Hommage – Pierre Pachet. Lumière, fragilité, générations
Hommage, Pierre Pachet, Lumière, fragilité, générations
Pierre Pachet, essayiste et écrivain, est mort à l’âge de 79 ans, le 21 juin dernier. Mourir le jour du solstice d’été, dans son cas, n’est pas anodin : cet homme aimait la lumière, il en avait besoin. Il me l’avait dit à peu près six mois avant, autour d’un café pris au Rostand, le 14 décembre 2015, dans l’après-midi. Filtrée par les arbres dénudés du jardin du Luxembourg, la lumière était belle mais oblique, déclinante ; à 16 heures, on sentait déjà l’arrivée prochaine de l’obscurité. Pierre, que j’avais rencontré deux ans auparavant à la Quinzaine littéraire et qui était devenu, je crois, un ami, m’avait dit qu’il se sentait faible et incertain, mais qu’il attendait avec espoir le solstice d’hiver – ce moment renversant à partir duquel imperceptiblement les jours commencent à s’allonger. Restait une semaine à tenir, puis ces quelques minutes de soleil en plus chaque jour allaient ouvrir de nouvelles perspectives, la vie reviendrait, plus forte, bientôt ce serait le printemps et tout redeviendrait possible, écrire un livre, danser, tomber amoureux. Pierre Pachet, c’est certain, aimait énormément la vie. Il était attentif à ses nuances, sensible à son éclat. Il a donc tenu jusqu’au solstice d’hiver et vécu ensuite l’allongement des jours jusqu’à son extrême limite. Peut-être a-t-il senti qu’au-delà il n’aurait plus la force de voir à nouveau les jours décroître, et que tant qu’à faire, mieux valait s’éclipser lors d’un apogée solaire, un jour d’éclat maximal. Je ne sais pas ; j’aime cette interprétation lumineuse de sa disparition et je crois qu’il l’aurait aimée aussi.
Pierre Pachet aimait la vie, à 79 ans, comme on peut l’aimer à 20. Peut-être beaucoup plus, même, parce qu’il avait terriblement conscience de sa fragilité. Lui qui avait traversé l’Occupation et la guerre d’Algérie savait que tout peut basculer – pour un homme, un groupe, un pays. Cette forme de vulnérabilité vivace formait à la fois le sujet et la matière de ses livres ; elle le définissait assez bien lui-même. Ainsi dans l’Œuvre des jours1, Pierre Pachet a écrit sur le surgissement toujours imprévisible d’une idée, l’émotion qu’elle procure, le risque d’oubli définitif qui l’accompagne, sa ténuité :
Une idée, ce n’est pas nécessairement abstrait. C’est le petit événement mental sans lequel rien n’est possible, parce qu’il donne accès aux choses, celles de l’esprit comme les choses du monde, un accès nouveau, intéressant, qui fait battre le cœur et donne de l’appétit. C’est petit, infime éventuellement, même si d’importantes modifications peuvent en découler : c’est qu’il ne s’agit pas de convictions, de pensées, de maximes : juste des aperçus, quelque chose qui fuit, qui fuyait, et qu’il faut capter en en préservant le caractère fuyant. L’idée est, en ce sens, liée au temps, à la fugacité du temps.
Nous avions parlé de fugacité, justement, en cet après-midi de décembre à la lumière déclinante. J’avais interrogé Pierre Pachet sur les Événements de Jean Rolin2, un auteur qu’il aimait beaucoup. Rolin campe, dans un futur proche ou un présent parallèle, une France dévastée par une guerre civile. Un supermarché Carrefour à demi effondré sous les tirs de mortiers, un hôtel Formule 1 transformé en quartier général de la Finuf (Force d’intervention des Nations unies en France) – les repères de la vie quotidienne apparaissent dans ce roman défigurés. Pierre Pachet évoquait en écho des événements très réels, l’Occupation, la Libération et la guerre d’Algérie, la torture, les tireurs embusqués, les milices. Puis il désignait d’un geste la jolie salle du Rostand avec ses tables en bois verni, son vieux poêle en faïence, et les gens tout autour qui conversaient, travaillaient ou lisaient devant un thé. Il savait que ce moment banal procédait d’un équilibre complexe, d’un état de civilisation et de paix presque miraculeux : « Il faudrait si peu de chose pour que tout soit mis par terre », disait-il, incitant à « prendre conscience de cette fragilité », insistant sur le « drame de la fragilité ». Il ne songeait pas seulement au cas extrême d’une guerre civile. Plus essentiellement, il savait que « le monde change », qu’il est « friable ». Et cette vérité-là, l’auteur de Aux aguets3 l’avait saisie, dans son corps et dans son histoire, d’un seul et même mouvement. Mieux, il savait la rendre à la fois sensible et intelligible, à lui-même et aux autres : c’est à cela qu’il s’est toujours employé.
De Pierre Pachet pourtant, je ne voudrais pas faire à titre posthume un vieux sage qui a toujours raison. Ce ne serait pas lui rendre justice : cet homme si vivant méritait et mérite encore que l’on se dispute avec lui. Au sens étymologique du mot, du latin disputare, « mettre au net après examen et discussion », d’où « argumenter », « débattre », « discuter ». Au sens courant et amical du terme aussi. Car nous étions, Pierre Pachet et moi, en désaccord sur beaucoup de choses. Lui craignait par-dessus tout le totalitarisme dont il décelait toujours les traces4, tandis que je critiquais surtout la mondialisation, ou pour le dire vite, le capitalisme néolibéral. Entre lui qui voyait à l’œuvre dans le monde contemporain un certain nivellement égalitaire et moi qui redoutais la montée des inégalités, les désaccords me paraissent significatifs de quelque chose qui nous dépasse l’un et l’autre, quelque chose qui procède du passage du temps et des générations.
Pierre avait, à quelques mois près, l’âge de mon père. À présent qu’il est mort, la différence d’âge entre nous s’estompe et laisse place à une différence de générations. Pierre Pachet a eu 45 ans au début des années 1980, dix ans avant la chute de l’Union soviétique et l’effondrement du « bloc de l’Est ». Lui qui savait sentir et penser en même temps a saisi de tout son être ce que pouvait être le totalitarisme. Il avait lu Hannah Arendt et Claude Lefort, qui l’ont aidé à penser et à percevoir le monde qui l’entourait dans les années 1970-1980. Cette compréhension intime du monde (jusque dans son horreur) constitue à coup sûr une expérience puissante, fondatrice. Pierre Pachet, comme d’autres intellectuels de sa génération (dont pas mal sont passés comme lui par la revue Esprit) a rencontré son époque en rencontrant le totalitarisme. Un tel face-à-face marque à jamais, comme une rencontre amoureuse importante. Elle cristallise, fige. Que l’on songe à un visage obsédant (aimé ou haï), observé avec attention, mille fois représenté et décrit dans l’espoir d’en saisir l’identité profonde : non seulement on ne l’oublie pas, mais il façonne définitivement le regard. Et voilà qu’on décèle dans les visages nouveaux des ressemblances infimes que les autres ne voient pas de la même façon. Ils ont peu connu le visage obsédant, son rayonnement, son mystère, ses mimiques ; peut-être n’en ont-ils vu que des photos, alors comment apercevraient-ils sa postérité, ses traces ? Il en est de l’esprit du temps comme des visages aimés (ou haïs). Ainsi Pierre Pachet voyait dans le mouvement social du printemps 2016 contre la loi Travail un germe d’utopie totalitaire5, et sur ce point, je ne peux pas le rejoindre. Mais dans l’Âme bridée6, il décrit avec sensibilité ce qu’il a vu au cours de ses voyages en Chine, dans les années récentes. Partout il suit les traces du totalitarisme, et évidemment il voit juste. Il parle de Mao, il a raison. Il ne serait pas faux non plus d’évoquer un capitalisme à la Dickens, mais chaque génération possède ses zones propres de lucidité. La mienne, sûrement, n’y fera pas exception. S’il m’arrive jamais d’avoir 79 ans, peut-être verrai-je dans les phénomènes économico-politiques encore innommés des années 2050 la marque omniprésente de la mondialisation néolibérale. Il n’est même pas sûr que j’aurai complètement tort. J’espère surtout, si j’atteins cet âge-là, rester aussi sensible que l’était Pierre Pachet au charme d’un sourire, au ton d’un roman et à l’éclat du jour.
Ève Charrin
Poésie, James Sacré, Élégie de notre demeure commune
Dire que James Sacré est un poète du domestique pourrait apparaître comme une restriction. Manière de minimiser la portée de son poème. Rien de tel, en vérité. Dans « domestique », entendre domus, la maison latine originelle, lieu familial et familier, le cadre, le schème d’origine par lequel le poète appréhende le monde.
Dans le cas de James Sacré, l’amplitude domestique est d’autant plus large que l’existence l’a conduit depuis sa ferme natale en Vendée jusqu’en Nouvelle-Angleterre, où il enseigne la langue et la littérature française pendant près de trente ans au Smith College. Comme sa poésie l’a suivi tout ce temps, il est parfois difficile de noter dans ses poèmes ce qui distingue la ferme provinciale française de la maison américaine en bois cachée entre les bouleaux. Témoin le texte ouvrant la sélection récemment publiée :
Cette maison est inassignable à tel ou tel lieu géographique particulier. Il s’agit d’une maison avec pelouse, aussi susceptible d’être résidence secondaire que domicile principal. L’activité du foin qu’on ramasse, mentionnée dans le poème, ne renseigne absolument pas sur la surface ni sur la nature de l’exploitation. Y a-t-il intérêt à ce qu’on le sache, d’ailleurs ? « Autant en emporte le vent ! », semble glisser avec malice le poète, qui laisse flotter une incertitude américaine sur le contexte. Ce pourrait être, allez savoir, une ferme du Vermont ou du New Hampshire. Au bout de quelques minutes, nous allons peut-être même voir surgir le poète-fermier Robert Frost. Mais James Sacré n’a pas la référence littéraire facile. Semble le préoccuper davantage l’anonymat et l’indéfinition.
Il y a une forme insistante de modestie dans les paysages-poèmes de James Sacré, une manière d’équivalence entre la construction de l’un et de l’autre. Le poète aime en effet se présenter lui-même en constructeur approximatif, imparfait, donc modeste : « ça finit dans un poème pas trop construit ». À seconde vue, on ne sait plus très bien si ce manque de précision doit être interprété comme une qualité ou un défaut. C’est une des caractéristiques de la poésie postclassique française de ne pas paraître trop bien construite. Le sens de l’architecture nous a désertés depuis le magistère lointain d’un Paul Valéry. Nous avons tous émigré, en ce sens, avec James Sacré en Amérique, loin des formes aragoniennes classiques de la poésie d’après-guerre. D’où ce style « emprunté » auquel recourt le poète dans ce texte d’ouverture, à la limite de l’incorrection, qu’un professeur ou un instituteur de village (que fut Sacré) soulignerait de deux traits dans la marge avec indignation : « lourd, incorrect ! » Mais l’élève James Sacré demeure aussi imperturbable qu’un cancre de Prévert. Complicité entre les Jacques ! Le Jacques est paysan et quand, de surcroît, il est Vendéen, il a forte tête. Il persiste et persévère, « c’est pas grand-chose un peu l’ennui à cause / d’un travail à faire et pour aller où pourquoi ? » Quel plaisir, l’incorrection syntaxique ou lexicale, souffle le poète à son lecteur ! Poésie, l’incorrection majeure.
Il arrive toutefois que l’incorrection revienne un peu trop régulièrement, comme dans la Figure 8 :
On se dit alors que le poète verse ou versifie dans le maniérisme. On voudrait vite qu’il reprenne le large, troquant sa domesticité pour le mystère des bois et des champs. Va-t-il nous écouter ? Oui, il nous a devancés et court très loin en avant de nous, dans un accès de colère paysanne. L’éclat survient dans Quelque chose de mal raconté :
Ici, nous devons contredire ce que nous disions plus haut, James Sacré a bien le sens de la référence littéraire. Pour preuve, l’apparition de Robert Marteau, le poète vendéen son compatriote, longtemps exilé comme lui en Amérique du Nord, au Canada très exactement. Né au beau milieu de la forêt de Chizay, Robert le forestier a montré une sensibilité spontanément romantique aux arbres, à l’eau des fleuves (le Saint-Laurent). En revanche, refus du romantisme chez James Sacré. Plutôt le sens des luttes paysannes. Plutôt le sens de la terre et de la boue « comme derrière une écurie ». Plutôt la tache et les tâches originelles, domestiques, que le poète analyse avec une lucidité sociale rarement atteinte par aucun poète français :
Il y a une solidarité et une solitude propres à cette poésie qui la rendent authentiquement humaine. Il y a surtout une sensibilité élégiaque qui lui fait élargir la domus vendéenne initiale à notre demeure commune à tous. Peu importe, tout compte fait, le lieu ni la forme de cette dernière, puisqu’elle est la demeure des vivants avec leurs morts. La définir dans et par les mots est tâche indéfinie, dont le poète s’acquitte avec franchise sur l’incertitude où nous sommes, modestie narrative quant aux mythes fondateurs, gestes de tendresse simple.
C’est dans Une petite fille silencieuse. Poèmes pour Katia, paru originellement en 2001 et repris dans le recueil Figures qui bougent un peu, que le poète atteint sa pleine dimension élégiaque. Sobriété des mots, souffle de la phrase constamment tenu et retenu, séquence consécutive d’actes minimaux, le travail du poème suit la lente progression de la mort sur un corps d’enfant. On tremble d’émotion. Soit une maison ou un poème qui se vide et s’éteint en même temps qu’une vie devant nous. Retirons-nous lentement, sur la pointe des pieds.
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Jacques Darras
Livres
Croire
Christianisme et besoin de dogmatisme. Une analyse critique, Alain Houziaux. Préface de Sophie de Mijolla-Mellor. Berg International, 2015, 203 p., 19 €
Cette recension aurait sans doute été mieux venue dans le numéro récent d’Esprit relatif aux religions dans l’arène publique (février 2016). Pourtant, ce n’est pas, directement, de l’impact social ou politique du christianisme dont parle le livre, mais du statut du discours dogmatique. Nous verrons pour finir que les questions ne sont pas forcément étrangères l’un à l’autre.
Discours dogmatique en effet, dit l’auteur, car aussi loin que l’on remonte vers les sources de la religion chrétienne, elle se présente comme une série d’affirmations doctrinales, d’énoncés à prétention de vérité. Vérité au sens de correspondance à des faits, historiques ou expérientiels. Or il n’en est rien, car cet ensemble aussi cohérent qu’affirmatif est un « jeu de langage », inscrit dans une culture et une tradition particulières, induisant une « forme de vie » elle-même spécifique à une population déterminée.
Alain Houziaux se réfère ici bien évidemment à Wittgenstein, mais par la lecture du théologien américain contemporain George A. Lindbeck. Ce dernier refuse la position de ceux, fort nombreux de nos jours, qui font des énoncés du credo, des expressions symboliques de la psyché humaine faite de peurs, de désir de mondes meilleurs, de besoin de survie, et également celle des chrétiens orthodoxes qui affirment qu’ils rapportent des faits ontologiques. Lindbeck voit les énoncés doctrinaux comme un ensemble culturel, historique et linguistique, un patrimoine, un milieu déjà constitué dans lequel on plonge, qui nous provoque à expérimenter ce qui est proposé. Comme le dit en résumé Alain Houziaux : pour Lindbeck, la « doctrine précède l’expérience ». Nous sommes bien dans un jeu de langage, avec ses règles d’usage, instituées, qui crée une forme de vie ou du moins y est joint.
De fait, chez Wittgenstein, dans tout jeu de langage il y a des interactions, dont il est entièrement indissociable, avec une pragmatique. On peut dire qu’un langage est une forme de vie car ce qui lui donne sa signification est dépendant des conditions qui le relient à des contextes variables d’échange et d’activités partagées. Une forme de vie est un ensemble de pratiques qui donnent à la vie commune ses caractères propres et qui sont présentes dans les croyances, les valeurs, les institutions, les façons de se comporter, bref dans une culture. Comment ne pas penser le discours et la pratique des chrétiens sous les concepts de Wittgenstein ? D’autant, ajoute Alain Houziaux, que la doctrine chrétienne est autoréférentielle : elle ne correspond ni à des faits, ni à une révélation, ni à une religiosité naturelle ; elle constitue une « vérité instituée ». On pense inévitablement au mot de Loisy : on attendait le Royaume et c’est l’Église qui est venue ! Il y a une autorité reconnue comme légitime, l’Église et son discours, dans lequel on s’insère et auquel on se soumet. On est dans la coutume, dans l’habitude, l’habitus si on veut bien reprendre un concept scolastique (que Bourdieu a remis à la mode !).
Jusque-là, Houziaux suit Lindbeck, pourrait-on dire. Mais il faut s’interroger sur plusieurs points. D’abord, est-ce que les énoncés dogmatiques sont vraiment crus par ceux qui les proclament régulièrement dans les confessions de foi ? Et, dans ce cas, que veut dire « croire » ? Toujours en référence au régime des jeux de langage et formes de vie, on peut voir que croire, c’est entrer dans le jeu de langage dogmatique.
Le fait d’être chrétien et de se reconnaître chrétien ne caractérise ni une forme de croyance (au sens usuel), ni même une conviction spécifique, ce n’est pas non plus la définition d’un sentiment, d’une émotion, d’une forme de religiosité… ; c’est une affirmation, une déclaration, une prise de position. C’est un acte de volonté et même un engagement, une promesse et un serment. Et cet « acte de parole » est pour ainsi dire un acte d’auto-baptême. En se déclarant chrétien, on se fait chrétien.
Il est indéniable que cette manière de voir s’applique à nombre de « croyants ». De même, Houziaux ne fait pas chorus avec ceux qui parlent, si abondamment aujourd’hui, du besoin de croire. Le besoin de croire est d’abord le besoin de dogmatisme. Il faudrait avoir le temps d’analyser de très belles pages où il parle de la foi comme d’une il-lusio, le contraire à la fois de l’illusion dénoncée par l’athéisme ambiant et de la croyance courante chez les chrétiens. Quand on veut être orthodoxe, c’est-à-dire correspondre aux énoncés du credo, cela peut relever à la fois ou successivement d’une certaine forme de servitude volontaire, d’un jeu de rôle dans lequel on entre en se prenant au jeu, du syndrome d’Ulysse qui se fait attacher au mât du navire pour résister à l’appel des sirènes, de la recherche d’un moi idéal, de la nécessité de rituels, d’un besoin identitaire, etc.
Voilà donc le christianisme pensé comme une magnifique construction sociale purement langagière, autrement dit comme une simple rhétorique sans fondement dans les faits réels, ni même dans la religiosité spontanée des fidèles. Pour rejoindre la préoccupation du numéro de février 2016 d’Esprit, on peut voir combien cet édifice permet cependant aux humains de vivre ensemble et induire en eux des formes de vie authentiques. Il peut donc réclamer sa place dans l’espace public. Mais il faudrait poursuivre sur les éventuelles perversions d’un christianisme ainsi défini. Comme le dit Sophie de Mijolla-Mellor dans sa préface en citant Freud, « l’abandon sublimé à une idée abstraite » peut conduire le fanatique à tuer ou à se tuer en faisant de lui une « bombe humaine ». Ou encore, « plus que l’essence de la croyance, on y verra celle de l’aliénation qui, parce qu’elle nous rend étrangers à nous-mêmes, nous pousse si fortement vers l’auto-sacrifice ». Bref, il faudrait écrire un chapitre sur les déviations possibles, socialement parlant, du dogmatisme.
Mais ce n’est pas là le problème qu’envisage, pour finir, l’ouvrage. Il convient de se porter à l’épilogue du livre où l’on voit l’auteur, converti brusquement à l’âge de 16 ans, faire une expérience spirituelle, une expérience de Dieu, mais entrer pleinement dans le jeu institué puisqu’il est devenu pasteur de l’Église réformée. Pourquoi ? Une double question l’habite au bout du compte : si la forme de vie protestante, mais plus largement chrétienne, ne conduit en rien à l’expérience de Dieu qui est celle de l’ineffable, de l’inconnu, du jamais disponible, bref de ce que certains mystiques ont senti – pensons au « Nada » de Jean de la Croix –, pourquoi tenir encore au dogmatisme et comment faire droit à ce qui précisément lui échappe ?
Sur le premier point, Alain Houziaux formule plusieurs raisons, mais qui reviennent à une même position. Puisque le credo est tout à fait autre chose que l’appréhension de Dieu, son inadéquation est la raison pour laquelle on peut le garder, car il pointera toujours l’abîme entre ce qu’il dit et ce qu’il prétend viser. Il montre « que Dieu me fera toujours défaut », dit l’auteur. De plus, en faisant l’apologie de l’oignon que l’on épluche sans jamais que l’on trouve un cœur, un noyau dur (c’est pourquoi il est vain de refaire des confessions de foi plus adaptées), ou en se référant à l’idée de patrimoine (le dogme est comme la Marseillaise du christianisme), ou encore aux entités mathématiques qui renvoient à des inconnues, ou enfin au besoin d’avoir une enveloppe comme l’enfant son doudou, on peut justifier largement de se couler dans les formules dogmatiques. Il y a un besoin de dogmatisme et aussi un besoin de croire de l’incroyable. On pourrait rapprocher cette situation de ce que Pascal suggérait dans son fameux pari : s’engager pour croire. Comme en amour, où l’on se livre dans un élan sans exiger des preuves, des raisons ou des certitudes.
Pour répondre à la deuxième question, relative à l’expérience de Dieu, la position d’Alain Houziaux, si je la comprends bien, est que cette expérience ne peut se faire que par l’obsession et le manque d’un Dieu toujours absent que manifeste le dogme lui-même. Continuons à réciter le credo, mais pour le coup sans illusion, après avoir accepté « d’entrer en illusion » ! Cette position rejoindrait, dans un premier temps, celle de Stanislas Breton pour qui la religion, l’institué, et donc le dogme, n’a pas à être supprimé du moment qu’il est constamment traversé par une critique sans concession, à partir du Rien par excellence, qui est une façon de « penser » Dieu, et non justement de le concevoir. Mais on peut se demander si Alain Houziaux a pris en compte l’au-delà de tout scepticisme, et Breton n’est pas un sceptique, à savoir cette science mystique, reposant sur une véritable expérience mystique, que Michel de Certeau nous a si bien dévoilée.
Pour continuer avec Wittgenstein, celui du Tractatus cette fois-ci, si souvent cité : il y a du mystique. À ce moment de la pensée du philosophe, il s’agissait de bien délimiter ce qui est dicible, celui-ci ne saturant pas le pensable, Wittgenstein se gardait bien d’entrer dans ce domaine ouvert. Pourquoi refuser qu’il existe des manières d’y entrer ?
Henri-Jacques Stiker
Patočka et son démon
Patočka. Une phénoménologie de la naissance, Frédéric Jacquet. Cnrs Éditions, 2016, 388 p., 25 €
Il fut un temps où Prague se voyait couronnée capitale politico-philosophique. Ce fut le moment où le nom de Jan Patočka faisait bannière pour nombre de militants discrets (Association Jan Hus), ou tenant la grosse caisse (Glucksmann). Aujourd’hui, c’est la légion académique qui fait enseigne du nom de Patočka. Reste à savoir si ces fleurs coupées avec dextérité ne vont pas composer un tombeau rien moins que poétique. Il faut saluer la recherche de Frédéric Jacquet, qui possède l’ampleur et revêt l’allure d’une thèse, signe que les doctes reconnaissent la stature philosophique du Socrate de Prague.
Marquons d’abord un certain embarras, le sentiment qu’on nous parle d’un Patočka autre que celui qui a été un des porte-parole de la Charte 77 et a péri à la suite d’un interrogatoire policier. Comme si, à la place de Socrate, il s’agissait d’un scholarque. Il doit bien pourtant exister un rapport entre cette mort et la philosophie de Patočka, « une mort née de sa vie » pour le dire avec Rilke. Bien sûr, Patočka aurait pu être un universitaire (et il l’a été, du reste, quelque peu). Mais, pour ceux qui n’ont pas succombé à la « tentation de Heidelberg », selon la formule de Lukács, celle des travaux récompensés, la survie glorieuse de certains n’est due qu’à la chance et au hasard, et on ne peut manquer de saisir le lien qui arrime leur œuvre à leur vie. Ce sont les vies politiques (Cavaillès, Vernant, Canguilhem) qui nous retiennent.
Patočka était lié d’amitié avec Eugen Fink ; ils échangeaient d’académiques et profonds propos. On ne peut nier que cette amitié avec Fink fût en rapport avec le projet d’un traité de la nature, la reprise de la théorie aristotélicienne du mouvement par Patočka en témoigne. Et qui songerait à refuser d’accrocher Patočka dans la galerie des pères fondateurs de la phénoménologie ? Pourtant, quelque chose résiste à ce moment, qui nous empêche de frapper une nouvelle médaille à son effigie, quelque chose nous retient, comme s’il s’agissait du démon de Patočka.
Paul Ricœur, dès la première réception de l’œuvre de Patočka, dans la préface qu’il donne en 1981 à la traduction des Essais hérétiques8, marque une sorte d’hésitation :
Le lecteur abordera les textes étranges, et à bien des égards effrayants, concernant le règne de la guerre, des ténèbres et du démoniaque, au cœur même des entreprises les plus raisonnables en faveur de la paix, identifiée pour l’occasion à la puissance du jour.
Comme si, dans l’œuvre de Patočka, quelque chose se dérobait à la phénoménologie ou l’excédait, comme si on butait alors sur un a-logon, la diagonale du carré phénoménologique.
Frédéric Jacquet reconnaît qu’une phénoménologie de la naissance ne se saisit pas directement chez Patočka : ce travail s’inscrit dans un projet personnel plus vaste dont les piliers sont en fait Maurice Merleau-Ponty, Mikel Dufrenne et Henri Maldiney. Patočka a pris son essor auprès du premier maître, Edmund Husserl, avec lequel il est resté en débat constant. La réduction (épochè), reconduisant la subjectivité constituante, ne le conduira pas pour autant à se rallier au second maître, Martin Heidegger, dont le Dasein destitue l’idéalisme husserlien. Patočka va développer sa phénoménologie a-subjective dans une autre direction, celle du corps et du mouvement. Le sujet est pris comme mouvement dans le mouvement du monde, c’est-à-dire dans le monde comme mouvement, comme différence ontologique originaire.
Ce qui intéresse Jacquet dans le thème de la naissance, c’est qu’« elle permet d’effectuer la genèse de l’a priori corrélationnel », c’est-à-dire de la position phénoménologique même :
Naître, c’est se séparer dans l’immanence de l’immanence du monde et donc appartenir au monde tout en se rapportant à lui. Autrement dit, la philosophie de la naissance effectue l’archéologie du sujet de la corrélation, répondant du même coup au réquisit majeur de la phénoménologie.
Avec Patočka, l’homme en mouvement s’inscrit dans le tout, alors que la modalité de son mouvement l’en sépare : « expulsé », la finitude de l’homme nourrit l’infini de son aspiration, ou de sa nostalgie, dans une sorte de « naissance continuée ». C’est ainsi que le mouvement d’enracinement devient matriciel, car le sujet « se reçoit de ce qu’il reçoit », pour parodier Jean-Luc Marion, et il n’y a plus solution de continuité avec le mouvement de percée.
Pour rendre justice à Patočka, il faut le lire, semble-t-il, à partir des Essais hérétiques pour rejoindre ses textes sur Socrate ou sur le platonisme négatif. Il y a toujours présente chez lui la pensée du négatif : son combat contre le nihilisme l’indique en creux. Le problème de Patočka n’est pas la genèse du sens, mais celui du « trop-plein de sens9 ». C’est ce qu’il va nommer la puissance du Jour : tout ce qui se donne comme don n’a rien de saturé, mais au contraire est saturant, c’est-à-dire aveuglant. Ce que je prends pour le jour, le sens, même son excès, relève en fait de la Nuit, de l’ensorcellement du mythe et de la force. C’est la Nuit qui déchire ce voile, qui « ébranle » le sens mortifère – Gorgone derrière Athéna. Seul le front dans sa nudité, en deçà ou au-delà de tout sens, révèle la nuit du Jour, mais ce n’est pas la ligne de Heidegger où le nihilisme se contemple plus qu’il ne s’interroge. Le front rassemble en effet ceux qui y sont exposés dans un refus du front, comme œuvre nocturne du jour, affirmant une solidarité des ébranlés qui retourne le nihilisme contre lui-même et le dépossède de sa funèbre magie. Voilà ce qu’enseigne son démon à Patočka.
Jean-Loup Thébaud
Motivés
Anticapitalistes. Une sociologie historique de l’engagement, Florence Johsua. La Découverte, 2015, 281 p., 23 €
De l’engagement à l’extrême gauche, faudrait-il ajouter au sous-titre, ou dans les gauches « radicales », pour reprendre le vocabulaire de Florence Johsua. Néanmoins, comme elle est aussi comparative, cette enquête déborde les « anticapitalistes » qui sont de fait au centre de l’ouvrage, en l’occurrence la Ligue communiste révolutionnaire (Lcr), fondée en 1966 et devenue en 2009 le Nouveau Parti anticapitaliste (Npa). Le livre s’intéresse au profil sociologique des militants, à leur distribution dans le parti selon le niveau d’études, la profession, etc., à leurs parcours militants, leurs motivations, leur projet politique, leurs déceptions et leurs réengagements « sociaux » quand ils prennent leurs distances avec le politique, leur vie hors militance, avec l’intérêt de les dérouler sur une période de près de cinquante ans, pendant laquelle la gauche radicale anticapitaliste a connu des fortunes diverses et aggloméré des générations successives de militants. Après une période difficile dans les années 1980-1990, la Lcr a connu un fort afflux de nouveaux adhérents à partir de 2002 (après le second tour de l’élection présidentielle en avril cette année-là), souvent issus de l’altermondialisme. Sauf que les 10 000 membres du Npa en 2009 ne sont plus que 2 000 en 2015…
On notera seulement quelques aspects d’une riche analyse, qui sort les militants d’extrême gauche de l’image de « marionnettes » politiques qu’ils ont souvent (de l’extérieur, on ne les voit que sous ce jour…). Les moments de hautes eaux d’engagement correspondent à des moments de crise (comme en 2002) et de mouvements sociaux (1995 par exemple) : ils ont eu en général un effet important de recrutement et de rajeunissement. La proportion de « jeunes » est de toute façon nettement plus importante que dans les partis de gauche gestionnaires (et bien sûr aussi ceux de droite, mais une comparaison avec le Front national serait désormais intéressante). Parmi les aspects structurels, on note sans réelle surprise la présence considérable des diplômés, voire des surdiplômés, avec un fort capital culturel (enseignants surtout, mais aussi journalistes, travailleurs sociaux, de la santé, de l’administration, du monde des médias, des arts et de la culture). Ceci explique cela : l’importance de la formation intellectuelle, politique, culturelle. Les choses sont plus complexes après 2002, mais la fonction publique est évidemment elle aussi surreprésentée. Contrairement aux thèses de Bourdieu, la génération des soixante-huitards était en phase d’ascension sociale, tandis que les militants plus récents qui ont entraîné la naissance du Npa sont davantage marqués par le déclassement.
Il est intéressant aussi de voir les reformulations de l’engagement une fois que les perspectives de « révolution » ont disparu. Comment et pourquoi durer ? On est un peu dans la situation des premiers chrétiens devant le retard de la « parousie » (le retour du Christ et la fin des temps)… Si, dans les années 1990, la question (politique) de la place des femmes dans le parti et de leur « traitement » par les hommes arrive sur le devant de la scène, grâce à des militantes qui sont aussi des leaders du féminisme, on note cependant que Florence Johsua laisse pratiquement de côté des aspects plus intimes, comme la vie de couple, la présence des enfants, la fonction et les plaisirs parentaux : n’ont-ils vraiment aucune incidence sur la vie militante ? De ce point de vue, on garde tout de même l’impression que la vie des militants anticapitalistes est absolument dominée par le politique, et que les « passions joyeuses » et la question du « bonheur personnel » (par la consommation, les aspects ludiques, l’épanouissement personnel) passent largement au second plan. On se rappelle qu’il fut même un temps, au tout début, où il fut envisagé de surveiller les relations sexuelles… C’est admirable en un sens, mais Florence Johsua évoque en passant, rapidement, sans y revenir pour les décennies plus récentes, les (dés)espoirs et les dépressions qui ont mené au suicide, dans les années 1970, des militants de la génération 1968. Malgré leur nombre, ces issues fatales furent néanmoins l’exception : pour beaucoup (notamment après la victoire de la gauche en 1981), la déception et le départ de la Ligue ne signifièrent pas la fin de l’engagement, mais sa poursuite par d’autres biais, et notamment dans des militantismes « sociaux » au sens le plus large de ce mot. Le parallèle avec la trajectoire des « chrétiens de gauche » les plus engagés dans le politique après 1968 et désemparés après 1981 est de ce point de vue frappant.
Jean-Louis Schlegel
L’attention au monde
L’éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, Matthew B. Crawford. Trad. de l’anglais par Marc Saint-Upéry. La Découverte, 2010, 252 p., 19, 90 €. Contact. Pourquoi nous avons perdu le monde, et comment le retrouver, Matthew B. Crawford. Trad. de l’anglais par Christophe Jaquet et Marc Saint-Upéry. La Découverte, 2016, 352 p., 21 €
Dans l’Éloge du carburateur, Crawford s’était intéressé au phénomène de déqualification de la vie quotidienne que provoquait « l’aliénation engendrée par un environnement de travail qui subordonne impitoyablement le bien intrinsèque d’une activité aux exigences extrinsèques du profit ». Ayant fait une expérience de cinq mois dans un think tank avant de se consacrer à la réparation de motos, Crawford dénonce la première selon la formule très juste : « se complaire dans l’abstraction ». Crawford a la sensation que le travail manuel est plus captivant d’un point de vue intellectuel. L’acte de réparation de motos réclame une attention au monde, « à des réalités objectives qui ont leur propre manière d’être intraitables ». Voir repartir une moto réparée de son atelier permet de constater l’effet de son action sur le réel qui permet de se réapproprier nos actions. L’Éloge du carburateur est donc un vibrant plaidoyer en faveur de l’agir individuel dans le travail dont il fournit un contre-exemple à partir de l’évolution des métiers de la banque.
Crawford décrit la dégradation du métier de banquier lorsqu’il est dépersonnalisé et régi par des forces impersonnelles qui opèrent à distance du lieu de travail. Il rappelle qu’aux États-Unis, au xixe siècle, il était tout simplement interdit d’ouvrir une succursale d’une banque dans une localité différente du lieu d’origine de la maison mère. En effet, pour accorder leur confiance, les banquiers devaient être capables d’évaluer la personnalité des emprunteurs, capacité fondée sur une expérience pratique de la communauté. Aujourd’hui, cette connaissance pratique du client a été remplacée par des modèles algorithmiques, et le conseiller bancaire par un bureaucrate. Le système, nous dit Crawford, réclame donc du courtier qui traite les emprunts « qu’il étouffe en lui la voix de la prudence et suspende sa capacité de jugement et d’observation ».
Prolongeant sa réflexion dans un second livre, Contact, Crawford s’interroge sur les effets de la multiplication des sollicitations par les technologies qui nous entourent. Voyant dans la marchandisation de l’attention la nouvelle frontière du capitalisme, il se demande s’il est encore possible de maintenir un moi cohérent, capable d’agir selon un but précis, et il redoute la constitution d’une aristocratie autour de la capacité à mobiliser l’attention.
Cette marchandisation de l’attention est d’autant plus redoutable qu’elle repose sur la conception héritée de Kant et Locke de l’autonomie de la volonté. D’un côté, celle-ci nous enjoint à la revendication d’autonomie vis-à-vis de tout pouvoir instituant situé en dehors de la société. C’est son versant politique qui a mené à la révolution politique des Lumières, c’est-à-dire au rejet de l’hétéronomie religieuse et héréditaire. D’un autre côté, l’autonomie de la volonté nous pousse à rejeter tout savoir constitué provenant d’une coutume établie ou d’idées reçues. Ce versant épistémologique est au fondement de l’économie comme satisfaction des préférences individuelles. Les big data et les technologies qui marchandisent l’attention ont besoin que cette liberté de choix s’exerce, et frénétiquement. Dans ce contexte, toute critique des modes de vie est une expression inqualifiable d’hétéronomie qui impose sa propre morale. Les seules régulations de l’activité humaine tolérables sont celles qui satisfont des considérations économiques étroites.
Mais la conséquence la plus édifiante de cette logique est le nivellement, c’est-à-dire, comme le montre Crawford, cette invasion constante de l’espace public par un bruit indifférencié : musique pop indigente à la salle de gym, présence obsédante des écrans dans les aéroports et les bars. L’expérience de l’espace public devient une apologie du conformisme, l’expression paroxystique du nivellement étant le refuge dans la neutralité des nombres. Tel est le paradoxe de l’expérience américaine concernant l’autonomie personnelle : la rupture radicale avec toute source d’autorité autre que soi laisse l’individu face à lui-même. Cherchant un refuge, il devient la proie d’un pouvoir amorphe, « un brouillard gris émanant du collectif, dont personne n’est responsable ».
Renaud Beauchard
Affaires résolues
Chine, les visages de la justice ordinaire. Entre faits et droit, Stéphanie Balme. Presses de Sciences Po, 2016, 334 p., 26 €
Voici un ouvrage qui offre davantage qu’il ne promet. Certes, il s’agit bien ici de retracer la « justice ordinaire » en Chine au travers d’un parcours presque ethnographique. L’atmosphère informelle des conseils de médiation et celle, martiale, des salles d’audience, le quotidien de vie et de travail des juges, l’évolution de leur tenue vestimentaire, le parcours dans lequel doivent s’engager les requérants, la récente floraison de palais de justice flambant neufs et leur symbolisme architectural – l’observation de pareils faits confère au livre non seulement sa saveur mais encore sa vérité : c’est bien ainsi que la justice est vue et vécue, en Chine, par ceux qui l’administrent, ceux qui la demandent, ceux qui la subissent. Mais Stéphanie Balme ajoute deux autres dimensions à sa recherche : elle s’applique d’abord à décrire l’architecture juridique d’ensemble comme la façon dont le droit est (ou non) appliqué au travers d’une organisation de taille démesurée et en réforme perpétuelle. Un troisième niveau d’analyse fait de l’examen de la réforme toujours inachevée des systèmes juridique et judiciaire le symptôme d’un blocage politique sans solution apparente.
En même temps, l’ouvrage attire l’attention sur les immenses progrès accomplis par la justice chinoise au cours des trois ou quatre dernières décennies. Parmi ces derniers : l’abolition du principe de la « justice de classe » en 1979 ; l’élaboration très progressive de la règle constitutionnelle et des principes de l’État de droit à partir de la même époque (même si la Chine ne possède toujours aucun vrai contrôle de constitutionnalité) ; une production législative et réglementaire abondante et accessible ; les réformes du droit et de la procédure pénale en 1996-1997 puis en 2012-2013 ; une loi sur la hiérarchie des normes juridiques en 2000 ; la publication d’un Code de déontologie des juges en 2001 ; l’instauration en 2002 d’un examen national commun aux professions juridiques et judiciaires ; l’accès facilité à la justice et la baisse considérable des frais de procédure en 2007 ; la loi sur la médiation de 2010 ; la naissance progressive d’un corps de jurisprudence, même si les « affaires de référence » ne sont pas considérées comme source du droit ; l’abolition du régime de rééducation par le travail en 2014, et la forte diminution du recours à la peine de mort entre 2002 et 2014 (de 12 000 exécutions par an à 4 500 environ) ; enfin, la forte augmentation du budget de la justice sur toute la période.
Ces réformes s’accompagnent d’un « métissage » ou d’une « hybridité » croissante des sources du droit, produit du comparatisme juridique intensif poursuivi tant par les autorités que par les universitaires. Et pourtant, l’arbitraire demeure. Des dysfonctionnements juridiques criants sont régulièrement portés à l’attention du public international ou chinois. L’auteure détaille plusieurs cas dont ont été victimes justiciables ou avocats, les derniers étant désormais fermement découragés de s’engager dans toute affaire sensible. Les contradictions qui bloquent la mue de la justice chinoise sont de nature politique : la Chine reste un État-Parti ; le rôle dirigeant du Parti va nécessairement à l’encontre de la séparation des pouvoirs, de l’indépendance des juges, de la hiérarchisation claire des normes juridiques et d’un contrôle constitutionnel. Le renforcement de l’appareil sécuritaire depuis 2000 comme – depuis 2012 – un climat politique dégradé ont freiné les progrès législatifs et réglementaires, quand ils n’ont pas inversé la tendance. S’ajoutent à ce tableau des raisons culturelles, dont Stéphanie Balme rend compte avec justesse :
Le juge-fonctionnaire-arbitre chinois est l’héritier d’une double tradition : agent de la paix sociale dans la philosophie du juge de paix du xixe siècle en France ; et juge-assesseur, statutairement subalterne, de la tradition marxiste.
Mais plus fondamentalement, « les résistances systémiques au changement de philosophie pénale » tiennent au fait que « celle-ci est constitutive de l’équilibre politique existant » (p. 256).
La fonction de juge-arbitre est aussi ancrée dans la tradition confucéenne et impériale, est-il noté. Le recours à la médiation est systématiquement encouragé dans les procédures civiles. Si pareil recours porte en lui-même le danger d’affaiblir encore la position des justiciables les moins capables de se défendre, s’il se déroule sur un arrière-fond de populisme et de propagande, il n’en est pas moins ancré dans une culture qui valorise le maintien des bonnes relations de voisinage et donne un rôle prépondérant au magistrat éducateur, garant de l’harmonie locale. Au civil, la justice chinoise est « de proximité », note Stéphanie Balme, dans le même temps où elle reste soumise aux consignes de l’État-Parti. Au pénal, le visage de la justice est tout différent. Avec un taux de condamnation supérieur à 99, 9 %, la « culture de l’aveu » reste la norme, les méthodes du ministère de la Sécurité publique ne font l’objet d’aucun contrôle et les droits de la défense sont strictement limités – aujourd’hui plus encore qu’au début des années 2000. Pourtant, malgré un contexte politique alourdi, certaines réformes se dessinent ou se poursuivent, parmi lesquels les progrès enregistrés dans la justice des mineurs (p. 250-253).
L’ouvrage décrit aussi la taille démesurée de l’institution judiciaire chinoise aujourd’hui : plus de 220 000 juges, 110 000 procureurs, plus d’un million d’affaires pénales traitées en 2015, un total général de 19, 5 millions d’affaires reçues par les tribunaux en 2015 (16, 7 millions classées « résolues »). Une grande majorité d’affaires se traitent dans les petites préfectures ou dans les campagnes, et se composent d’abord de divorces, violences familiales, accidents de la circulation, conflits fonciers, de contrat de travail, affaires criminelles « ordinaires » (p. 124-125). On ne s’étonnera pas que la « gestion des cas » prenne le pas sur celle des principes de juridiction. Stéphanie Balme décrit les changements de culture des tribunaux induits tant par l’élévation rapide du niveau du personnel que par le « tout informatique » :
Il est devenu quasiment aussi facile en Chine aujourd’hui de contrôler la progression de son dossier judiciaire (en matière civile) que d’effectuer des courses en ligne.
L’informatisation accélérée de la justice se double d’une forte coupure générationnelle : Stéphanie Balme note combien les juges plus âgés acceptent difficilement le suivi informatisé de leurs performances, tandis que les plus jeunes et les plus diplômés se réjouissent du caractère impersonnel et équitable de ce même suivi (p. 119). Le fait me semble caractéristique d’une mutation d’ampleur, observée ailleurs : l’effort, le temps et les talents déployés par les générations antérieures dans le suivi relationnel sont investis par les moins de 40 ans dans la maîtrise du virtuel. L’évolution n’est pas seulement technologique, elle s’accompagne d’une répugnance à utiliser les manières de dire et de faire qui étaient de rigueur dans une société fondée sur l’échange et la relation. À cet égard, l’évolution de l’appareil judiciaire témoigne d’une mutation socioculturelle d’ensemble.
La professionnalisation de la justice ne s’est pas accompagnée de son indépendance ni de sa dépolitisation. Que la Constitution ne puisse pas servir de base à une décision de justice et que l’activité juridique et réglementaire ne soit pas soumise à un contrôle de constitutionnalité constituent, pour Stéphanie Balme, deux faits éloquents : même dotée d’une justice modernisée, d’une armature juridique sophistiquée et d’un personnel judiciaire relativement compétent, la Chine est prisonnière d’un débat non résolu sur la nature même de l’État de droit. Les dirigeants et certains juristes envisagent ce dernier comme une technique de régulation, par quoi l’État affirme son emprise sur la société civile et réalise efficacement sa tâche de modernisation continue. La conception libérale de l’État de droit est aujourd’hui minoritaire en Chine. J’ajouterai qu’elle est encore affaiblie par le spectacle du désarroi rencontré par les sociétés européennes et nord-américaines.
Je noterai aussi qu’au quotidien, recourir à une forme ou une autre de « pétition » (quitte à retirer rapidement cette dernière si la réaction de l’autorité se fait menaçante), affirmer ainsi ses droits propres, est chose courante. Le fait témoigne que l’équilibre entre cohésion sociale et expression personnelle est objet d’un débat constant en Chine, même s’il est pour l’instant assourdi. Les fragilités qui affectent le lien social et politique sont exprimées par la façon dont la justice est comprise et rendue, par les difficultés que l’institution qui l’exprime éprouve à asseoir sa légitimité. Stéphanie Balme ouvre là un dossier qui, tout en offrant une synthèse précieuse sur la justice chinoise, nous invite aussi à nous mesurer à l’aune que nous appliquons à d’autres.
Benoît Vermander*
« Elle est moi, je suis elle »
Mémoire de fille, Annie Ernaux. Gallimard, 2016, 160 p., 15 €
Le dernier livre d’Annie Ernaux, Mémoire de fille, est présenté comme la pièce manquante de son œuvre, et son aboutissement. On y retrouve la quête documentaire du passé et l’écriture de l’attente amoureuse. S’il apporte un éclairage nouveau sur les origines de l’écriture de l’auteure, ce récit autobiographique intimiste reste pourtant moins marquant et novateur que la fresque d’une histoire collective proposée dans les Années.
Le récit difficile d’un événement décisif
Dans beaucoup de ses livres, Annie Ernaux cherche à restituer une époque et un contexte culturel perdus, comme par dette envers ses parents et son passé populaire. Dans Mémoire de fille, c’est elle-même qu’elle recherche. L’auteure s’intéresse à un événement jamais narré jusque-là, un point aveugle laissé dans l’angle mort de son regard rétrospectif, marqué dans la mémoire au fer rouge de la honte. Il se déroule dans la nuit du samedi 16 au dimanche 17 août 1958. Annie Duchesne, 18 ans, est monitrice à la colonie pour enfants de S. Elle est amenée vers sa chambre par le moniteur chef, désigné par l’initiale H, et se plie à un rapport sexuel brutal avec une acceptation résignée. À la violence subie de la part de ce garçon de 22 ans s’ajoute la violence sociale : les autres moniteurs, filles et garçons, se moquent de celle qui est devenue la « putain » de la colonie, lui donnent des noms injurieux et railleurs. Annie Duchesne reste cependant à S, et résiste en transformant le temps vécu en période d’exaltation continue, de fête, de dissociation. La colonie devient le lieu de la dépossession de soi : perte de sa virginité, anéantissement de son image de jeune fille brillante. Annie se joint au groupe volontiers cruel pour éviter tout retour à la solitude.
Le livre déroule les conséquences de cet événement. Dans une attitude qui annonce l’attente inconditionnelle, jusqu’à l’oblation, de l’amant de Passion simple (1991) et de Se perdre (2001), Annie se raccroche à l’espoir de revoir H. Son attachement irraisonné la conduit à vouloir devenir l’autre monitrice que H lui avait préférée : comme elle, Annie sera blonde, mince, entrera à l’École normale des instituteurs. Elle connaît l’anorexie et la boulimie. Ses règles ne viennent plus pendant deux ans. Elle se plonge plus avidement dans les lectures idéales de ses cours de philosophie, jusqu’à la révélation de sa honte et de la condition féminine par la découverte du Deuxième Sexe. La suite de Mémoire de fille raconte le retour progressif à la surface et le ressaisissement de soi : la respectabilité reconquise, la démission de l’École normale. Sa réalisation personnelle dans la vie universitaire et l’intérêt pour les questions politiques. Son année en Angleterre surtout, loin de l’école et de l’épicerie familiale, qui sera le lieu de naissance de l’écrivain.
À la recherche d’une écriture de soi
Annie Ernaux refuse d’appeler « roman » son livre car elle le veut le plus véridique possible. Elle tente de restituer la vie intérieure d’un être émotionnellement fragilisé, froid, distant, qu’aucun sentiment positif ne peut toucher. Mais comment raconter l’existence de qui a été si loin du monde et de soi-même, de qui a, d’un point de vue psychique, cessé d’exister pendant plusieurs années ? Comment être fidèle à ce qui a été vécu, alors que le présent ne fait pas sens pour qui le vit ?
Cette opacité du présent […] devrait trouer chaque phrase, chaque assertion.
Le travail de l’auteure est alors de composer un texte cohérent à partir du matériau de la mémoire, dépourvu de sens a priori, simple juxtaposition d’images du passé. Naviguant entre l’écueil de l’absence de sens constitutive du réel et son refus de la construction, signifiante mais infidèle, d’une œuvre littéraire, l’auteure colle au plus près du temps vécu, dans le but d’« expérimenter les limites de l’écriture, pousser à bout le colletage avec le réel » (p. 56). Le présent de l’écriture est un calque posé sur le temps passé pour en ressaisir les contours. La reconstitution passe par la prise en compte précise des dates, le rétablissement de la chronologie, les photographies de l’époque. La quête du moment vécu motive le méticuleux travail d’enquête auquel Annie Ernaux s’est déjà astreinte dans ses œuvres précédentes, la Place (1983), Une femme (1988) ou les Années (2008). Pour ne pas perdre la jeune fille du passé, elle replace les événements dans un contexte psychologique, culturel et social. Le livre est ainsi la matérialisation d’une enquête inquiète, qui s’étend à l’entourage de la jeune fille, y compris à travers les moyens contemporains d’investigation qu’offre Internet.
La quête de la jeune fille perdue est aussi l’occasion d’un questionnement sur le « moi ». Héritière de Proust, Annie Ernaux aspire à ce qu’un moi passé envahisse et prenne la place du moi présent. Le surgissement escompté de cette « présence réelle » (p. 22) atteint cependant ses limites : l’auteure ne parvient pas à comprendre parfaitement la jeune « fille de 58 » et des années qui suivirent. Le texte exhibe l’incapacité à être de nouveau la personne passée. En regardant une photographie d’identité d’avant S, elle a cette impression :
La fille de la photo est une étrangère qui m’a légué sa mémoire.
De même, il lui est difficile de dire ce qu’elle a ressenti au moment de son retour à S, quatre ans plus tard. Dans les moments de résurgence du souvenir, ce qui revient, ce sont plutôt les aspirations du moi qui peuvent encore trouver leur actualité dans le présent. Ainsi, quand la musique de cette époque se fait entendre, l’auteure retrouve non la jeune fille de 58, mais le rêve de celle-ci. La vie psychique est un présent étale.
Se ressaisir
Le récit de soi s’opère par le choix, souvent difficile, du pronom de la troisième personne. Il faudrait à Annie Ernaux pour s’écrire un pronom intermédiaire entre le « je » et le « elle », de la même façon que la personne sur la photographie est à la fois « je » et une autre, l’étrangère qui lui a légué des souvenirs. Il faudrait la troisième personne des romans, où l’on sent à tout instant l’expérience de l’auteur derrière le masque du personnage. Le travail d’anamnèse est aussi ponctué de réflexions sur l’écriture. Devant la multiplicité des constructions possibles de son texte, Annie Ernaux dit le cheminement, les difficultés, les interrogations et les joies rencontrées, jusqu’à rejoindre cette pensée écrite dans son journal au moment de sa reconstruction personnelle :
Il n’y a qu’une chose qui compte pour moi, saisir la vie, le temps, comprendre et jouir.
Avec la reconstruction de la personne biographique, le lecteur suit les étapes de la construction du récit autobiographique, dans un work in progress dont la sincérité intellectuelle touche.
Le point inaugural du geste d’écrivain en Angleterre est ainsi conçu comme l’horizon du roman (on retrouve la structure de la Recherche), et la nuit de l’acte sexuel qui l’a dessaisie d’elle-même apparaît comme la chute première qui motive l’élaboration d’une œuvre en forme de quête de soi. Le récit de cet événement est à la fois le plus difficile et le plus nécessaire, jusqu’à faire courir le risque du tarissement de l’écriture.
Souvent, je suis traversée par la pensée que je pourrais mourir à la fin de mon livre.
Pourquoi ce rejet anxieux de toute écriture romanesque ? Cette quête scrupuleuse du vrai est parfois justifiée dans l’œuvre par la nécessité de représenter la condition féminine de l’époque. Annie Ernaux explique l’expérience de S par la violence sexiste de la société du temps, mise au jour par Simone de Beauvoir. Si la jeune fille s’est soumise à la brutalité de l’acte sexuel, c’est parce qu’elle a appris à la croire inévitable, nécessairement liée au désir masculin. Et ce sont les normes sociales qui poussent les moniteurs de la colonie à la mettre à l’écart. L’auteure dit qu’elle espère rejoindre une expérience universelle à travers son retour le plus précis possible à la vie personnelle ; cependant, plus que la peinture des années 1950, c’est le trajet psychologique individuel de cette jeune fille qui intrigue. Comment expliquer sa complicité avec ses oppresseurs, sa passion pour H et les transformations physiques et psychologiques qui l’affectent ? Annie Ernaux se refuse à parler de « viol », sans doute parce que la jeune fille de l’époque a beaucoup rêvé sa première relation sexuelle et que cet acte lui semble réaliser une aspiration, même mal. C’est sans doute aussi parce que cet événement brutal a été reconfiguré par la suite en quelque chose de souhaitable par la jeune femme qui réclame une nouvelle « nuit d’amour » idéalisée, comme pour tendre un pont au-dessus du précipice de la violence. Sans doute enfin s’agit-il de ne pas voir, quand H la délaisse, la cruauté du rejet et de la perte. Il semble que cette recherche méticuleuse de l’expérience honteuse soit le chemin pour l’emporter après coup, en enserrant le vécu dans son discours, pour être maîtresse du rétablissement des faits.
Le livre est le lieu d’une réconciliation intime entre soi et soi. Raconter cette fille de 58 permet à celle-ci de rejoindre l’identité de la personne contemporaine dans une totalité retrouvée, de ne plus la laisser à l’abandon, dans l’écart que lui avait assigné la violence du moniteur chef et de la bande de S.
Il me semble que j’ai désincarcéré la fille de 58 […] Je peux dire : elle est moi, je suis elle.
Le récit rétrospectif a ainsi une fonction explicative et curative. Mémoire de fille est une enquête nécessaire à la recomposition d’un moi jusque-là perdu. C’est aussi la composition en actes d’une personnalité d’écrivain que l’on sent jaloux du contrôle de sa propre image, dont la constitution ne doit plus être laissée au regard des autres.
Caroline Charlet
L’historien et la jeune fille
Laëtitia ou la fin des hommes, Ivan Jablonka. Seuil, coll. « La Librairie du xxie siècle », 400 p., 21 €
Mais de quoi nous parle donc cette enquête qui hésite entre les sciences humaines et la littérature et finit par ne pas choisir ? D’une disparition tragique, celle de la jeune Laëtitia Perrais, éphémère silhouette de journal télévisé pour laquelle Ivan Jablonka construit un tombeau de papier. Historien de la justice et de l’enfance placée ou surveillée, cet universitaire a déjà produit, en 2012, une magnifique enquête biographique sur « les grands-parents [qu’il] n’a pas eus ». Il y racontait la quête des traces laissées à Paris et ailleurs par ses ancêtres disparus dans la Shoah. On le suivait avec passion tant on sentait que ce travail répondait à un projet théorique, celui de rapprocher la littérature des sciences sociales.
Quatre ans plus tard, Laëtitia s’intéresse à nouveau à une disparition. Elle nous surprend pourtant, car, cette fois-ci, le récit est détaché de l’histoire familiale d’Ivan Jablonka. Il insiste d’ailleurs à plusieurs reprises sur la distance entre son milieu, intellectuel et parisien, et celui de Laëtitia, provincial et modelé par la culture de masse. Cette insistance à distinguer le monde de l’auteur de celui de la jeune fille assassinée détourne le lecteur du projet central de ce livre : comprendre ce fait divers sordide grâce aux outils des sciences sociales.
L’historien Jablonka le replace dans une longue histoire de l’enfance placée, du rôle de l’État et de sa justice pour protéger les mineurs des méfaits des adultes. Il fait revivre le milieu dans lequel a grandi cette jeune fille placée avec sa sœur dans une famille d’accueil de la région nantaise, brasse les centaines de pages rassemblées par la police et la justice pour confondre l’auteur de ce crime, Tony Meilhon. Mais il ne se contente pas d’aller aux archives ou d’aller au procès de l’assassin. Il s’engage personnellement dans cette enquête singulière en rencontrant ceux qui ont produit ces documents et cette instruction.
Ivan Jablonka nous dresse ainsi de justes portraits. Celui de Jessica, sœur de Laëtitia, ceux de leurs parents « défaillants » et de leurs parents de substitution chez qui elles ont été placées, les Patron. Mais on croise aussi l’oncle de Laëtitia, l’avocate de Jessica, les gendarmes qui ont recherché des jours durant le corps de la jeune fille au fond des étangs du pays de Retz, les juges qui ont tenté de reconstituer ses dernières heures et les spécialistes de médecine légale qui vont identifier les restes de cette jeune femme découpée en morceaux par son assassin. Ivan Jablonka décrit la conscience professionnelle de ces fonctionnaires, leur acharnement à comprendre ce qui s’est passé pour rendre à la disparue son humanité.
Ces portraits rendent hommage à ces acteurs d’un État pourtant défaillant qui, à plusieurs moments de la vie des deux sœurs, n’a pas su – ou pas pu – voir que les choix qu’il avait faits pour les protéger pouvaient les placer dans un danger plus grand. Un État représenté à son sommet en janvier 2011 par Nicolas Sarkozy, qui profite d’une manière éhontée de ce crime pour dénoncer le « laxisme judiciaire » et mettre en cause des fonctionnaires auquel sa politique a retiré une partie de leurs moyens d’action. La charge contre le « crimino-populisme » d’un « président de la République blessant la République » est sévère. Ivan Jablonka la justifie par le contraste entre le travail lent et patient de ceux qui doivent faire émerger la vérité et un « art de gouverner » qui se résume selon lui à « dresser la majorité contre une minorité ».
Mais là n’est pas le plus étrange dans ce travail. En gagnant la confiance des proches de la disparue, Ivan Jablonka approche au plus près de sa vie. Il lit son compte Facebook, mais aussi les textos des derniers jours avant sa mort – « tro kiffan le soleil » – et dévoile ses goûts musicaux, entre Rihanna et Véronique Sanson, celle de Drôle de vie, vieux titre revivifié par le succès auprès des jeunes du film Tout ce qui brille (2009), auquel il sert de générique.
Surgit alors, derrière le fait divers, une jeune fille, sombre et peu sûre d’elle-même, qui va, selon Ivan Jablonka, s’affirmer de jour en jour comme la maîtresse de son existence. Mais pourquoi alors suit-elle Tony Meilhon, ce voleur d’écrans plats et d’ordinateurs, dans sa voiture ? Et qui est vraiment cet assassin, lui-même ancien enfant placé, qui n’a rien d’un pédophile ou d’un prédateur sexuel et joue avec les enquêteurs quand ils sont à la recherche du corps de la victime ? Ses provocations pendant sa garde à vue, son indifférence lors de son procès ne cessent d’interroger les lecteurs que nous sommes. Et même si, dans une ultime tentative de se rapprocher de Laëtitia, Ivan Jablonka tente un très risqué « Laëtitia, c’est moi », cette œuvre nous interroge, par les nombreuses questions auxquelles les sciences humaines brillamment mobilisées par l’auteur-historien n’ont pas trouvé de réponse. Et Laëtitia Perrais, à qui ce livre a redonné corps, continue de nous préoccuper bien après la dernière page achevée.
Emmanuel Laurentin
Fortunes indiennes
Delhi capitale, Rana Dasgupta. Traduit de l’anglais par Bernard Turle Buchet-Chastel, 2016, 592 p., 25 €
Né en Grande-Bretagne, où il passe son enfance, le romancier Rana Dasgupta10 emménage à Delhi il y a quelques années et depuis ne cesse de découvrir cette mégalopole en chantier. Il la décrit à partir de rencontres avec des habitants peu ordinaires, la plupart dans les affaires et par conséquent fortunés. Ils voient dans cette capitale désordonnée l’expression même du dynamisme du capitalisme à l’indienne, enfin libéré du carcan socialiste hérité de Nehru et de plus en plus à l’aise avec la bureaucratie si pesante et encore corrompue…
Cette corruption fait partie intégrante du mode de vie des Indiens. En particulier à Delhi où tout s’achète : un visa, le permis de conduire, l’invitation à une soirée mondaine, une place à l’hôpital ou dans une école, etc. Les hommes et femmes politiques donnent l’exemple en distribuant à tour de bras des billets de banque ou en confortant le clientélisme : chacun devient l’obligé d’un autre.
Cette enquête-reportage est menée tambour battant et la galerie de portraits (un jeune loup grisé par sa richesse, un dealer fournisseur des gens de la haute, un vieil excentrique qui regrette la perte de l’ourdou, une femme « libérée » mais-pas-si-heureuse-que-cela, un couple de fonctionnaires qui veut rester « propre », une jeune militante qui œuvre dans un bidonville au risque de sa vie, un propriétaire marwari de plantations de thé qui explique pourquoi les plus riches sont des Marwaris, comme Savitri Jindal ou Lakshmi Mittal, un créateur de mode homosexuel, les Gupta qui édifient un empire économique en Afrique du Sud, etc.) est entrecoupée de rappels historiques (1911, le déplacement par les Anglais de la capitale de Calcutta à Delhi et l’édification d’une ville-jardin, New Delhi ; 1984, l’assassinat d’Indira Gandhi, dont le régime dictatorial se voulait dynastique avec ses fils Rajiv et Sanjay ; 1991, la politique de libre entreprise est promulguée par le Premier ministre Mammohan Singh…). Ainsi, l’auteur mêle subtilement des récits de vie à la grande histoire de l’Inde, née du partage en 1947 des Indes britanniques entre le Pakistan11 et l’Inde et de la guerre entre eux en 1971 qui donne naissance au Bengladesh. La séparation a été tragique, non seulement par l’importance des transferts de populations, mais aussi par le nombre de victimes civiles, et les rapts et viols de femmes.
Delhi est une ville dont l’origine est musulmane et où l’ourdou était la principale langue, ayant produit une remarquable poésie qui tombe en désuétude. Sadia Dehlvi, qui écrit sur le soufisme, confie :
Comment peut-on s’attendre à ce que Delhi se souvienne de son histoire, alors que plus personne ne lit les langues dans laquelle elle s’est écrite ? Toute son histoire a été écrite en ourdou et en perse.
Le colonel Oberoi confirme :
Ma mère parlait saraiki, un dialecte pendjabi parlé là où je suis né. Je jouais avec des garçons des tribus qui s’exprimaient en pachto. Tout gamin, je parlais six langues quotidiennement : le saraiki, le pendjabi, le hindi, le pachto, l’anglais et l’ourdou.
Dorénavant, New Delhi fait place à Gurgaon, ville nouvelle où s’installent les sièges sociaux des multinationales et les cadres supérieurs, fer de lance de la nouvelle classe moyenne globalisée s’exprimant en un anglais sans frontière et résidant dans des gated communities, gardées et vidéo-surveillées. Ils ne craignent rien pour leur 4 × 4 à air conditionné avec lesquels ils se rendent dans le shopping mall du coin, protégé par un mur du bidonville attenant, ou dans le water park… Un millionnaire de Delhi demande à l’auteur :
Vous voyez cette table ? Je l’ai dessinée moi-même. Blanc immaculé. Si quelqu’un entrait à l’improviste, il ne pourrait pas voir la cocaïne dessus.
Thierry Paquot
Les songes d’une ogresse
Azolla, Karine Bernadou. Atrabile, 2016, 120 p., 21 × 28 cm, 23, 50 €
Situant d’emblée son lecteur dans l’univers familier du conte, cet album de bande dessinée de Karine Bernadou raconte la quête de l’héroïne éponyme pour retrouver son compagnon parti. Il faut dire qu’Azolla, à l’instar de la plante aquatique prolifère dont elle porte le nom, avait pris beaucoup de place dans le foyer partagé. Le compagnon envahi quitte la maison au seuil de l’œuvre, comme par manque de place, mais sans donner d’explication. Azolla sombre alors dans un sommeil où sa quête est intériorisée sous forme onirique, tandis que sa chevelure inonde la maison. Quand elle ne dort pas, Azolla devient dévoreuse d’hommes, au sens sexuel comme au sens propre, Lorelei ou ogresse dont le corps grandit à chaque festin de chair, jusqu’à devenir une géante toute-puissante. Comme dans Canopée, son œuvre précédente chez Atrabile, parue en 2011, l’auteure propose deux trames narratives qui se croisent. Phases de réveil et phases de sommeil alternent en une quinzaine d’épisodes qui se font écho. Karine Bernadou y recourt à des symboles puissants qui, comme en rêve, ne peuvent se réduire à une interprétation univoque. Les différentes images s’additionnent, cohabitent, créent un univers. Le cœur en cage devient lanterne pour guider l’exploration, l’héroïne pénètre dans sa tête géante et la découvre avec effroi dévorée de l’intérieur par des animaux qui portent le visage de son compagnon, le regard d’Azolla projette le visage de l’homme perdu sur un homme inconnu. Les squelettes, l’étouffement, la noyade, l’éclosion, le passage par un conduit étroit sont autant d’images évocatrices de mort et de renaissance pour transposer les étapes du deuil amoureux. L’auteure joue avec les motifs du conte : la quête dans une forêt merveilleuse en bordure de village, la maison isolée qui va devenir le repère de l’ogresse où se perdent pâtres, bûcherons et chasseurs égarés. Au fil des pages, le lecteur retrouve Raiponce, Alice au pays des merveilles, le Petit Poucet, mais aussi Orphée ou encore le Voyageur au-dessus d’une mer de nuages de Caspar David Friedrich : les clins d’œil à notre patrimoine imaginaire se multiplient et s’intègrent à la trame du récit.
Karine Bernadou a fait le choix non conventionnel d’une bande dessinée sans vignette délimitée, avec très peu de phylactères et aucun texte. Réalisées à l’aquarelle puis scannées, les planches n’utilisent que des couleurs primaires, sur fond de page blanche ou noire. C’est surtout le bleu électrique des cheveux de l’héroïne qui envahit l’image, ainsi que le rouge du sang, celui qu’Azolla répand et qui gonfle les organes du désir. En cent vingt pages, Karine Bernadou prend le temps de développer les images et les symboles afin d’exprimer l’attente et les modifications psychiques de l’héroïne, sans aucune explicitation textuelle. Les aiguilles de l’horloge sont avalées et emportées par un oiseau qui, comme le crocodile de Peter Pan, émet le « tic-tac » du temps qui passe. L’oiseau s’envole avec le départ de l’aimé et revient guérir les blessures en faisant des aiguilles de l’horloge des aiguilles pour raccommoder l’être dispersé. Par le choix d’une mise en œuvre authentique et personnelle, Karine Benadou signe ainsi un récit envoûtant, captivant, très suggestif et féminin, violent mais résolument optimiste.
Caroline Charlet
Brèves
Une colère noire. Lettre à mon fils, Ta-Nehisi Coates. Trad. Thomas Chaumont, préface d’Alain Mabanckou. Autrement, 2015, 203 p., 17 €
L’auteur exprime sa révolte contre la « destruction des corps noirs », pratique ininterrompue depuis la fondation de son pays. De là naissent une peur et un sentiment de dépossession que Coates s’attache à décrire après en avoir fait l’expérience, depuis son enfance dans les quartiers de Baltimore où il apprend à se protéger, pendant ses études à l’université de Howard à Washington – où il découvre les auteurs qui marqueront sa vie – et dans les débuts de sa vie de père. Ta-Nehisi Coates s’adresse directement à son fils, jetant ainsi un pont entre des générations qui peinent parfois à se réunir face au « rêve blanc » de la société américaine.
Étienne Dignat
Le Rose et le Bleu. La fabrique du féminin et du masculin. Cinq siècles d’histoire, Scarlett Beauvalet-Boutouyrie et Emmanuelle Bertiaud. Belin, 2016, 381 p., 23 €
L’intérêt principal de ce livre de deux historiennes réside dans la synthèse, particulièrement claire et large, qu’il propose de la « construction des différences de sexe », et qu’il le fasse en décrivant simultanément l’évolution du « Rose » et du « Bleu », le stéréotype (relativement récent) qui distingue les petits garçons et les petites filles. Les auteurs traitent leur sujet en cinq grosses rubriques, chaque fois menées du xvie siècle (ou même avant) à nos jours : la nature des sexes, la vie en société avec les droits et les statuts différents des deux sexes, l’éducation des garçons et des filles, l’« apparence » extérieure (du vêtement aux « poils »), les rôles et les places que chacun(e) doit tenir, où s’exercent les enjeux de pouvoir. Pour l’essentiel, les inégalités sont aujourd’hui largement connues et reconnues (encore qu’on en apprenne beaucoup dans le livre), mais les auteures montrent aussi la force des représentations inégales. Même quand les découvertes scientifiques bousculent les connaissances anciennes sur la sexualité humaine, les vieux schémas de pensée restent inchangés. Même quand le droit égalise les conditions masculine et féminine, le monde économique (pour les salaires) ne suit pas. Avec la complicité des femmes, la publicité entretient des comportements de genre… In fine, les auteures constatent qu’il y a malaise dans l’identité du Rose et du Bleu et qu’il est source d’angoisse, mais elles semblent approuver l’idée « des féminités et des masculinités plurielles, favorisant des relations plus apaisées entre individus », ainsi que la « remise en cause des catégorisations binaires » et la nécessaire « invention de soi », donc aussi – étrange contradiction – le risque d’accroître le malaise…
J.-L. S.
L’éléphant, le canon et le pinceau. Histoires connectées des cours d’Europe et d’Asie. 1500-1750, Sanjay Subrahmanyam. Alma Éditeur, 2016, 368 p., 25 €
Ceux qui ne savent rien de l’« histoire connectée » ou « globale » doivent lire ce livre de son principal représentant, enseignant en Californie et au Collège de France. Il ne s’agit pas seulement de déborder les aires géographiques et culturelles et les découpages chronologiques fixés en général par l’historiographie occidentale, mais de multiplier les regards sur les structures et les événements et donc aussi d’aller chercher des archives peu vues ou ignorées (en particulier documentaires : œuvres littéraires, relations historiques, correspondances…), venant de tous les côtés concernés, en constatant leurs accords et leurs désaccords, les intérêts communs et divergents. Accumuler et croiser les archives : tel est le mot d’ordre. Par exemple, une bataille décisive en Inde en 1565, entre un souverain hindou et des princes musulmans qui s’emparent de son royaume, peut tenir une place importante dans l’histoire officielle indienne, mais ce qui est raconté ne correspond pas à ce qu’en disent des récits contemporains venus du côté musulman et moins encore aux récits de chroniqueurs portugais, dont les intérêts « religieux » occultent éventuellement des soucis commerciaux. Et on ne compte pas les récits « indépendants » des puissances du moment, ceux qui sont rédigés après coup, etc. Les trois exemples d’histoire connectée donnés dans ce livre, qui se passent au Deccan en Inde, en Indonésie et à la cour moghole (de nouveau en Inde), sont à la fois curieux, dépaysants, savants et passionnants. Il y a eu des rencontres de sociétés et de cultures bien avant le xixe et le xxe siècles, et de multiples questions – de la ressemblance et de la différence culturelles – ont été posées… Si les ressemblances de gouvernement et de cour – de « structure » politique ? – ont été souvent remarquées, les coutumes et les mœurs ont fait beaucoup plus difficulté. On en est toujours là en 2016.
J.-L. S.
De la paix aux résistances. Les protestants en France. 1930-1945, Patrick Cabanel. Fayard, 2015, 427 p., 23 €
Ce livre sur les protestants dans les années 1930 et durant les années de guerre répare une lacune. On connaît mieux l’histoire de l’Église catholique entre 1940 à 1945, et pour cause : elle n’a pas laissé que de bons souvenirs dans la mémoire française. Comme le titre l’indique, les protestants de la tradition réformée (calviniste) ont été à la hauteur entre 1940 et 1945. Ils peuvent en effet faire état, très globalement, de leurs « résistances ». Leur opposition au « maréchalisme » se cristallise vraiment lorsque Vichy introduit un statut spécial, discriminatoire, pour les juifs, c’est-à-dire dès 1940. Toute une base protestante s’insurge alors, passant outre l’attentisme du président de la Fédération protestante, Marc Boegner. Séduit par la personne du Maréchal lors de ses rencontres avec lui et aussi par certains aspects de la politique de Vichy, Boegner fait certes des remontrances orales et écrites au régime, mais ne tape pas du poing sur la table et vit longtemps de promesses non tenues. Cabanel décrit en détail la mobilisation de nombreux pasteurs et laïcs, mobilisation politique et sociale, notamment à travers la création de la Cimade (Comité inter-mouvements auprès des évacués), créée dès 1939 pour aider les Alsaciens et les Lorrains évacués vers le sud de la France, très impliquée ensuite dans le camp de Gurs et l’assistance aux juifs qui se cachent ou fuient, avec à sa tête Madeleine Barot, une secrétaire générale d’envergure exceptionnelle. Ont-ils été moins présents dans la Résistance armée ? Cabanel le conteste. Le livre est intéressant aussi par le rappel des raisons théologiques qui menèrent ces protestants à la résistance contre le nazisme et ses serviteurs de Vichy. Il faut dire – chose trop oubliée ou ignorée – qu’ils ont bénéficié dès le début des années 1930 de la théologie de Karl Barth, le grand résistant allemand, cofondateur de l’« Église confessante » au synode de Barmen (1933). De manière générale, le rôle théologique et politique des pasteurs dans la Résistance a été essentiel, des années 1930 aux « thèses de Pomeyrol » (1941), équivalent français de la déclaration de Barmen.
J.-L. S.
Dialogue sur l’histoire et l’imaginaire social, Cornelius Castoriadis et Paul Ricœur. Édition établie et présentée par Johann Michel, avec la collaboration de Catherine Goldenstein et de Pascal Vernay Ehess, coll. « Audiographie », 2016, 76 p., 8 €
Intéressant entretien (réalisé sur France Culture en 1985 dans l’émission Le Bon Plaisir) entre deux figures majeures de la philosophie française, sur la question des capacités de l’imagination pour faire l’histoire. L’essentiel du contexte et des enjeux est présenté par J. Michel. Pour Castoriadis, l’imagination est capable de créer de la nouveauté absolue ou d’inventer du nouveau sans antécédents, de faire des ruptures révolutionnaires donc. Sans contester les puissances de l’imagination, Ricœur estime qu’il n’y a pas de commencement absolu dans l’histoire : du nouveau, oui, mais comme « pouvoir d’instituer du nouveau dans la reprise de l’héritage reçu ». Au-delà des arguments échangés, deux « styles » et deux tempéraments s’affrontent et agrémentent la lecture : au bouillonnant Castoriadis (qui défend aussi dans l’affaire le génie créateur de sa chère Grèce antique) s’oppose un Ricœur à la fois combatif et soucieux de réfuter patiemment les positions adverses sur le terrain philosophique.
J.-L. S.
Éthique et philosophie du management, Pierre-Olivier Monteil. Préface d’Yves Bardou, Postface de Dominique Méda. Érès, 2016, 230 p., 13 €
Fort de son expérience professionnelle et d’une solide connaissance de Ricœur, Pierre-Olivier Monteil développe une réflexion profonde et originale sur le management. Loin de limiter l’éthique à l’analyse des dilemmes qui se posent aux managers, il en déploie toutes les dimensions, de la décision aux modalités de sa mise en œuvre. Il met ainsi en évidence la nécessité et les conditions d’un management qui, au-delà des aspects hiérarchiques, prenne aussi en compte la « dimension horizontale » : l’exercice d’un pouvoir assis sur un savoir assuré fait place à un management qui est basé sur les échanges, dans le respect et la confiance, et appelle le consentement. Le manager peut alors contribuer à dépasser un rapport instrumental au travail en suscitant chez les collaborateurs adhésion, engagement et coopération, qui conditionnent largement les performances de l’entreprise. La réflexion anthropologique et les fondements philosophiques de l’action donnent force et rigueur aux considérations éthiques qui en découlent. Le lecteur est invité à s’interroger sur les modalités et les enjeux de relations où pouvoir et autorité se conjuguent au service d’un bien commun qui ne se limite pas à la seule performance économique ; il se trouve ainsi engagé dans un dialogue qui pourra déplacer son rapport au management. Écrit dans un style aussi clair qu’élégant, l’ouvrage intéressera tant les acteurs du management que ceux qui l’enseignent.
Baudoin Roger
Au-delà de la rareté. L’anarchisme pour une société d’abondance, Murray Bookchin. Traduit de l’américain par Helen Arnold, Daniel Blanchard, Vincent Gerber et Annick Stevens, présentation de Vincent Gerber Écosociété, 2015, 280 p., 20 €
Théoricien de l’« écologie sociale », l’anarchiste américain Murray Bookchin (1921-2006) rassemble dans cet ouvrage de combat plusieurs articles des années 1960. Ils montrent la perspicacité de ses analyses de la technique et de l’organisation politique d’un point de vue environnemental, alors rarissime. Bookchin explique en quoi le capitalisme triomphant s’appuie sur la contestation marxiste qui participe du même productivisme. L’abondance prônée par le capitalisme est en fait un gaspillage au coût écologique absurde. La rareté qu’il lui oppose est qualitative et englobe « les relations sociales et le système culturel qui créent l’insécurité dans le psychisme ». C’est une vision unitaire de l’individu-créatif qu’il met en œuvre avec tout ce qui en permet la réalisation : la fin de la hiérarchie par l’autogestion généralisée, le remplacement des « classes sociales » par l’« assemblée des tribus », constituées de « groupes d’affinité », l’effacement de l’État et l’autonomie du « local ». De nombreux mouvements sociaux récents, comme ceux des Indignés et des zadistes, y puiseraient bien des confirmations à leurs analyses et projets. Dans la postface de 1985, il concède que la contre-culture ne suffit pas, que des contre-institutions sont nécessaires et voit dans les municipalités un terrain d’expérimentation.
Thierry Paquot
Ville affamée. Comment l’alimentation façonne nos vies, Carolyn Steel. Traduit de l’anglais par Marianne Bouvier, postface de Bruno Lhoste Rue de l’Échiquier, 2016, 448 p., 25 €
Carolyn Steel, architecte et professeur, a consacré sept ans à l’écriture de cet ouvrage sur les relations entre urbanisation et alimentation. Nées du surplus agricole, les villes n’ont jamais été indépendantes pour leur alimentation. Il fallait commercer et parfois loin, comme en témoignent les navires qui débarquaient des tonnes de céréales dans le port de Rome. Que dire alors des 30 millions de repas quotidiens à assurer pour le Grand Londres aujourd’hui ? Alors que la Grande-Bretagne dispose de 2 300 variétés de pommes, seules deux ou trois sont massivement commercialisées dans les supermarchés et elles sont bien souvent produites à des milliers de kilomètres. Les ventes de produits alimentaires en Grande-Bretagne relèvent de quatre enseignes dont le chiffre d’affaires s’accroît au rythme de la fermeture des petits commerces en ville et dans les campagnes. La conclusion s’avère sans appel : la sécurité alimentaire d’une ville est inenvisageable dans les conditions actuelles.
Th. P.
La traversée du corps. Regard philosophique sur la danse, Elsa Ballanfat. Préface de Nicolas Le Riche Hermann, coll. « Philosophie », 2015, 200 p., 30 €
Penser philosophiquement la pratique de la danse, telle est l’ambition de cet ouvrage. Il apparaît que la danse apporte en propre une certaine expérience du mouvement du corps, qui permet de redéfinir l’âme comme aspiration du corps à la liberté, voire à la résurrection si l’on accorde que la danse est un mouvement qui se prend lui-même pour fin. Ces propositions sont élaborées à l’aide des écrits de la chorégraphe Isadora Duncan et des écrits phénoménologiques, notamment de Levinas. On regrettera que la danse se limite aux formes culturelles consacrées et non à ses usages sociaux.
J. C.
En écho
Marché total
Études, no 4230, septembre 2016
Dans un entretien accordé à la revue, Alain Supiot rappelle que le droit n’est pas seulement un savoir technique, mais aussi un fait de culture, qui remplit une fonction anthropologique d’institution et dont la connaissance contribue à l’intelligibilité de nos sociétés. Il souligne la résistance de la forme juridique aux régimes totalitaires, qu’ils entendent fonder l’ordre social sur les supposées lois de l’histoire, de la biologie ou de l’économie. Nos sociétés modernes sont celles du « marché devenu total », de « la gouvernance par les nombres » et de la résurgence de liens d’allégeance. Le numéro comprend également des articles sur le Brexit, les Balkans, les abus sexuels dans l’Église, la fin de vie et le bouddhisme (www.revue-etudes.com).
Postdémocratie
Revue du crieur, no 4, juin 2016
Yves Sintomer présente le concept de « postdémocratie », tel qu’il est élaboré par Colin Crouch dans un essai de 2003 : le gouvernement du peuple par le peuple est mis à mal par l’alliance des responsables politiques avec les grandes multinationales en vue de la défense de leurs intérêts privés (dérégulation, privatisations). Cette lecture est confirmée par l’explosion des inégalités, par l’extension du principe de concurrence à l’ensemble des conduites et trouve son illustration éclatante dans « l’étranglement de la Grèce ». Pourtant, on peut reprocher à ce concept d’idéaliser la démocratie d’après-guerre, de pécher par provincialisme, de négliger les dérives autoritaristes de certains États (en particulier en France) et d’ignorer que « l’innovation démocratique ne s’est pas épuisée ». L’ensemble du numéro se révolte contre les oligarchies et tente de porter « une espérance improbable » (www.revueducrieur.fr).
Construction scientifique des sexes
Émulations, no 15, automne 2015
Ce numéro de la revue, coordonné par Cécile Charlap, Stéphanie Pache et Laura Piccand, étudie le rôle de la science dans la construction du genre. Critique de l’institutionnalisation sociale des différences entre hommes et femmes par la production scientifique depuis le xviiie siècle, ce numéro présente un regard féministe sur les inégalités actuelles. La causalité entre phénomènes biologiques et genre, la réification des sexes ainsi que la distinction tranchée entre biologique et social sont ici méthodiquement déconstruites. On notera en particulier un article consacré au lien établi par l’anthropologie française du xixe siècle entre hiérarchie des sexes et hiérarchie des « races », ainsi qu’un article sur le déroulement différencié de la puberté dans la science d’après-guerre (www.revue-emulations.net).
- 1.
Pierre Pachet, l’Œuvre des jours, Belval, Circé, 1999.
- 2.
Jean Rolin, les Événements, Paris, P.O.L, 2015.
- 3.
P. Pachet, Aux aguets. Essais sur la conscience et l’histoire, Paris, Maurice Nadeau, 2002.
- 4.
Voir dans Libération cette chronique publiée à titre posthume : « La pensée qui manque », 12 juillet 2016.
- 5.
P. Pachet, « La pensée qui manque », art. cité.
- 6.
P. Pachet, l’Âme bridée, Paris, Le Bruit du temps, 2014.
- 7.
James Sacré, Figures qui bougent un peu et autres poèmes, préface d’Antoine Emaz, Paris, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 2016.
- 8.
Jan Patočka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, trad. Erika Abrams, préface de Paul Ricœur, postface de Roman Jakobson, Lagrasse, Verdier, édition révisée de 2007.
- 9.
Voir Olivier Mongin, « Jan Patočka sur la ligne de front », Esprit, avril 1983.
- *.
Université Fudan, Shanghai.
- 10.
Voir ses précédents romans : Tokyo : vol annulé, trad. Oristelle Bonis et Cécile Deniard, Paris, Buchet-Chastel, 2003 et Solo, trad. Francesca Gee, Paris, Gallimard, 2012.
- 11.
Notons que l’acronyme « Pakistan » est dû à Chaudhary Rahmat Ali qui, en 1933, rédigea un article pour demander la création d’un pays où se retrouveraient les musulmans issus des cinq entités septentrionales : Punjab, Afghan Province, Kashmir, Sind et Baluchistan.