
Les forces de la révolte au Chili
La question aujourd’hui au Chili est celle de savoir quelles différentes formes prendront ces forces et quelles forces sont à même de modifier l’exercice du pouvoir politique.
Depuis qu’une révolte a éclaté au Chili au cours du mois d’octobre 2019, la presse internationale rapproche cette révolte de celles qui ont lieu dans d’autres parties du monde ou bien la comprend par référence au passé, par exemple, la révolution d’Octobre en Russie[1]. Soit la révolte ne fait que rendre évidente l’impasse du présent, soit, au contraire – et c’est une interprétation dominante au Chili –, elle nous achemine vers une réconciliation avec l’histoire, rendant pensable un « éveil » du peuple chilien à une histoire qu’il aurait refoulée ou volontairement ignorée. C’est ainsi qu’au Chili, le slogan qui continue d’être un heureux mot d’ordre est Chile despertó (« Le Chili s’est réveillé »). Bien que différentes, ces deux approches ont en commun de subordonner des événements qui, à l’heure actuelle, sont pour le moins indéchiffrables, à des grilles de lecture qui anticipent leur sens. Sans nécessairement s’affranchir de ces schèmes interprétatifs, nous pourrions tenter de restituer la singularité du mouvement de révolte qui est en cours au Chili en tentant d’en décrire les forces.
Le mouvement de révolte qui n’a fait que commencer à Santiago en octobre a été très largement expliqué par la hausse de trente pesos du prix des transports en commun (dont le coût mensuel par personne représente plus de dix pour cent du salaire minimal). Il y aurait ainsi non seulement une explication de type causal à une révolte qui implique pourtant différents acteurs et secteurs de la société, mais en plus celle-ci serait unique et d’ordre quantitatif. Par l’augmentation du prix des transports, le peuple chilien aurait touché une limite. Il serait passé du sommeil politique où il se serait tenu depuis trente ans (c’est-à-dire depuis la fin de la dictature) à un état d’éveil qui le rendrait conscient des inégalités et de la précarité économique, et plus généralement, de la misère sociale qui tient le pays dans l’immobilité politique. Ainsi, comme le disent la plupart des analystes politiques, en reprenant (sans toutefois l’analyser) le slogan des manifestations, ce qui émerge par cette révolte, « ce n’est pas trente pesos, mais trente ans[2] ».
Bien que plausible, cette explication a le défaut de rester prisonnière de ce qu’elle voudrait dénoncer : l’anéantissement politique dans lequel se tient une société qui a été réduite au silence moins par la dictature que par le néolibéralisme mis en place sous ce même régime dictatorial. À la différence d’autres régimes dictatoriaux en Amérique latine, le coup de force de la dictature de Pinochet n’a pas consisté tant en la destruction des mouvements d’opposition qu’en celle de la société civile. La « politique » néolibérale mise en place dans les années 1970-1980, pendant lesquelles le Chili a été un laboratoire d’expérimentation économique, a détruit les structures politiques qui rendent possible la revendication des droits. Elle a détruit non seulement toute forme d’union politique et sociale (syndicale ou citoyenne), mais aussi toute idée relative à un bien commun. Dans un tel contexte fragmenté, il n’y a pas de récits communs, pas d’élaboration commune de la mémoire. La société demeure partagée entre ceux et celles pour qui la dictature aura été sanglante et qui sont encore à la recherche de leurs enfants, frères, sœurs, parents ou amis disparus, et ceux et celles pour qui le « gouvernement militaire » a sauvé le pays du « péril communiste ». Ainsi, même si le peuple chilien ne dort pas depuis trente ans (les deux dernières décennies ont au contraire été marquées par des mouvements politiques d’une efficacité politique impressionnante : les mouvements lycéens et étudiants de 2006 et 2011, le mouvement féministe de 2018…), il manque encore la possibilité d’articuler un droit ou une cause à l’ensemble de la société. Même lorsqu’elles répondent à une idée de bien commun, les luttes politiques demeurent sectorisées, voire confinées. Dans un tel contexte de fragmentation politique, sociétale et mémorielle, l’augmentation du prix des transports inscrit l’explosion sociale et l’éveil politique qu’on voudrait y reconnaître dans la même logique de ce qui maintenait cette société dans une forme de néant politique. Cette explication reste confinée à l’économique.
La « politique » néolibérale mise en place dans les années 1970-1980 a détruit toute idée relative à un bien commun.
On peut tenter une explication d’ordre plus qualitative que quantitative de ce qui aurait provoqué une révolte d’une telle ampleur. En effet, d’une part, à la hausse des prix des transports s’est ajoutée celle des contraventions pour fraude dans les transports et s’accompagne d’un nouveau dispositif de contrôle. Dans un contexte où l’illégalité (la fraude) est un moyen de survie, la limite qui a été touchée ne s’est pas imposée uniquement par une hausse du prix mais par le dispositif policier dont elle s’accompagne et par le type d’ordre – et donc d’exclusion – qu’il produit. D’autre part, si l’on s’en tient à la chronologie des faits, ce qui a provoqué ce mouvement de révolte sans précédent, ce n’est pas la hausse du prix des transports mais la façon dont des collégiens (toujours les mêmes : ceux qui peuvent s’unir et donc agir) qui, à la suite de la hausse des tarifs, ont décidé de frauder, ont été violemment réprimés. C’est la violence de la répression et la décision du gouvernement qui s’est ensuivie de fermer des stations de métro qui a provoqué une indignation populaire généralisée. En d’autres termes, si un seuil de tolérance a été touché, celui-ci n’a pas trait au seul problème tarifaire mais à la façon dont la société se révèle à elle-même, touche sa propre impossibilité (l’illégalité n’étant même plus un moyen de survie) ainsi que la violence qui littéralement la bride. Au slogan « ce ne sont pas trente pesos mais trente ans », on pourrait ajouter : « trente ans de transition démocratique où les structures autoritaires du pays se sont invisiblement maintenues et où la politique a été tenue en bride ».
Tandis que l’explication quantitative reste immanente à la logique néolibérale et à la destruction politique qui en résulte, l’explication qualitative nous oblige à penser en termes de forces politiques et non de seuils économiques. Or ce qui a eu lieu en octobre n’est pas le réveil d’un peuple (pour qu’il y ait une frontière si nette entre le sommeil politique et son contraire, il faudrait que l’on puisse déterminer l’objet de la politique et qu’on se retrouve à agir dans un monde des fins ; il faut qu’une vérité soit à l’œuvre dans l’histoire) qui apparaîtrait soudainement comme une entité unifiable, mais la constitution de plusieurs forces politiques et de différentes stratégies de déploiement des forces. En plus de l’armée, à qui le président a littéralement cédé le pouvoir pendant les premiers jours de la révolte, se sont constituées des associations de voisins qui cherchent à protéger les biens d’un quartier du pillage et des incendies qui prolifèrent, et de nouvelles propositions politiques, comme l’appel à la grève générale (ce qui, au Chili, aura été véritablement inédit), portées par des collectifs représentant des intérêts jusque-là particuliers. Ainsi, toutes les propositions avancées par le gouvernement (retrait de la loi sur le prix des transports, hausse des impôts pour les plus riches, remaniement ministériel, etc.) ne mettent pas fin à la révolte parce que ce qui se passe actuellement n’est pas l’expression d’une colère vis-à-vis d’un problème économique mais bien une réorganisation des forces politiques.
Ce qui a eu lieu en octobre n’est pas le réveil d’un peuple mais la constitution de plusieurs forces politiques.
Dans un tel contexte, la question aujourd’hui au Chili est celle de savoir quelles différentes formes prendront ces forces et quelles forces sont à même de modifier l’exercice du pouvoir politique. Dans l’état actuel, la force qui semble délégitimée aux yeux d’une majorité de citoyens est celle censée donner une légitimité à toutes les autres : celle de l’État. En donnant le pouvoir à l’armée, l’État a laissé s’échapper de lui la force qu’il est censé pouvoir contenir. Reste à savoir si les différentes forces en jeu vont s’acheminer vers de nouvelles formes politiques (une nouvelle constitution par exemple) ou si, dans leur précarité, c’est l’extrême droite de Kast, encore informe mais justement à la recherche de forces, qui va sortir gagnante d’une révolte qui n’est pas celle d’un peuple uni et enfin éveillé à sa cause, mais un véritable coup de force.
[1] - Voir Francisca Herrera Crisan, « Révolution d’octobre à Santiago », Libération, 29 octobre 2019.
[2] - Voir, entre autres, Raquel Garrido, « Chili : le peuple se réveille de trente ans de pinochétisme et d’injustice », Marianne, 24 octobre 2019.