
La politique à l’échelle du monde
Député de Meurthe et Moselle depuis 2012, réélu en 2017, Dominique Potier est actuellement Secrétaire national du Parti socialiste en charge des questions d’agriculture et d’alimentation ainsi que du développement des ruralités. Alors que la France entrait tout juste dans une nouvelle année d’élections, présidentielle mais aussi législatives, nous l’avons reçu le 20 septembre 2021 à la rédaction d’Esprit pour évoquer le contexte économique et social dans lequel vont se dérouler ces élections, ainsi que les priorités qu’il voit se dessiner, dans ce paysage, pour la gauche française et européenne.
La crise du Covid a reposé avec force la question de la mondialisation. Depuis 2017 déjà, le vote sur le Brexit et l’élection de Donald Trump, nous étions entrés dans un moment de contestation, voire de révolte contre cette mondialisation libérale et ses effets sociaux – révolte dont le pendant français serait le mouvement des Gilets jaunes. Révélant l’ampleur et la complexité des interdépendances mondiales, la crise sanitaire a encore ajouté à ce trouble et l’on voit aujourd’hui se multiplier les appels à relocaliser l'économie pour recouvrer une souveraineté perdue. Or la question des « chaines de valeur mondiales » n’est pas nouvelle pour vous. Vous avez notamment porté à l’Assemblée nationale une loi sur le devoir de vigilance des multinationales, qui permet d'attribuer à ces dernières une responsabilité dans les dommages sociaux ou environnementaux qu’elles causent. Avez-vous évolué dans votre façon d’aborder ces enjeux à la lumière des événements récents ? Quelle place peut-on donner aujourd’hui à l’objectif d’une mondialisation plus civilisée ?
La loi sur le devoir de vigilance des entreprises participe justement de cette recherche d’une troisième voie qui évite tant l’impasse du protectionnisme que celle d’une globalisation sans foi ni loi. C’est à ce titre qu’elle a été reçue comme une innovation dans le monde entier. En levant le voile juridique qui sépare artificiellement les donneurs d’ordres de leurs filiales et sous-traitants, cette loi passe-muraille porte en réalité les germes d’une transformation systémique du capitalisme. Elle régule ce qui jusqu’aujourd’hui relevait d’une zone de non-droit, et met la lumière sur ce qui était invisible dans la boîte noire de la sous-traitance : le travail des enfants, l’accaparement des terres, les atteintes graves à l’environnement…
Je viens du pays de l’abbé Grégoire, député de la Constituante qui décrivait en 1822 l’esclavage comme une chaîne de responsabilités impliquant non seulement les commanditaires mais les affréteurs, les assureurs et « le dernier des matelots » des navires négriers. Cette loi n’est pas une baguette magique, mais elle est génératrice de droit dans les différents pays et les différentes filières concernées. Son potentiel tient à la force du droit décuplée par l’éthique et l’agilité des acteurs de la société civile, au premier rang desquels les entreprises. Une vision qui dans notre culture française est de nature à réconcilier première et deuxième gauche !
Je me suis beaucoup intéressé en y travaillant à Martin Nadaud, un maçon de la Creuse élu député qui s’est battu à la fin du xixe siècle contre les accidents du travail. À l'issue d'un combat politique de près d'une décennie, une loi est votée le 9 avril 1898 qui institue le principe de responsabilité de l'employeur. Les premières caisses d'accident du travail sont créées pour indemniser les victimes et éviter la faillite de l'entreprise lorsque celle-ci doit assurer la réparation d'un drame. S'engage alors une révolution technologique pour prévenir les risques d'accident et par là même assurer l'équilibre de ces mutuelles patronales. Pour finir, les innovations suscitées par cette loi en feront un facteur de rebond économique au début du 20ème siècle. Il est possible aujourd’hui de pousser le même type de dynamique à l’échelle de l’économie-monde, si la démocratie ou plutôt l’extension de l’État de droit au-delà des frontières sont mis au service de l’humanisation et de la dignité du travail. C’est dans cet esprit que je comprends le Pape François quand il exprime sa priorité pour les processus qui s’inscrivent dans le temps par rapport aux conquêtes dans l’espace.
Ces dispositifs ne devraient-ils pas être envisagés à l’échelle de l’Europe ?
C’est précisément notre combat actuel et dès l’origine, notre horizon était celui d’une directive européenne. Pour peser dans le monde, l’Europe doit affirmer un ethos qui s’incarne dans la clarté par des principes économiques et sociaux. Je dis souvent à nos partenaires qu’il ne s’agit pas tant de défendre une loi anticapitaliste que la naissance d’une nouvelle économie. Une loi qui va permettre aux Européens de vivre, produire et consommer en garantissant à tous les enfants du monde de quitter l’usine ou les champs pour prendre le chemin de l’école. Un beau récit, à notre portée.
Mireille Delmas-Marty a théorisé la belle idée d’une « souveraineté solidaire », qu’elle oppose à la « souveraineté solitaire ». Elle désigne ainsi une liberté de la décision politique de la communauté nationale articulée avec la visée d’une fraternité universelle, dans un moment où la pandémie a révélé l’interdépendance et la fragilité du monde.
En septembre 2021, nous avons réuni à l’Assemblée nationale les syndicats, les ONG et les cercles universitaires à l’origine de cette loi, ainsi que leurs représentants européens pour demander à Emmanuel Macron de faire de l’adoption d’une directive une priorité de la Présidence française de l’Union européenne. Car il existe aujourd’hui deux risques : le premier est l’enlisement procédural de la Commission européenne ; le second serait l’adoption d’une directive faible quant au rang de sous-traitants impliqués ou encore du niveau de juridiction civile. J’ai découvert au cours de ce mandat que faire semblant est parfois pire que de ne pas faire. Les mois qui viennent seront pour l’exécutif et la majorité un moment de vérité.
Pourtant, comme parlementaire, vous avez montré qu’il était possible d’agir…
Ce qui est étonnant, c’est l’étonnement ! Il en dit long sur la cinquième République. Le devoir de vigilance est né de la société civile avant de grandir à l’Assemblée nationale et in fine, de s’imposer au Gouvernement. Imaginez simplement que nous avons fait une lettre pétition signée par 163 députés à François Hollande, ce qui sur le plan institutionnel est ubuesque ! Le mépris du Parlement ne date pas de 2017, mais c’est une force d’inertie terrible. J’ai été physiquement affecté par ce long affrontement aux manœuvres incessantes des lobbies auprès de Bercy et Matignon pendant tout le combat législatif qui a été celui de la loi Devoir de vigilance.
Votre parcours d’élu local indiquait peut-être une autre voie à votre action. La justice sociale et climatique est aujourd’hui de plus en plus envisagée dans le quotidien et le territoire, un engagement concret au plus près de soi et des autres, qui peut incarner ces processus dont vous parlez. Êtes-vous d’accord avec ceux qui pensent que l’un des enjeux de cette présidentielle serait de sortir de ce pouvoir très vertical et jacobin, à la faveur des envies de relocaliser et de refaire de la démocratie à plus petite échelle ?
Je suis très engagé dans les enjeux locaux mais je me méfie de l’idéologie localiste, qui n’est qu’un avatar de ce que nous pourrions appeler le « colibrisme ». Je dis cela depuis un territoire qui depuis longtemps est un laboratoire vivant à l’échelle du Grand-Est, avec de belles expériences économiques, écologiques et sociales, permises par un climat politique apaisé propre à la coopération et l’innovation.
Mais il nous appartient de toujours articuler l’indispensable enracinement « à hauteur d’homme » et un bien commun qui n’est pas une simple addition d’intérêts catégoriels ou locaux. Je crois à l’action publique territoriale et à l’esprit d’entreprise comme cadre et creuset de causes qui les dépassent. En aucun cas comme substitut d’une puissance publique régulatrice des grands défis du temps long. C’est à mon sens un des points faibles du mouvement écologiste et d’une culture marquée par l’idéologie « small is beautiful ». La sécurité alimentaire par exemple ne peut fonctionner sur le modèle d’une grosse AMAP. Elle demande que l’on travaille à une réforme foncière, de nouvelles règles commerciales, une taxonomie européenne : en un mot, du droit et des institutions. Idem dans le domaine de l’énergie où l’autonomie est idéalisée en faisant oublier l’extraordinaire principe d’égalité républicaine permis en son temps par une institution publique comme EDF.
En creux, ces questions révèlent à quel point la tradition sociale-démocrate est précieuse pour ce qui est des grandes régulations économiques et écologiques.
Je ne suis pas venu en politique tout de suite mais j’ai eu des engagements civiques depuis l’adolescence et j’insiste sur le thème de l’engagement, cher à Emmanuel Mounier et au personnalisme. Mon histoire est celle d’un enracinement dans une culture catholique, paysanne au sens du métier comme du « pays ». C’est la culture d’une gauche qui résiste. La leçon de vie de mon père, c’était la succession, le dimanche matin, de la traite des vaches et de la messe, et entre les deux, une fois par mois, l’entrainement des sapeurs-pompiers dont il était chef de corps. Notre famille était engagée : on y tenait à la paroisse, la coopérative, la porte ouverte à l’étranger et aux pauvres, mais aussi à donner une place au spirituel. Que l’on ait pu sous la dernière mandature libéraliser le travail dimanche en dit long sur notre perte de repères anthropologiques ! J’ai ensuite eu la chance de militer au Mouvement Rural de Jeunesse Chrétienne, au lycée agricole tout en lançant – toujours avec des collectifs – une radio associative, puis de reprendre des études au moment où je m’installais… avec toujours cette idée de transformer le monde. La ferme familiale s’est transformée en aventure coopérative avec des associés venus d’autres horizons : 25 ans d’aventure agro-écologique et entrepreneuriale dans l’économie sociale.
C’est plus tard que j’ai fait le pas de me présenter à un mandat public, à partir du village puis comme président de la communauté de communes et du pays, ce qui a impliqué le pilotage d’une restructuration industrielle, et des responsabilités dans l’aménagement du territoire et la transition écologique. De beaux objets politiques innovants.
Aux législatives de 2012, j’ai été candidat socialiste face à Nadine Morano, puis en 2017 face à une figure médiatique présentée par LREM : avec toute une équipe, nous avons voulu incarner une gauche qui a tenu contre le populisme pur et dur et par certains aspects face à un populisme soft. J’ai toujours cherché à maintenir ce sens de l’engagement, à partir de l’éducation populaire et dans un aller-retour entre le terrain et le national, entre la société civile et le Parlement, dans un dialogue constant, incarné et qui parle aux gens.
Alors que l’on évoque la fin des partis, rester dans ce PS qui a tant déçu – jusque dans les urnes – était-il le meilleur moyen de porter cet engagement ? Après l’élection d’Emmanuel Macron en 2017, on s’attendait plutôt à voir se dessiner des recompositions, qui ne sont pas venues, ou une union de la gauche qui semble plus que jamais impossible… Et la crise sanitaire n’a pas non plus fait émerger de nouvelles personnalités ou de projet fort?
Je suis entré au Parti socialiste dans les années 1990, tardivement par rapport à mes engagements et parce que c’était une grande maison, à l’intérieur de laquelle pouvaient exister des cabanes. Je tiens beaucoup à la gratitude et il y a pour moi une forme de fidélité envers tous ceux qui, chez nous, ont incarné la justice dans le monde paysan et ouvrier.
Si je cherche des figures de la social-démocratie, mes sources sont chez Pierre Mendès-France, Jacques Delors, Michel Rocard ou Edgar Pisani. Voici – avec les militants d’ici – ceux à qui je reste fidèle. Aujourd’hui je crois que le temps est moins à réformer le PS qu’à refonder une gauche démocrate. Emmanuel Macron a été l’accélérateur d’une décomposition entamée bien avant lui. La synthèse qu’il propose est une synthèse personnelle qui ne s’inscrit ni dans une tradition, ni dans ce que la théologie nomme une eschatologie. La ligne de partage des eaux doit bouger mais la gauche et la droite sont comme les rives du fleuve, qui lui donnent sa force : à les fragiliser on prend le risque d’un marécage politique.
Pour autant, j’observe dans notre vie politique que si les antagonismes sont souvent exacerbés de façon artificielle, il existe des courants souterrains qui nous relient. Il peut y avoir un jaillissement de ces eaux profondes dans une politique renouvelant le clivage droite-gauche Ce n’est pas une question d’arithmétique électorale horizontale mais d’une nouvelle verticalité en écho à une génération pour qui la question du sens est devenue une question pratique. La gauche n’a pas disparu. Elle demeure, comme le dit Michaël Fœssel, « ce qui résiste à la raison technique et gestionnaire ». Elle est porteuse d’une espérance humaniste qui n’est pas morte mais qui n’a pas trouvé d’objet politique dans lequel s’incarner, ni de personnalité ou de parole politique à la hauteur de son attente. Cela suppose le récit d’une traversée vers ce que j’appelle une troisième gauche.
Il n’y a pas de lien naturel entre la dignité de la personne humaine d’un côté et la sauvegarde de notre maison commune de l’autre. La vocation de cette nouvelle gauche, notre tâche politique aujourd’hui, se trouve dans l’urgence de concilier ces deux horizons fragiles. Cette « troisième gauche », à l’image de ce que fut le personnalisme dans les années 1930, suppose une jointure entre le matériel et le spirituel, conditions fondamentales de l’acceptation du partage. Il faut que « vivre autrement » s’incarne.
Une autre dimension de cette tâche serait ce que Cynthia Fleury appelle la sortie de l’individualisme par l’individuation, c’est-à-dire le passage de l’individu à la personne engagée pour « d’autres vies que la sienne » : un citoyen garant de ce qui constitue l’État de droit.
Je crois également au rôle du langage. La « RSE » (responsabilité sociale de l’entreprise), comme les ODD (objectifs du développement durable), peuvent se constituer en tant que grammaire universelle face à la marchandisation du monde. Nous devons, dans cet esprit, réinvestir cet angle mort des combats républicains, pour créer des instruments communs de mesure de l’effectivité de l’action publique, de l’impact non monétaire des entreprises, du lien entre nos territoires et la planète, d’une pédagogie du dialogue entre la science et la démocratie. À cet égard, dans ce qui apparaît comme un champ de ruines, on voir parfois surgir de bonnes nouvelles, comme la naissance du concept « une seule santé » (One Health) : c’est un de ces récits de réconciliation dont nous avons sacrément besoin.