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Ironie partout, critique nulle part. Introduction

« Sorry, I’m Greek », répète l’humoriste grec Lakis Lazopoulos, qui a fait le tour de l’Union européenne pour mettre en scène la crise que traverse son pays. « Moi, Premier ministre, je tuerais un tiers des Portugais », écrit pour sa part le journaliste José Vítor Malheiros dans le très sérieux quotidien Publico, évoquant de façon parodique et grinçante les efforts d’austérité exigés de ses compatriotes par le gouvernement, l’Union européenne et le Fmi. Dans ces conditions, « comment épouser un milliardaire ? » demande la jeune humoriste Audrey Vernon, qui s’est produite notamment devant les salariés de Mittal et ceux de Fralib, confrontés aux licenciements économiques… De qui se moque-t-on ? Ou plutôt, de quoi ? Parce qu’on se moque, tout le temps – la dérision n’est pas le privilège exclusif des comiques professionnels. On se moque d’un monde en crise, du moins dans nos démocraties libérales où l’ironie a bonne presse. De fait, elle y bénéficie d’un puissant préjugé favorable : au même titre que l’indignation (celle de Stéphane Hessel et celle des Indignés), on vante volontiers ses vertus « corrosives », « décapantes ». Dans un contexte politique hexagonal marqué aussi par l’indifférence, le scepticisme et de brusques accès de colère, voilà un objet déroutant : une prise de parole qui ne semble pas se prendre au sérieux et dont on ne sait pas si elle participe d’une irresponsabilité ambiante ou si elle marque encore l’exigence d’un débat public de qualité.

À travers la satire, la parodie, la caricature et autres formes de dérision, il s’agit de dire le contraire de ce que l’on pense en faisant comprendre le contraire de ce que l’on dit. L’ironie se niche donc dans l’entre-deux, dans la capacité à faire saisir, par le ton, par la formulation, par le contexte d’énonciation, les dessous du langage. Rien n’assure donc qu’elle sera comprise et, encore moins, acceptée : tout dépend des circonstances de réception. La diffusion planétaire des images (éventuellement caricaturales) multiplie les chocs culturels, d’où les débats sans cesse renaissants, au sein des grandes religions, sur la notion de « blasphème » : la circulation sans frontière des images modifie les conditions de leur réception, de sorte que la connivence attendue n’est pas toujours au rendez-vous (voir l’entretien avec François Bœspflug).

Or, ce mode d’expression décalé tend à se généraliser, à envahir tous les lieux et toutes les formes d’expression. Des décideurs politiques, des journalistes, des dirigeants d’entreprise se prêtent volontiers au jeu, en participant par exemple à des émissions satiriques comme Le Petit Journal de Canal Plus. C’est qu’en politique, la dérision opère une démystification que l’on pense bienvenue ; elle va de pair avec la transparence qu’on est en droit d’exiger d’une démocratie, puisqu’elle lève le voile, permet de dénoncer abus et absurdités. Grâce à elle, nous ne serions plus dupes des apparences mais, par la grâce d’un éclat de rire ou d’un clin d’œil, conscients de la réalité peu reluisante des rapports de force que dissimulent forcément les beaux discours, les trop belles promesses – politiques ou publicitaires. Mais croit-on encore à la force satirique de cette approche de la politique à l’heure où le personnel politique se ridiculise de lui-même ? L’image de Jérôme Cahuzac s’exprimant devant des agents des impôts en novembre 2012 à un pupitre où l’on peut lire « Lutte contre la fraude fiscale » a largement circulé sur les réseaux sociaux après les aveux de l’ex-ministre du Budget concernant son compte en Suisse. On peut en rire, et après ? Quand la réalité ressemble à ce point à la caricature, la dérision se déchaîne mais tourne à vide – inopérante, car redondante.

Souvent futiles dans nos pays où pluralisme et liberté d’expression bénéficient d’un solide ancrage, satires et caricatures se révèlent pourtant très utiles ailleurs. Car l’ironie, qui joue sur le contexte, a elle-même un contexte, un lieu, un temps, et ce contexte en change la signification et la portée. On peut parler de « cycles de l’ironie » (voir l’article d’Ève Charrin). Dans les pays où la liberté d’expression est contrainte, la critique du régime risquée et les blagues dangereuses, à coup sûr, l’ironie peut se révéler effective, voire explosive. Au moment des printemps arabes, l’ironie sous ses diverses formes a évidemment exercé une fonction libératrice : elle a catalysé les énergies ; elle a été la force des faibles, le terreau de leurs combats (voir l’article de Hind Meddeb sur la Tunisie). En France, au moment où balbutiait le libéralisme politique, l’ironie a également fait ses preuves : sous la monarchie de Juillet, parodies et caricatures ont bel et bien exercé sur le régime censitaire une pression constante.

Ce potentiel subversif, nous croyons le connaître : nous voyons là une propriété intrinsèque de l’ironie, en vertu de quoi se moquer serait nécessairement libérateur. Forte d’un tel capital de sympathie, l’ironie s’impose dans nos démocraties libérales comme un mode de communication omniprésent, presque un mode d’être, un « ethos contemporain1 ». Mais tous les sourires ne se valent pas : tous n’ont pas en tout temps et en tout lieu la même portée politique. Il arrive en effet que l’ironie libère authentiquement, qu’elle démasque, à la manière de Socrate, ceux qui voudraient faire croire qu’ils détiennent la Vérité (voir l’article de Michaël Fœssel). Mais elle peut aussi creuser les failles, éroder les mythes fondateurs d’un État-nation, allant jusqu’à le faire presque éclater (de rire), comme c’est le cas de la Belgique (voir l’entretien avec Benoît Peeters). L’art contemporain témoigne de cette ambiguïté fondamentale et en joue : que penser de ces visages identiques, yeux fermés, bouche béante, figés dans un éclat de rire, que le peintre chinois Yue Minjun oppose inlassablement au spectateur2 ? Contestation, cynisme, désenchantement ? L’ironie est là, mais la critique semble insaisissable, aussi ces fous rires répétés créent-ils immanquablement le malaise, bien loin de la jubilation partagée d’un humour rebelle. Quand la parodie côtoie l’hommage, l’humour alors se fait subtilement conservateur, comme le montre Perry Link à propos de l’écrivain chinois Mo Yan. De même que la colère, qui peut mener à l’action utile aussi bien qu’au ressassement hargneux, la dérision est une arme à double tranchant, au maniement délicat. Certes, elle ouvre une brèche, instaure une distance, mais pour quoi faire ? Il faut prendre la mesure de cette ambiguïté. Car l’ironie jubilatoire peut mener à l’engagement, à la confrontation, au contact en somme. Mais qu’elle se répète sans pouvoir changer les travers qu’elle ridiculise, et elle change de nature : entre le moqueur et le monde elle dresse, blague après blague, une cloison de plus en plus étanche.

  • 1.

    Christy Wampole, “How to Live Without Irony”, New York Times, 17 novembre 2012.

  • 2.

    Voir l’illustration de couverture, tirée de l’exposition consacrée à Yue Minjun, « L’ombre du fou rire », de novembre 2012 à mars 2013 à la fondation Cartier pour l’art contemporain, à Paris.

Alice Béja

Maîtresse de conférences à Sciences Po Lille, chercheuse au CERAPS-CNRS, Alice Béja est spécialiste de l’histoire culturelle et politique des Etats-Unis. Elle travaille sur les mouvements protestataires américains de la fin du XIXe et du premier XXe siècle ainsi que sur leurs représentations littéraires. Ancienne rédactrice en chef de la revue Esprit, elle a notamment publié Des mots pour se

Ève Charrin

Journaliste pour la presse économique, elle a vécu en Inde et en Belgique. Elle s'intéresse à l’expérience contemporaine de la globalisation, notamment à ses expressions littéraires, et au contraste des imaginaires qui s’y échangent.   Elle a publié L’Inde à l’assaut du monde, Paris, Grasset, 2007 et La Voiture du peuple et le sac Vuitton. L’imaginaire des objets, Paris, Fayard, 2013.…

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