
Un autre Chili
La crise actuelle au Chili n’est pas tant due à un maintien ou à un renforcement des inégalités qu’à un ordre social dépassé. En négligeant depuis les années 1990 son rôle de protection et de redistribution, l'État s'est rendu vulnérable à la contestation, et propose aujourd'hui de changer la constitution.
Tout s’est joué très vite. Les 18 octobre, de premiers heurts et exactions ont lieu dans le métro. Dès le lendemain, les manifestations s’amplifient. Le pouvoir est pris de court, hébété. Le président Piñera parle le 20 octobre d’« une guerre contre un ennemi insaisissable » et son épouse fait circuler dans un message audio : « Nous sommes absolument dépassés, c’est comme une invasion étrangère, par des aliens, je ne sais comment dire, et nous n’avons aucun des instruments pour les combattre. » Le président décrète l’état d’urgence, négligeant la charge symbolique que représente au Chili l’armée dans les rues, ce qui redouble la mobilisation populaire.
Le 22 octobre, devant la déferlante, le président demande pardon de ne pas avoir écouté la population, annonce un mini « Grenelle », et des mesures significatives comme une hausse de 20% du SMIC et du minimum vieillesse, gestes impensables quelques semaines avant. Rien n’y fait. Le 25 octobre se déroulent de gigantesques manifestations dans tout le pays : plus d’un Chilien sur dix est dans les rues, ce qui conduit le 28 octobre à un remaniement (modeste) du gouvernement. Mais toujours les manifestations, avec leur cortège de débordements et, en face, des représailles très violentes de la part d’une police dépassée et mal encadrée. Et encore et toujours les oscillations du président, qui un jour convoque le Conseil de sécurité nationale, qui pourtant n’a pas autorité en matière de sécurité civile, ou veut réinstaurer l’interdiction de manifester le visage masqué ; l’autre jour reconnaît qu’il faut mettre en place une nouvelle constitution.
Très vite aussi est venue une forme de catharsis, de mea culpa collectif des élites, la seconde chose qui frappe dans ce jaillissement. Dans son message précédemment cité, l’épouse du président concluait avec abattement : « Nous allons devoir partager nos privilèges avec les autres. » Mais c’est avec optimisme que le président de la CPC, une sorte de Medef local, déclare, « Oui, nous avions dressé des barricades contre les demandes sociales ! », pour indiquer ensuite à ses membres : « Nous devons mettre les mains à la bourse et il faut que ça fasse mal. » Andronico Luksic, le plus grand industriel du pays, demande la mise en place d’un impôt sur la fortune, demande que le gouvernement accepte, sous la forme d’un modeste impôt sur l’immobilier. Il annonce qu’aucune des entreprises de son groupe ne paiera moins de 500.000 pesos comme salaire (le SMIC était fixé à 300.000 pesos, soit environ 400€). Hans Eben, dirigeant de Cencosud, le principal groupe de distribution du pays, déclare à son tour : « J’espère que cette crise nous aura appris que de hauts niveaux d’inégalité vont contre le modèle même qui nous a donné toute cette croissance économique, puisque la confiance se rompt et, à la fin, la possibilité d’une quelconque opportunité de dialogue. » Voici même que le gouvernement parle d’introduire des éléments de solidarité au sein du régime des retraites, se risquant à parler de « répartition », un mot resté tabou jusque-là dans les projets de réforme d’un système basé exclusivement sur de la capitalisation privée. Il reconnait que le système fiscal est excessivement régressif, et relève pour cela de 5 points, à 40%, la tranche supérieure de l’impôt.
S’agit-il simplement d’une retraite précipitée des possédants devant la vague ? Sans doute, mais indiscutablement aussi un peu de cet « enthousiasme qui saisit toutes les âmes » que rapportait le Moniteur Universel à propos de la nuit du 4 août 1789. « Le premier des sacrifices [est] celui que feront les grands », disait alors le marquis de Foucault. Au cœur de ces journées d’octobre, ce sont des phrases de ce genre qu’on pouvait lire dans El Mercurio, le grand quotidien de droite au Chili, resté célèbre pour son appui inébranlable au régime de Pinochet. « Le voici devenu un journal de gauche ! », me rapportait un député chilien (depuis lors, l’enthousiasme s’épuisant et les tensions s’accroissant, le journal reprend son ton habituel). Pour cette raison, le mouvement est moins comparable à celui des Gilets jaunes français qu’à Mai 68, y compris dans l’expression festive de la rue au début du mouvement : celle d’une société qui a rapidement évolué, d’une génération qui n’a pas connu la dictature, dont l’économie s’est transformée et qui prend collectivement conscience à la fois de sa force et d’un « pacte social » inacceptable.
Un double ancrage historique
Le Chili est un pays particulier, assez fermé socialement sur l’extérieur, autrefois et encore largement un régime de castes. Mais c’est aussi un pays très solidaire, dans le sens où par exemple le drapeau national est en bonne vue partout dans les manifestations et aux fenêtres lors des fêtes nationales. La fierté est présente quand le Chilien se compare aux pays environnants. C’est peut-être ce qui a freiné la prise de conscience sociale des inégalités. Les gouvernements démocratiques qui ont suivi la dictature n’ont que peu ressenti la pression de changer certains des piliers du régime précédent. La crise présente n’est pas tant due, selon un schéma qu’on retrouve dans d’autres crises de la région, à un maintien ou à un renforcement des inégalités, elle tient à ce que l’ordre social n’est subitement plus capable de les rendre légitimes.
Un double retour en arrière est nécessaire. Dans le régime républicain construit par Diego Portales dans les années 1830, les rôles étaient assez bien assignés. D’abord une caste militaire importante – et qui l’est longtemps restée – dans un pays dont la « frontière » était occupée par les peuples autochtones non encore soumis ; et donc une armée toujours sur pied, comme le montre son efficacité répétée dans les conflits avec les pays voisins. Une Église, ensuite, dotée d’un rôle important dans la fabrication de l’ordre social, notamment en matière éducative et de providence. Une classe bourgeoise enfin, vivant largement de l’exportation de ressources. L’État était maintenu dans un équilibre assez stable entre ces trois castes, dont la reproduction était assurée par quelques collèges d’élite et par des mariages circonscrits, donnant à chacun son pédigrée pour la vie. Ces traits prévalent encore aujourd’hui, et le visiteur curieux s’étonne de rencontrer toujours les mêmes noms de famille aux postes de pouvoir et de visibilité.
Cette proximité sociale expliquait jusqu’à présent l’aspect étonnamment urbain de la vie politique au Chili. On n’y compte pas à ce jour de parti populiste, et l’on voit par exemple les députés de Frente Amplio, le regroupement de partis à la gauche du PS, tous issus du mouvement étudiant de 2011, échanger en bons camarades – d’école souvent –, avec ceux de l’UDI, le parti du temps de Pinochet, revenu désormais à une droite très classique. Cette civilité est favorisée par le faible nombre des parlementaires (le Sénat ne comptait jusqu’à récemment que 38 membres, puis 50 depuis une réforme du gouvernement précédent, que l’actuel voulait annuler) et permet une vie parlementaire active – bien plus qu’en France. Mais elle crée aussi la connivence.
Le système craque aujourd’hui. L’une des causes de rupture se trouve sans aucun doute dans la demande croissante de chacun d’une meilleure éducation pour ses enfants. Celle-ci s’est en effet construite de mauvaise façon, autour de coûteux collèges et universités privés, parfois de médiocre qualité : une très forte frustration en résulte. Mais la crise est patente dans l’Église catholique également, les scandales de mœurs en étant autant le symptôme que la cause, tandis que les églises évangéliques prospèrent sur le malaise social. Voici une population davantage éduquée, plus ouverte au monde, dont les revenus ont augmenté, qui ouvre les yeux sur la rigidité du système et fait éclater avec force un sentiment accru d’injustice, de dignité bafouée et d’institutions piégées.
Avouons aussi qu’à l’étranger, le succès chilien dérangeait. Comment ! une société sous le sceau d’un néo-libéralisme revendiqué, un ordre civil issu sans transition marquée de l’un des pires régimes dictatoriaux de l’Amérique latine, et qui affiche pourtant les meilleures performances économiques du continent ? C’est avec une joie mauvaise que beaucoup observent les déboires actuels et voient enfin révélée la face cachée du miracle chilien qu’ils dénonçaient dans le vide.
C’est ici qu’il faut faire le second retour en arrière, lors de la mise en place de la dictature militaire. La voie néolibérale n’était pas alors l’option la plus évidente. Le mot n’existait d’ailleurs pas. Nous étions en 1973, Ronald Reagan et Margaret Thatcher n’émergeraient que des années plus tard. Le coup d’État était totalement impréparé politiquement. Où mener le pays ? La ligne de pente la plus naturelle était encore d’écouter les élites économiques, les milieux patronaux et les propriétaires fonciers, qui envisageaient une économie corporatiste et fermée. On l’avait vu chez Franco ou Salazar. Il y a eu cette conjonction inattendue d’un Pinochet voulant se démarquer, pour capter tout le pouvoir, de la fraction corporatiste du clan militaire ; d’un groupe de jeunes intellectuels couvés par quelques professeurs de l’université de Chicago, qui avaient préparé un plan de route à l’époque d’Allende dans les milieux d’extrême-droite de la Marine ; et d’un idéologue important, Jaime Guzmán, qui a su gagner la confiance de Pinochet pour bâtir ce qu’il appelait une « Création nouvelle », propre à ouvrir le pays à « une nouvelle étape dans notre histoire nationale », seule « capable de donner à tout ceci [les crimes commis] un sens suffisant, qui peut modifier les critères et les règles par lesquels on [les] jugera[1] ». On livrait à Pinochet une ambition historique qui justifiait l’horreur du coup d’État et sa soif personnelle de pouvoir.
Pinochet a écouté ces intellectuels et leur a confié un large pouvoir sur les affaires économiques du pays. Ils n’ont pas eu à le regretter puisque, si libéraux qu’ils fussent, ils ont consenti à de généreuses récompenses lors du vaste programme de privatisation qui a suivi.
Les piliers oubliés de l’État social
Les équipes qui ont présidé au retour de la démocratie, les gouvernements de la Concertación, jouissent encore au Chili d’un grand prestige. Elles ont opéré cette transition en douceur, sous l’œil encore présent du dictateur, et ont pu malgré tout bâtir des institutions solides. Ce qu’elles n’ont pas modifié, ou si peu, probablement sous l’influence du vent libéral qui prévalait dans le monde dans les années 90, c’est l’organisation par le privé des trois piliers de l’État social que sont l’éducation, la santé et la retraite. Il y avait là l’illusion qu’une concurrence pilotée de loin par un État régulateur réduirait les coûts et améliorerait la qualité de services. S’il fallait de la « solidarité », ce ne serait qu’en dernier ressot pour les très bas revenus et les indigents, l’État reprenant la fonction caritative autrefois assurée par l’Église.
Il est prouvé à présent que ce type d’institutions ne marche pas. Elles sont aujourd’hui fortement mises en cause aux États-Unis, pourtant un pays opulent, qui ne connaît pas les contraintes d’un pays à revenu intermédiaire. Or, les réflexes restent profondément ancrés. Veut-on par exemple davantage ouvrir l’éducation aux classes populaires ? Le gouvernement Piñera imagine alors une prestation pour la scolarité des enfants des familles vulnérables ou leur accès à des collèges publics favorisés, mais à condition que les résultats scolaires de l’enfant le place en tête de classe. On néglige le choc créé pour les familles et pour les enfants qui ne peuvent se qualifier, et surtout pour leur éducation. Veut-on protéger le chômeur ? On met en place une cotisation obligatoire lui permettant de se constituer une cagnotte, qui sera sa propriété et qu’il utilisera s’il connait une période de chômage ou qu’on lui remboursera à son départ en retraite. Même chose pour la protection retraite : pas de système de solidarité, mais une cagnotte obligatoirement constituée par chacun, placée sur les marchés financiers et transmissible à ses enfants en cas de décès prématuré. C’est évidemment brutal pour la personne dont la carrière a été interrompue par le chômage ou les maternités.
Ces trois piliers sont à réformer en profondeur. C’est là que s’exprime la demande sociale, et c’est là ce qui oblige à recycler la rente du cuivre vers des investissements publics, ou à augmenter fortement un budget public qui ne représente aujourd’hui qu’entre 18 et 20% du PIB, quand il est de 27% aux États-Unis et à plus de 40% en Europe. Ce sont des réformes difficiles, qui supposent un soutien politique dont ne dispose pas aujourd’hui le gouvernement en place, même remanié. Le risque est de nourrir assez vite un désenchantement, le sentiment de promesses non tenues. La réalité est qu’à trop négliger la protection et la redistribution dans le domaine social, l’État et le personnel politique qui le pilote ont perdu également leur crédit dans les domaines régaliens, la confiance dans leur capacité à assurer la paix civile et à avancer une culture de compromis et d’adhésion. La crise de la représentation politique est pour cette raison plus marquée au Chili qu’ailleurs.
Une issue constitutionnelle ?
Près d’un mois après les premiers troubles, la situation se durcit, l’inquiétude monte. Les partis se sentent bousculés et voient mal où est leur rôle. L'opposition, qui pilote le parlement, se dépêche de signer les mesures sociales poussées par le gouvernement, d'autant plus qu'il s'agit de réformes qu'elle soutenait sans succès avant la crise. Une revendication forte, impossible à rejeter, tout au plus à canaliser, s'est fait jour : changer la Constitution, une constitution évidemment mal née puisque datant de 1980.
Michèle Bachelet, qui a précédé Sebastián Piñera à la présidence, avait proposé une réforme constitutionnelle modeste au terme d’un processus de consultation populaire, via des cabildos, à savoir des conseils de citoyens, une tradition ancienne au Chili. Mais elle l’avait fait en toute fin de mandat et la droite l’avait enterrée. Aujourd’hui, il est acquis qu’il y aura une nouvelle constitution et non une réforme de l’actuelle. Son mode de rédaction sera fixé lors d’un plébiscite qui se tiendra en avril 2020, et le texte fera à son terme l’objet d’un référendum d’acceptation. Parallèlement, les cabildos reprennent vie, sur initiative de nombreux maires. L’observateur est surpris que le débat porte pour l’essentiel sur la façon dont sera décidée cette nouvelle Magna Carta, selon le mot en usage ici, plutôt que sur ce qu’on veut y mettre. L’élite semble n’y voir qu’une concession faite à la rue, un supplément cathartique. L’architecture du régime (présidentiel, calqué sur celui des États-Unis, et commun à tout le continent) n’est pas véritablement mise en cause.
Le texte s’est par ailleurs révélé assez souple. Au fil des ans, une série d’amendements constitutionnels l’ont changé en profondeur. Il permettrait tout à fait en sa rédaction actuelle que les trois piliers mentionnés plus hauts soient lourdement réformés. On peut certes reconnaître le fait des populations autochtones, introduire des éléments de démocratie directe, supprimer le tribunal de sécurité nationale et l’état d’exception… Mais il existe également un risque de dérive, commune à nos institutions modernes et fréquente dans le cas chilien, vers une judiciarisation à l’excès de la vie politique, qui procèderait par arrêts d’un tribunal de juges souverains plutôt que par le débat démocratique. Une constitution s’écrit davantage avec la gomme qu’avec le crayon, et on perd en vitalité politique à rigidifier le fonctionnement social. Ce peut être source de désillusions futures.
Une période se clôt à présent eu Chili, celle des trois décennies 1990-2020, qui ont vu le retour à la démocratie et permis de vrais succès économiques. La croissance s’est progressivement épuisée, mettant à jour les carences du modèle social. Une nouvelle période commence, mieux assurée. La transition de l’une à l’autre est pleine de dangers.
[1] Cité par Daniel Mansuy, Nos fuimos quedando en silencio, IES, Santiago, 2016