L'imaginaire du masque
Il suffit de peu de temps parfois pour que les signes s’inversent – ce qui terrifiait hier peut soudain redevenir désirable. La littérature saisit ces revirements discrets, elle s’en fait l’écho1. En témoignent deux fictions récentes, l’une indienne, l’autre française : d’abord la Vallée des masques2, de Tarun Tejpal, publié en Inde en 2011, traduit en français un an plus tard, puis les Renards pâles3 de Yannick Haenel, publié en 2013. Ces deux récits procèdent de la politique-fiction, ils racontent les vertiges de l’égalité et la force du collectif qui, chez Tejpal comme chez Haenel, s’incarnent en un objet hautement symbolique : le masque, omniprésent, qui d’un roman à l’autre change complètement de sens.
Le cauchemar de l’égalité
La Vallée des masques, d’abord, se présente comme une dystopie terrifiante. Dans un recoin ignoré de l’Himalaya, au nord de l’Inde, s’est établie depuis plusieurs décennies ou peut-être plus d’un siècle une communauté fermée, celle des Purs, qui professent et pratiquent avec rigueur une égalité de cauchemar. Confiés dès leur plus jeune âge à une « Maternité » collective, les enfants ignorent l’identité de leurs parents, et dès l’âge de seize ans, les garçons se voient privés de leur propre visage, définitivement recouvert d’une effigie unique. Dépourvu de traits singuliers, chacun se trouve donc, de fait, le reflet de tous.
C’est la vanité qui perd l’homme. Son individualisme, fait d’égoïsme et d’avidité. Il fallait l’expurger. Nous connaissions l’axiome.
Les pensées et propos du narrateur (longtemps membre exemplaire de la « Confrérie », avant sa fuite finale) sont évidemment à lire comme autant d’antiphrases. Journaliste d’investigation et rédacteur en chef du magazine indépendant Tehelka, à New Delhi, Tarun Tejpal ne déploie l’idéologie du masque que pour en dénoncer, ironiquement, la monstruosité.
À seize ans on m’a appliqué l’effigie. […] Jamais plus je ne me verrai dans un miroir. […] Dans son infinie sagesse, le maître avait compris que l’égalité ne pouvait être un simple mot ou une attitude. La quête de pureté était affaire de fond et de forme.
Avec un luxe de détails et une imagination jamais en défaut, le romancier explore les perversions et les cruautés commises au nom du collectif, il en sature le récit comme s’il cherchait à épuiser toutes les possibilités de déviances et d’horreurs contenues dans la fiction égalitaire. Meurtres, viols et tortures ponctuent ce livre étrange, formant un contraste assez efficace avec l’enthousiasme presque lyrique du narrateur. Une fois le masque posé, « le fardeau du je, du moi individuel, avait quitté mes épaules, et je me sentais plein de force, de confiance, d’esprit de camaraderie » : porte ouverte à l’abjection, signifie très clairement l’auteur.
Soit. Très bien. Le lecteur songe à Orwell, se laisse entraîner dans les sentiers ombreux de la vallée secrète, épouvanté et ravi de l’être ; en somme, le message passe. Reste une question : pourquoi, en ce début de siècle marqué, en Inde comme ailleurs, par le creusement rapide des inégalités, Tarun Tejpal a-t-il jugé utile de consacrer un roman de plus de quatre cents pages aux ravages du mythe égalitaire ?
L’écrivain-journaliste s’est inspiré, explique-t-il, d’une manifestation de l’extrême droite hindouiste dans l’État du Gujarat : tous les participants arboraient alors un masque à l’effigie de Narendra Modi, le très habile ministre en chef de cet État prospère, qui alimente à son profit la haine anti-musulmans. Certainement, pareille image dérange, et l’ascension politique d’un Modi ne peut que choquer ceux qui, comme Tejpal, veulent l’Inde ouverte et tolérante. Mais les zélateurs de l’hindutva (l’identité hindoue) ne prônent nullement l’égalité, pas même pour la galerie, puisqu’ils clament leur attachement à la hiérarchie millénaire des castes…
Publiée quelques décennies plus tôt, pendant les procès staliniens, la Révolution culturelle ou la prise de Phnom Pen par les Khmers rouges, la dystopie de Tejpal aurait pris tout son sens. Écrite au début des années 2010, elle paraît au contraire curieusement décalée. Pourquoi un tel livre aujourd’hui ? C’est un autre roman, celui de Yannick Haenel, qui offre peut-être la réponse.
Masques émancipateurs
En 2013, l’épopée des Renards pâles ouvre à l’utopie révolutionnaire une voie romanesque nouvelle, entièrement positive. Le personnage principal, en rupture de ban, erre dans Paris, se lie avec des artistes, une femme fantasque, des éboueurs maliens sans papiers. Il honnit l’« enfer tiède » où nous vivons, lit la Guerre civile en France et rêve avec Marx de réveiller « les fantômes de la Commune ». Apparaît la figure du masque, d’abord incidemment, dans les paroles d’une chanson africaine :
Masque de bois, viens ! […] Les yeux du masque sont les feux du soleil. Les yeux du masque sont des yeux de feu.
Une amie entraîne ensuite le narrateur sur les hauteurs de Belleville, dans un appartement qui ressemble à une grotte, un lieu clandestin où
les masques de bois proliféraient à mesure qu’on s’enfonçait dans les méandres de l’appartement ; la plupart étaient striés de peinture noire et blanche, coiffés de touffes de fibres rouges, et rehaussés d’une hampe ou de croix qui se superposaient. La pénombre donnait un relief angoissant à leurs formes aiguës : ces bouches en losange, ces yeux triangulaires, ces cornes dressées haut vers le ciel semblaient défier un ennemi.
Sans doute, cette rencontre initiale avec les masques paraît d’abord oppressante :
J’étais mal à l’aise, comme si j’évoluais dans un mauvais rêve.
Mais bientôt la première impression (désuète ?) se dissipe, et le masque (dogon, en l’occurrence) se révèle émancipateur. L’identité individuelle au contraire asservit, elle n’offre en réalité qu’un moyen très simple de contrôle politique :
La société a besoin que nous ayons une identité pour nous contrôler. Il faut en finir avec cette logique.
Alors, le narrateur détruit sa carte d’identité, et le livre écrit jusqu’alors à la première personne du singulier bascule au pluriel, Paris devenant le lieu d’une « folle émeute ». Au cœur de l’insurrection, le masque figure l’ultime subversion, l’échappée belle :
Vos caméras nous filment à chaque coin de rue, […] mais que voient-elles ? Rien. Ou plutôt si, elles voient des chevreuils, des boucs, des antilopes, des hyènes, des lièvres, des guépards, des singes, des chacals, des alligators, des margouillats, des figures de brousse au rictus menaçant, rouge et noir comme l’anarchie, entourées de longues fibres qui s’agitent comme des collerettes de sang. Oui, nous portons des masques : ils nimbent notre absence. […] Nous sommes devenus introuvables […]. Dans le monde des masques, un champ de neige peut se couvrir de tourterelles qui chantent la victoire.
Nulle ironie ici, contrairement au récit tout en antiphrases de Tarun Tejpal. Le lyrisme ne cache plus l’horreur, le masque s’affirme comme une force, une conquête :
Ce n’est pas pour nous cacher que nous portons des masques ; mais afin de ritualiser notre séparation. Entre votre monde et nous, rien de commun.
Bientôt le mouvement s’étend, embrase Paris ; c’est à ce moment que les masques prennent le pouvoir, c’est-à-dire qu’ils occupent l’espace urbain et que, parallèlement, ils envahissent le texte :
Nous ne l’avons pas remarqué tout de suite, parce que nous sommes habitués à nous voir ainsi les uns les autres, mais tout le monde était masqué. Certains portaient des masques de carnaval mauves, noirs, piquetés de paillettes argentées ou dorées ; d’autres, des masques pour enfants, qui reproduisaient les visages rieurs et multicolores de héros de dessins animés ; d’autres encore ces masques obscurs, criards, effarés qu’arborent les tueurs en série dans les films d’horreur […] ; et enfin, surgissant çà et là, de plus en plus nombreux au fil des heures, comme s’ils avaient la faculté de se reproduire, de multiplier à l’infini leur influence, ces masques désormais célèbres d’Anonymous qui affichent le rictus sardonique de Guy Fawkes, le héros de la conspiration des poudres.
Là où Tejpal dénonçait l’uniformisation totalitaire d’une humanité privée de visage, Haenel révèle un chatoiement jubilatoire, une création collective désordonnée mais riche de sens – une libération. (Dans un autre registre, mais de la même façon, les héros des comics déploient leur pleine puissance sous leur masque, et grâce à lui seulement : Batman, Spiderman…). Car, poursuit Haenel,
le masque récuse ce monde où chacun est assigné à se confondre avec son image et à en exhiber inlassablement l’identité servile.
Alors que se banalise la mise en scène de la vie personnelle, voilà le masque entièrement retourné, libérateur et non plus aliénant, tandis que le visage, avec son irréductible singularité, bascule du côté de la servilité. Du même coup, voilà l’idée révolutionnaire rechargée d’une mythologie toute neuve, d’une beauté inentamée propre à susciter tous les enthousiasmes et toutes les adhésions :
Dans la foule ; on entendait partout ce mot, répercuté dans les téléphones comme un cri de joie : « Masques ! Sortez les masques ! Venez avec des masques ! »
Il n’est pas du tout certain que Haenel ait lu Tejpal, mais bien sûr, comme tout le monde, il a vu des images des Anonymous. S’il est vrai que les romans restituent les hantises de leur époque et leurs désirs secrets, alors il faut reconnaître qu’en peu de temps, l’époque a changé ; un retournement s’est opéré, dont témoigne l’imaginaire du masque. Peut-être fallait-il d’abord finir d’user les symboles, pour mieux s’en défaire, un peu comme on fait le ménage. Tejpal clôt un cycle politico-littéraire, Haenel en ouvre un autre. Plus de soixante ans après 1984, le romancier indien s’est emparé du motif déjà ancien de la dystopie égalitaire. Il a usé de ses codes, à travers le masque il en a saturé la signification jusqu’à en épuiser la substance, il a évidé et achevé le mythe. Un autre écrivain pouvait dès lors ramasser cette figure désertée, la réinventer. Ainsi le masque (la force collective qu’il porte et incarne) se trouve-t-il nettoyé de ses connotations antérieures, entièrement renouvelé, et prêt à l’emploi – fictif ou réel.
- 1.
Voir Ève Charrin, la Voiture du peuple et le sac Vuitton. L’imaginaire des objets, Paris, Fayard, 2013.
- 2.
Tarun Tejpal, la Vallée des masques, traduit de l’anglais (Inde) par Dominique Vitalyos, Paris, Albin Michel, 2012. Titre original : The Valley of Masks, Fourth Estate, Inde, 2011.
- 3.
Yannick Haenel, les Renards pâles, Paris, Gallimard, 2013.