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Nos états de guerre

novembre 2015

#Divers

« Nous sommes en guerre » : depuis le 13 novembre, c’est devenu une évidence. Ce qui est troublant, c’est de comprendre combien la guerre avait déjà tranquillement pris possession de nos imaginations. Et ce, bien avant le 13 novembre, bien avant même les attentats de janvier contre Charlie et l’Hyper Cacher. Depuis quand au juste, c’est difficile à dire, mais c’est flagrant.

La guerre étant devenue brutalement réelle, il est impossible à présent de ne pas voir qu’obscurément déjà nous en rêvions. C’était un cauchemar familier, peut-être un désir secret, absolument inavouable. Comme les personnages du Rivage des Syrtes face à la perspective d’une invasion, comme les enfants avec les sorcières et les monstres, on jouait à se faire peur : « C’était un des petits plaisirs ménagés par la guerre, à sa périphérie, que de pouvoir emprunter le boulevard de Sébastopol pied au plancher, à contresens et sur toute sa longueur », écrivait Jean Rolin dans Les Événements[1]. Sorti en janvier dernier, écrit l’année précédente, son livre offrait alors au lecteur, servis par le talent d’observation de l’ancien reporter de guerre devenu romancier, les « petits plaisirs » de la politique-fiction : « Sur le terre-plein central de la place du Châtelet, à côté de la fontaine, des militaires en treillis, mais désarmés, en application des clauses du cessez-le-feu, montaient la garde, ou plutôt allaient et venaient, autour de l’épave calcinée d’un véhicule blindé de transport de troupes. (…) Plus loin, devant le lycée Saint-Louis, dont le bâtiment principal était éventré sur près de la moitié de sa hauteur, des gravats et du mobilier scolaire étaient amoncelés, à demi-consumés et parcourus encore par quelques flammèches ».

On pouvait alors, il y a peu, se permettre l’effroi délicieux qu’offre l’irruption fictive de la guerre d’un univers quotidien. En cela réside le charme ambigu des Événements, quand ce mot n’évoquait pas encore l’horreur très réelle de la rue de Charonne ou du Bataclan. On pouvait frissonner et sourire tout à la fois à l’idée, tellement improbable, d’une Force d’interposition des Nations unies en France : comme autrefois au Liban ou dans l’ex-Yougoslavie, la FINUF inventée par Rolin devait rétablir la paix dans l’Hexagone après que le pays a été dévasté par un conflit entre « les Unitaires, que le public désignait volontiers comme les Zuzus » lesquels « s’étaient illustrés en commettant un nombre appréciable de crimes — mais pas plus, il est vrai, que leurs adversaires » et les « miliciens du Hezb, le parti islamiste dit ‘modéré’ ». Paru au même moment, Soumission[2] de Houellebecq offrait le même plaisir équivoque, celui de la métamorphose imaginaire de lieux familiers livrés à une guerre civile (dont les protagonistes ressemblent beaucoup à ceux de Rolin). De tels livres permettaient de jouir symboliquement de la destruction sans bien sûr avoir à en subir les conséquences, sans la souhaiter non plus. L’agence Pôle Emploi trouée par des tirs de mortier, l’Hippopotamus détruit par des Snipers, le Carrefour Market pillé, tout cela opposait à une réalité sans éclat le prestige viril de la guerre, l’urgence vitale et la loi du plus fort. Oui, à l’évidence la guerre faisait rêver, au moins un peu — davantage que l’agence Pôle Emploi du quartier, les ardoises promotionnelles du restaurant Hippopotamus et le Carrefour Market où nous allons faire nos courses. Et par curiosité, nous aurions sans doute été voir le film de Nicolas Boukhrief sur le terrorisme islamiste Made in France, qui devait sortir sur les écrans le 18 novembre. Sur l’affiche, une kalachnikov se superposait à la tour Eiffel.

Désormais, ce fantasme trouble a explosé. Plus de jeu possible avec les limites, le prestige a changé de camp : ce sont les terrasses des cafés parisiens qui nous font rêver. C’est un beau rêve, qui vaut la peine. Le surlendemain des attaques, tandis qu’en réaction aux attentats à la Belle Équipe, à la Bonne Bière, Casa Nostra et autre Petit Cambodge se répand le slogan « Je suis en terrasse », je relis un bref texte de George Steiner, Une certaine idée de l’Europe[3] : « Les cafés caractérisent l’Europe. Ils vont de l’établissement préféré de Pessoa à Lisbonne aux cafés d’Odessa, hantés par les gangsters d’Isaac Babel. Ils s’étirent des cafés de Copenhague devant lesquels passait Kierkegaard pendant ses promenades méditatives, aux comptoirs de Palerme ». Oui.

Cependant je découvre à quel point au cours des dernières années l’imaginaire de la guerre a infiltré nos esprits – nos bibliothèques, mais aussi nos maisons, nos placards. J’entre dans le salon où mes fils adolescent jouent à « Call of Duty », un jeu vidéo très populaire dit « FPS », First Person Shooter. Le joueur est le tireur, voit par ses yeux, de sorte que mes jeunes Parisiens incarnent des heures durant des soldats en guerre contre un ennemi variable ; des gouttes de sang fictives éclaboussent quelquefois l’écran pour signaler qu’un protagoniste est touché. Tandis que j’essaie de me concentrer sur un article, des bruits désagréables d’armes automatiques traversent la pièce voisine (« Mettez donc moins fort ! »). Pas moins civilisés que la moyenne de leur génération, mes fils parlent familièrement de la « kalach’ », petit nom affectueux de l’AK-47. De mon côté, pour aller courir au parc voisin, j’enfile un vieux T-shirt orné d’un dessin de pistolet plus ou moins pailleté, qui avait dû me paraître cool, ou rock n’ roll, quelque chose comme ça,   lorsque je l’ai acheté il y a quelques années. À présent les paillettes ont a peu près disparu au fil des lessives, mais le pistolet reste bien reconnaissable – or un pistolet, en fait, n’est ni cool ni rock n’ roll, nous nous pouvons plus l’ignorer. Je regarde le motif, hésite à mettre le T-shirt, le mets tout de même par habitude, parce que je l’ai sous la main et parce qu’il est pratique. Et dans cette tenue, pistolet anciennement pailleté imprimé sur coton élimé, je passe comme chaque jour devant les militaires armés de Famas qui depuis des mois montent la garde devant l’école juive, juste en face de chez moi. Voilà, c’est la réalité.

Ève Charrin, à Paris, le 19 novembre 2015

Ève Charrin est journaliste. Elle a publié dernièrement La voiture du peuple et le sac Vuitton – L’imaginaire des objets (Fayard, 2013) et La course ou la ville (Seuil, 2014).



[1] P.O.L, janvier 2015

[2] Flammarion, janvier 2015

[3] Actes Sud, 2005.