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Photo : compte Twitter @EELV
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Flux d'actualités

Primaires : le candidat introuvable

septembre 2021

En réduisant le débat d’idées à des individus, les primaires reproduisent le schéma présidentialiste qui bloque la ve République dans l’échéance quinquennale. Elles sont aujourd’hui craintes par les partis qui ont peur de voir un candidat mal positionné s’imposer. Mais alors que le jeu politique est plus ouvert que jamais, l’exercice de la primaire peut aider à le dynamiser.

La profusion des candidats à l’élection présidentielle, à huit mois de l’échéance, semble créer la confusion. Elle entretient aussi le récit d’un duel entre le Président sortant et l’outsider de toujours, une extrême droite qui se normalise. Dans le même temps, le centre d’Emmanuel Macron se déporte vers la droite pour reproduire en 2022 le tour de force de 2017 qui l’avait vu capter un électorat de gauche, en puisant cette fois dans une sociologie sarkozyste autant que chez les centristes. La mise en scène de ce duel tient pour beaucoup à ce que les deux candidats sont attendus sans trop de surprise depuis plusieurs mois déjà, tandis qu’à l’opposé gauche de Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon a montré que son mouvement était avant tout une entreprise personnelle qui avait pour but de le mener à la présidentielle. Le Rassemblement national, la France Insoumise et La République En Marche ont ceci de semblable qu’ils ont adopté l’approche des mouvements ou des plateformes, par-delà la logique des partis, comme Uber dépasse Auchan et les taxis. De la même façon, ils semblent tous trois incapables d’acquérir une base locale solide lors des élections, la législative étant acquise à la présidence depuis l’alignement des mandats de 2000.

Comment désigner un candidat à la présidentielle qui puisse déjouer ce récit bien installé, répété à l’envi, par facilité, dans les différents espaces du débat public ? Les primaires sont un symptôme autant qu’une tentative de réponse à l’obsolescence des partis, tandis que les mouvements ne semblent bons qu’à choisir leur compétiteur une fois tous les cinq ans. Dans cette situation bloquée – principalement par la personnalisation de la vie publique – les primaires restent une opération à risque, dont le résultat peut varier du tout au tout selon qui viendra voter, ce qui vaut de plus en plus pour les élections générales également. Les demandes d’engagement citoyen, hors des canaux politiques traditionnels, peuvent quant à elles nourrir le processus électoral mais elles exigent de repenser tout le système des investitures.

La désignation des candidats au piège de l’effondrement des partis

Les partis qui en revendiquent encore l’étiquette, et maintiennent un positionnement politique lisible dans le monde que l’on dit d’avant, se rejoignent aujourd’hui dans leur difficulté à s’entendre sur un mode de désignation des candidats. Le Parti socialiste comme Les Républicains débattent depuis plusieurs mois de l’opportunité de réunir une primaire. La procédure a profité aux socialistes en 2012, malgré les divisions qui étaient apparues durant la campagne, en ouvrant à François Hollande un destin auparavant inespéré, mais pas à Benoît Hamon en 2017. À droite, l’échec de Nicolas Sarkozy, le couronnement manqué d’Alain Juppé et la chute de François Fillon rappellent de mauvais souvenirs – même si la chute elle-même n’avait rien à voir avec les primaires, contrairement à ce que semblent penser les cadres du parti – si bien que l’actuel favori, Xavier Bertrand, freine des quatre fers, quand Valérie Pécresse y verrait plutôt avantage. Laurent Wauquiez et Bruno Retailleau, après avoir plaidé en faveur d’une primaire pendant des mois, se retirent finalement avant même que le parti ait statué : le duel leur échappe en se jouant entre des personnalités consacrées d’avance.

On le voit, l’opportunité d’une primaire se décide dans les rapports de force très concrets entre les postulants à l’investiture des partis, plutôt que dans les principes. Une constante dans cette dynamique est l’avantage que peut en tirer un candidat qui sait qu’il plaira aux militants ou aux sympathisants les plus convaincus. Les favoris auprès de la population générale, comme Alain Juppé en son temps ou Xavier Bertrand aujourd’hui, pourtant plus susceptibles de gagner, y convainquent moins aisément. En 1995 et 2006, le PS avait déjà eu recours à des votes internes qui avaient consacré des candidats plutôt modérés, Lionel Jospin et Ségolène Royal face à Henri Emmanuelli ou Dominique Strauss-Kahn, mais tous deux ont perdu. Le degré d’ouverture du vote est à cet égard un paramètre crucial, mais aussi celui des candidatures, selon que l’on accepte ou non des candidats extérieurs au parti. La primaire ouverte quant aux votants n’a finalement eu lieu qu’en 2011 et en 2016, selon une mode qui s’inspirait beaucoup de l’exemple américain et de la campagne d’Obama. Celle de la gauche en 2011 a pu être vue, avant la fracturation de 2017, comme un moyen de revitaliser une vie militante et citoyenne engourdie en produisant du débat[1]. Une élection avant l’élection ne pourrait qu’assurer la qualité du choix.

Les modalités d’organisation des primaires jouent sur le résultat : plus le vote est fermé (de droit ou de fait), plus les militants choisiront une personnalité traditionnelle ou radicale, tandis que l’inverse favorise les personnalités plus consensuelles et peut être plus à même de gagner - sans compter les ressources que les seconds peuvent mobiliser quand les premiers ont besoin de cette onction de légitimité pour se lancer dans la vraie campagne. Car l’investiture partisane donne accès à un financement électoral qui dépend encore largement de la structuration traditionnelle de la vie politique, sauf à être capable de susciter la confiance des plus riches et des banques pour obtenir des prêts, comme Emmanuel Macron a su le faire en 2017. C’est ce qui tient un Éric Zemmour éloigné. On oublie souvent que l’enjeu des primaires aux États-Unis n’est pas tant de désigner le leader d’un des deux partis, puisqu’ils abritent de toute façon des sensibilités diverses, que d’élaborer une plateforme de campagne et de lever des fonds privés : celui qui réussit le mieux à cet exercice peut poursuivre vers la présidence. En France, les campagnes sont remboursées par l’État au-delà d’un certain seuil de voix mais encore faut-il avancer l’argent, or les emprunts sont  accordés plus aisément à des structures bien établies. On peut également s’appuyer sur les partis existants et la dotation qui leur est accordée en fonction de leur nombre de parlementaires, ce qui explique que LR, le PS ou LREM soient aujourd’hui des investitures recherchées. Les investitures sont donc une course à qui aura le droit de bénéficier du financement d’une campagne présidentielle.

Les alternatives à la primaire sont peu nombreuses, hormis la désignation royale d’un chef incontesté ou l’élection par les militants d’un candidat qui s’est déjà imposé en interne. LR a décidé de soumettre à ses militants un vote sur… l’opportunité d’une primaire, par rapport à une désignation en congrès, ce qui permet de repousser le choix qui pourrait faire revenir Xavier Bertrand. Un sondage sophistiqué avait d’ailleurs été organisé au préalable auprès des militants pour connaître l’état des forces en présence. Le PS a finalement choisi une primaire restreinte aux militants,  qui ne sont pourtant plus très nombreux, sans doute parce qu’il cherche simplement un boulevard pour Anne Hidalgo, quand Arnaud Montebourg décide de passer outre l’investiture du parti, une voie très étroite. Il reste la primaire tranquille menée par Les Verts, où le favori,  Yannick Jadot, a accepté la concurrence des autres prétendants, qui rassemble quelques partis périphériques. La popularité d’Eric Piolle augurait un véritable enjeu et des candidates comme Delphine Batho et Sandrine Rousseau ont fait vivre le débat, jusqu’à la désignation surprise de la dernière face au chef du parti, avec à peine deux points d’écart pour le second tour. Mais l’on est loin de la primaire dite de coalition, associant un large spectre de partis, proposée par certains qui y voient un moyen de désigner des candidats forts par-delà les partis[2].

Une autre voie est la Primaire populaire, une initiative qui emprunte aux différentes tentatives de renouvellement des processus démocratiques. Une équipe de militants a construit une plateforme où les internautes peuvent choisir parmi une dizaine de candidats, dont certains sont déjà compétiteurs pour une investiture partisane (de gauche), comme Sandrine Rousseau, Delphine Batho ou Anne Hidalgo, voire déjà désignés, comme Jean-Luc Mélenchon, et d’autres non, comme Christiane Taubira, François Ruffin, Clémentine Hautain ou l’économiste Gaël Giraud. Il est possible d’en ajouter d’autres à partir de 500 parrainages. L’idée est de présenter un nombre réduit de candidats en parallèle (et pas nécessairement contre) ceux qui seront désignés par les partis et d’inciter ces derniers non pas forcément à se désister, mais au moins à construire « une équipe »[3]. Car l’originalité du processus est d’être construit autour de dix mesures de transformation sociale et écologique : il ne s’agit pas tant de désigner un candidat que de favoriser l’élaboration d’un programme commun à gauche et d’enrichir la vie militante en transcendant les différents partis. La désignation se fera en outre de manière inédite par un vote au jugement majoritaire, où l’on indique un ordre de préférence entre différentes personnalités, évitant les affrontements à deux tours qui entretiennent le mythe du candidat idéal.

Il n’y a pas de candidat idéal

La difficulté à désigner des candidats à la présidentielle ne tient pas seulement à la fin de l’hégémonie partisane, mais aussi à une transformation de la structure de l’opinion publique. Celle-ci, on le sait depuis Bourdieu même si la chose semble encore peu acceptée, n’existe pas : il ne s’agit pas de l’agrégat magique des opinions individuelles, par une comptabilité fidèle[4]. On ne fait que créer l’opinion en la sondant, puisque l’on propose des options qui délimitent le choix. Le récit de l’opposition entre Macron et Le Pen domine aujourd’hui et les autres candidats sont par conséquent perçus comme des perturbateurs de ce fait admis, quand bien même il est permis de penser que très peu de Français souhaitent en réalité ce duel. Rien d’étonnant alors à ce que l’on juge la droite divisée, la gauche incapable de se réunir, selon l’ethos traditionnel qui leur est attribué : une droite d’autorité, qui ne pourrait que se fissurer, une gauche plurielle, qui devrait se rassembler.

La dynamique de l’opinion publique affecte plus profondément tout candidat qui n’a pas encore émergé face à ceux que l’on connait. Les sondages renforcent ces derniers précisément parce que les autres options ne sont pas connues, si bien qu’il y a une tautologie à dire que tel candidat ne peut être désigné puisqu’il a perdu la bataille des sondages, comme le font les partis lorsqu’ils hésitent à monter une primaire quand il existe déjà une personnalité crédible. L’effet de profusion domine et les partis semblent incapables de choisir une incarnation : de nouvelles figures ne peuvent s’imposer tant que la vie politique repose sur une logique sondagière qui ne consacre que les consacrés. Les partis se heurtent ainsi à une aporie de la société contemporaine que les mouvements personnels ont choisi de dépasser en abandonnant l’idée même d’un choix. Personne ne peut émerger au RN, à LREM ou à LFI, sauf à tuer le roi ou la reine ou en être le dauphin, ce qui revient en quelque sorte à la logique partisane qui dominait jusqu’aux années 1990.

L’enthousiasme pour les primaires a été de courte durée : en réduisant le débat d’idées à des individus, elles reproduisent surtout la présidentialisation qui bloque la ve République dans l’échéance quinquennale[5]. Sauf que les primaires produisent une surprise : elles sont craintes par les partis qui ont peur de voir un candidat mal positionné (selon eux) s’imposer, à l’image de Sandrine Rousseau, au positionnement radical, qui vient perturber le duel prévu entre Jadot et Piolle. Les militants d’EELV ont fait un choix traditionnel pour le parti, tandis que la ligne d’une écologie de gouvernement incarnée par Jadot, inédite chez eux et plutôt destinée à l’électorat centriste, a perdu beaucoup de points, tout comme un Juppé était le candidat idéal pour la droite à la présidentielle mais pas pour les militants en recherche d’une identité plus ancrée. Benoît Hamon a été un choix militant également, mais pas François Hollande : la participation à la primaire de 2011 était exceptionnellement large. C’est pourquoi l’opinion publique n’existe pas, a fortiori pour un petit contingent de votants comme pour une primaire : on a beau sonder de manière représentative, on ne sait pas qui se déplace aux urnes. Il suffit d’un basculement inattendu et tout l’équilibre ancien est bouleversé. 

Le dédoublement de la course présidentielle par les primaires ajoute ainsi à celle-ci un degré d’imprévisibilité – et c’est sans doute une bonne chose. Le rapport à la politique a changé, et l’abstention ne marque pas tant un échec de l’engagement citoyen qu’une mutation dans la manière de l’envisager : il ne s’agit plus de voter systématiquement et par affiliation mais de se mobiliser lorsqu’on en a envie[6]. Symétriquement, le bon candidat n’est plus tant celui qui s’imposerait par comparaison objective avec un ou deux autres, que celui qui saura répondre à l’expression d’un désir (« Untel ne trouve personne qui lui convienne… »). Ce changement de logique ne signifie pas que les mouvements ont raison sur les partis, car ces derniers contournent le problème en en renforçant la cause. On réalise bien plutôt que l’élection personnelle est vaine dans une démocratie plurielle ou d’opinion, qui n’est heureusement plus la social-démocratie élitiste qui laissait le pouvoir aux mains de représentants d’autant plus puissants qu’ils fonctionnaient en vase-clos. Il n’y a pas lieu de vouloir préserver ce système en cherchant seulement à y placer des personnes idéales, par définition introuvables.

Bien au contraire, la fin d’une structuration binaire du champ politique laisse penser qu’il pourra y avoir, comme en 2017, quatre ou cinq candidats crédibles pour accéder au second tour, et qu’un seuil de 20% voire moins suffise (que l’on se rappelle les écarts très faibles entre Mélanchon, Fillon, Le Pen et Macron : il s’en fallait déjà de peu). Ce qui rend le processus bien aléatoire, comme les multiples candidats l’ont bien compris : ils ont tous leur chance. Le blocage se situe alors dans la représentativité présidentielle : les tâtonnements pour trouver une incarnation montrent l’épuisement du mythe de l’homme providentiel. Ce n’est pas un hasard si les candidats des partis d’aujourd’hui se prévalent presque tous de la bonne gestion d’un exécutif local (Piolle, Pécresse, Bertrand), quand les candidats des mouvements en font fi (Macron, Le Pen, Mélenchon) : les premiers comptent que la nouvelle légitimité se trouve dans un pouvoir décentralisé et éclaté, les seconds voudraient y couper en privilégiant les usages numériques. La Primaire populaire essaye d’opérer une synthèse entre ces deux logiques, mais elle peine à s’insérer dans un débat public structuré par les partis, les mouvements et le duel annoncé.

Plutôt que de déplorer la profusion ou la faiblesse des candidatures, il faudrait se saisir de l’enjeu de la représentation aujourd'hui[7]. La vie politique se déroule aussi ailleurs, dans la vie quotidienne et les rapports privés, dans l’entreprise, dans la gestion communale et dans les luttes que mènent notamment de nombreux jeunes, passionnés par les rapports de pouvoir mais qui se détournent pourtant du vote. Face aux illusions de la puissance verticale, il faudrait réinvestir la société. Le risque autrement est qu’un électorat largement atone ne boude le scrutin, laissant les plus âgés et les plus convaincus par le jeu partisan traditionnel voter comme aux dernières élections régionales, ou qu’une masse peu politisée se décide au dernier moment, alors que le score nécessaire pour se qualifier au second tour n’aura pas besoin d’être très élevé. Contrairement à ce que le récit médiatique et sondagier laisse penser, aucun candidat n’est à écarter du revers de la main. Le jeu est ouvert, et l’incertitude des primaires, comme le montre la récente expérience écologiste ou l’expérimentation hybride de la primaire populaire, peut aider à le dynamiser.

 

 

[1] Alain Bergounioux, Anne-Lorraine Bujon, Michel Balinski, Rida Laraki, Thierry Pech, Primaires : et si c’était à refaire ?, Rapport de Terra Nova, avril 2015.

[2] Laurence Morel et Pascal Perrineau, Les primaires électorales et les systèmes de départage des candidats à l'élection présidentielle, note pour Fondapol, Aout 2021.

[3] Dominique Méda, « La primaire populaire : une occasion de changer de voie », AOC, 14 Septembre 2021.

[4] Pierre Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », in Questions de sociologie, Les éditions de Minuit, 1984, p. 222-235.

[5] Rémi Lefebvre, Les primaires, de l’engouement au désanchantement ?, La Documentation Française, 2020.

[6] Vincent Tiberj, Les citoyens qui viennent : comment le renouvellement générationnel transforme la vie politique en France, PUF, 2017. Pour une actualisation des données, voir Vincent Tiberj, « Entendre les voix de l’abstention », Hommes & Libertés, n°191, 2020.

[7] La question pourrait être de changer le régime entier, mais sans savoir quelle serait la conséquence sur l’engagement citoyen. Voir par exemple Pierre Brunet et Arnaud le Pillouer, « Pour en finir avec l’élection présidentielle », La Vie des Idées, le 4 octobre 2011. Bastien François, « Le déséquilibre présidentialiste » in Le régime politique de la Vème République, La découverte, 2011, p. 63-100. Marie-Anne Cohendet, Le Président de la République, Dalloz, 2012.

Matthieu Febvre-Issaly

Doctorant en droit public à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Matthieu Febvre-Issaly est spécialisé en droit constitutionnel comparé et en théorie du droit.