditionnels3. Même si cette analyse suscita une controverse, elle demeure la base scientifiquement admise pour affirmer qu’un concept de « races humaines », qui permettrait d’identifier des groupes homogènes au sein de populations hétérogènes, n’a pas de fondement génétique rationnel.
Dès la parution, en 1975, de l’ouvrage Sociobiology: The New Synthesis, Lewontin réfute avec ses collègues, le paléontologue Stephen Gould et la biologiste Ruth Hubbard, les thèses sociobiologiques de son auteur, Edward O. Wilson, visant à expliquer les comportements sociaux des humains sur la base des mécanismes biologiques de l’évolution. Dans l’essai critique, Biology as Ideology : The Doctrine of DNA (1991), à rebours d’un néodarwinisme traditionnaliste dépeignant les organismes comme des récepteurs passifs d’influences environnementales, Lewontin soutient que ceux-ci devaient plutôt être considérés comme participant activement à la construction de leur environnement, élaborant ainsi une théorie hiérarchisée des niveaux de sélection naturelle. Selon ce point de vue constructiviste, la relation entre l’organisme et l’environnement est réciproque et illustrée par l’établissement de niches environnementales. Ce paradigme est utilisé dans le développement de la théorie dualiste de l’évolution culturelle par Marcus Feldman et Luigi Cavali-Sforza pour expliquer la corrélation entre profils génétiques et traits culturels.
La grande majorité des mutations ne procurant ni avantage ni handicap, la théorie « neutraliste » de l’évolution proposée par Motoo Kimura en 1968 avance que l’évolution génétique repose au moins autant sur la dérive génétique résultant du hasard que sur la sélection naturelle. Dans la version « adaptationniste » de la théorie synthétique de l’évolution, l’environnement est considéré comme autonome sans pouvoir être façonné par l’organisme. Plutôt que d’admettre l’adaptabilité de tous les traits, ce qui conduit à considérer les organismes ou les organes comme de simples optima adaptatifs résultant des pressions de la sélection naturelle, Lewontin et Gould proposent une version « constructiviste » de l’évolution, en introduisant en 1979 le concept de « tympan » (spandrel : terme emprunté à l’architecture, écoinçon) pour reconnaître et décrire les caractéristiques d’un organisme qui, n’améliorant pas l’adaptation à l’environnement, n’apparaissent pas comme des « conséquences nécessaires »4. Dans la version « constructiviste » de la théorie de l’évolution, l’environnement façonne l’organisme mais, réciproquement, l’organisme « façonnerait » aussi l’environnement pour les générations futures.
D’autre part, Lewontin et Gould contestent l’utilisation de la seule plausibilité comme critère d’adoption de certains « récits spéculatifs », alertant sur l’instrumentalisation de la génétique pour justifier des idéologies racistes. Ainsi, la tentation eugéniste transparaît dans les interprétations biaisées de mesures du quotient intellectuel (QI) qui fleurissent dès la publication de l’ouvrage intitulé The Bell Curve: Intelligence and Class Structure in American Life (1994) : le psychologue Richard Herrnstein et le politologue Charles Murray y soutiennent que le QI constitue un « déterminant » de caractéristiques socio-économiques, comme le revenu ou la criminalité.
Opposé aux thèses réductionnistes de Richard Dawkins, qui explique la sélection de parentèle et les comportements altruistes par des avantages évolutifs, car cette métaphore anthropomorphique dissimule un paradigme de maximisation du patrimoine génétique, Lewontin suggère une approche permettant de saisir l’ensemble évolutif que constitue l’organisme et son environnement. Pour défendre ce point de vue, Lewontin participe à de nombreux débats et publie un certain nombre d’essais dont, en 1984, Not in Our Genes, où il réfute l’héritabilité biologique des traits comportementaux5. Avec une causticité qui lui sera reprochée, Lewontin y affirme que la génétique en tant que discipline scientifique n’a aucune légitimité à expliquer pourquoi « les enfants des magnats du pétrole deviennent banquiers tandis que les enfants des ouvriers du pétrole deviennent débiteurs des banques ».
Avec le soutien de la Fondation Ford, Lewontin est également intervenu dans les débats sur les pratiques des firmes agro-alimentaires. En collaboration avec l’écologue Richard Lewin, il anime un groupe d’études sur l’influence du secteur financier dans la recherche agricole, notamment pour le développement de plantes hybrides. Leurs travaux, publiés dans une série d’essais réunis plus tard dans The Dialectical Biologist (1985) puis dans Biology Under the Influence (2007), montrent que le maïs hybride s’est généralisé, non pas en raison de qualités intrinsèques, mais du fait des stratégies commerciales des semenciers industriels, contraignant les agriculteurs à racheter de nouvelles semences chaque année pour bénéficier des progrès apportés par l’obtention de nouvelles variétés6. Plus tard, Lewontin dénonce explicitement le lobbying des entreprises du « complexe génético-industriel » en faveur de l’utilisation généralisée d’organismes génétiquement modifiés, avec pour seule rationalité la maximisation de leurs profits7.
À l’instar de sa réfutation des thèses sociobiologiques, la plupart des essais de Richard Lewontin traitent de la complexité des structures, tant biologiques que sociales, dans une perspective structuraliste et constructiviste, résolument opposée au réductionnisme et au déterminisme. Ses contributions fondamentales à la théorie biomoléculaire de l’évolution ne sauraient éclipser la critique authentiquement humaniste d’un dévoiement de la génétique au service de théories socialement rétrogrades, critique dont le dépassement se fait toujours attendre. La mise en place de collaborations interdisciplinaires visant à évaluer les conséquences sociales du développement des connaissances épigénétiques constituerait probablement la réponse la plus pertinente à l'invitation à la vigilance lancée par Richard Lewontin et l'hommage le plus éclatant que l'on puisse rendre à l'ensemble de son œuvre.
- 1. Richard C. Lewontin, La triple hélice. Les gènes, l’organisme, l’environnement [1998], trad. par Nicolas Witkowski, Paris, Seuil, 2003.
- 2. R. C., Lewontin et Ken-Ichi Kojima, “The evolutionary dynamics of complex polymorphisms”, Evolution, n° 14, 1960, p. 458-472.
- 3. R. C., Lewontin, “The apportionment of human diversity”, dans Theodosius Dobzhansky, Max K. Hecht et William C. Steere, Evolutionary Biology, vol. 6, New York, Appleton-Century-Crofts, 1972.
- 4. R. C. Lewontin et Stephen J. Gould, “The spandrels of San Marco and the Panglossian paradigm: a critique of the adaptationist program”, Proceedings of Royal Society of London B: Biological Sciences, vol. 205, n° 1161, 1979, p. 581-598.
- 5. R. C. Lewontin, Stephen Rose et Leon J. Kamin, Nous ne sommes pas programmés. Génétique, hérédité, idéologie [1984], trad. par Marcel Blanc, préface d’Albert Jacquard, Paris, La Découverte, 1985.
- 6. R. C. Lewontin, “Agricultural research and the penetration of capital”, Science for the People, vol. 14, n°1, p. 12-17.
- 7. Jean-Pierre Berlan et R. C. Lewontin, « La menace du complexe génético-industriel », Le Monde diplomatique, décembre 1998.