
La voie du nationalisme hindou
Les élections régionales d’Uttar Pradesh ont été marquées non seulement par des victoires nettes du parti au pouvoir, mais aussi par l’effondrement du principal parti d’opposition, à près de deux ans du prochain scrutin national. Elles révèlent que la voie du nationalisme hindou est celle du paternalisme, de la stigmatisation des musulmans et du populisme autoritaire.
L’Inde a conclu en mars 2022 une nouvelle série d’élections régionales. Les électeurs de cinq États, invités à se présenter aux urnes, ont reconduit au pouvoir le Bharatiya Janata Party (BJP, Parti du peuple indien) dans quatre d’entre eux, dont l’Uttar Pradesh, le plus peuplé de l’Inde et le plus important pour la politique nationale.
Au Punjab, l’Aam Admi Party (AAP, Parti de l’homme ordinaire), au pouvoir depuis 2015 dans l’État-capitale de Delhi, a remporté une victoire écrasante. En remportant 92 des 117 sièges de l’assemblée avec 42 % des voix, l’AAP a balayé les deux partis et la classe politique au pouvoir en alternance au Punjab depuis 1967.
En Uttarakhand et à Goa, le BJP bénéficie des faiblesses du parti du Congrès, souffrant de dissensions internes et d’une érosion par la base, le parti perdant de nombreux cadres et candidats tentant leur chance sous d’autres affiliations politiques, notamment le BJP.
Au Manipur, dans le nord-est du pays, le BJP revient au pouvoir à la tête d’une coalition de partis locaux. Le Parti du Congrès y perd la moitié de ses voix (17 %) et 23 des 28 sièges qu’il détenait dans l’assemblée régionale.
Le Parti du Congrès disparaît en Uttar Pradesh, réduit à deux sièges dans une assemblée de 403 membres, avec moins de 2, 5 % des voix. L’élection s’y est jouée entre le BJP, au pouvoir depuis 2017 et qui remporte 255 sièges avec 41, 3 % des voix, et le Samajwadi Party (SP, Parti socialiste), principal parti régional d’opposition, qui signe la meilleure performance de son histoire, avec 32 % des voix pour 111 sièges. Le ministre en chef de l’Uttar Pradesh, Yogi Adityanath, est le premier chef de gouvernement régional en Uttar Pradesh à servir un second mandat consécutif depuis 1957.
Ces élections ont été marquées non seulement par des victoires nettes du BJP, mais aussi par l’effondrement du principal parti d’opposition, à près de deux ans du prochain scrutin national. Dans son discours de victoire, le Premier ministre n’a pas manqué de présenter ces résultats comme une préfiguration des élections générales de 2024, qu’il considère comme étant déjà acquises.
Au-delà de la question des facteurs et stratégies ayant permis au BJP de remporter ces victoires, ces élections offrent quelques éléments de réponses à trois grandes questions portant de manière plus générale sur la trajectoire démocratique de l’Inde. La première est la capacité du BJP et du Premier ministre à remporter des élections malgré la crise structurelle de l’économie indienne. La deuxième porte sur le rôle de la stigmatisation et de la marginalisation de la minorité musulmane dans l’élaboration de ces victoires. Et la troisième est celle de l’exacerbation du populisme autoritaire incarné à la fois par le Premier ministre et par le ministre en chef de l’Uttar Pradesh, Yogi Adityanath, désormais présenté comme successeur possible de Narendra Modi en 2029.
La crise économique comme atout politique
Les élections en Uttar Pradesh se sont jouées sur un fond de crise économique, l’état général de l’économie indienne étant aggravé par une série de facteurs locaux. Depuis 2014, l’économie de l’Uttar Pradesh a été particulièrement affectée par trois chocs successifs : la démonétisation des grosses coupures en 2016 qui fit des ravages dans le secteur informel de l’économie, le ralentissement général de l’économie des années 2017-2018, et les conséquences économiques, non mesurées, de la pandémie. La gestion de la seconde vague de Covid en avril-mai 2021 fut particulièrement désastreuse en Uttar Pradesh, produisant des images terribles de centaines de corps flottant dans le Gange, abandonnés par des familles, elles-mêmes délaissées par l’État.
Ajouté au fait que l’Uttar Pradesh figurait déjà au bas des classements socio-économiques, ce sombre bilan ne laissait pas présager une victoire aisée. L’année précédant l’élection fut marquée par des mouvements sociaux importants, notamment paysans, et par des manifestations violentes de jeunes, particulièrement touchés par le chômage.
Pour contrer ce bilan et contexte négatif, le BJP a fait campagne sur un mélange de thèmes (la lutte contre la criminalité, le nationalisme ethnique et religieux, l’inclusion par la caste et l’état caritatif1) organisés et liés entre eux autour de ses figures de proue.
Depuis 2017, le gouvernement d’Uttar Pradesh a investi énormément de ressources pour financer des programmes de redistribution ou de subvention de biens de première nécessité (denrées alimentaires, bombonnes de gaz), nécessaires à la subsistance en période de crise. Ces politiques sont complétées par un arsenal de politiques sociales de redistribution provenant de l’État fédéral visant à atténuer les conséquences de crises qu’il ne parvient pas par ailleurs à résoudre.
Chaque denrée redistribuée devient un support de publicité, où l’action de l’État se retrouve réduite à une expression pure de la générosité personnelle du Premier ministre et du ministre en chef Adityanath. Chaque ration alimentaire, chaque sac de grain, chaque certificat de vaccination porte la photo du Premier ministre ou du ministre en chef. Cette conception de l’État caritatif présente l’action de l’État non pas comme l’accomplissement d’un service public, mais comme un effet de la bienfaisance du dirigeant, capable de se porter au secours de millions d’individus tout en effaçant le rôle de médiation des services publics et de ses agents.
Le BJP a inventé lors de cette élection un nouveau vocable – les labarthis (« bénéficiaires »), nouvelle catégorie d’électeurs directement associée aux dirigeants par la redistribution. Ce faisant, le BJP met en place une forme avancée de populisme, visant à créer non seulement un lien, mais un sentiment d’obligation et de réciprocité des électeurs à l’encontre des dirigeants politiques.
Violer la loi pour maintenir l’ordre2
La lutte contre la criminalité a été le deuxième thème de la campagne du BJP. Celle-ci est endémique en Uttar Pradesh et reste fortement associée, dans la mémoire collective, aux régimes politiques antérieurs à la montée au pouvoir du BJP. Dès sa prise de pouvoir en 2017, le maintien de l’ordre est une priorité de Yogi Adityanath. Il publie des ordonnances encourageant des méthodes « dures » de lutte contre le crime, notamment des assassinats extra-judiciaires de gangsters. Le gouvernement de l’Uttar Pradesh détient le record en Inde de personnes détenues sous le coup de la Unlawful Activities Prevention Act (UAPA, Loi de prévention des activités illégales), une loi permettant de reconnaître des individus comme terroristes (et non des organisations) et de les faire détenir en prison pour des périodes indéfinies et généralement sans jugement3.
Ces ordonnances sont utilisées de manière non exclusive mais disproportionnée à l’encontre des musulmans. Certaines lois, notamment celle contre le Love Jihad, visent les musulmans de manière plus spécifique4. Ces politiques de lutte contre la criminalité offrent au gouvernement et au BJP de multiples occasions d’associer crime et minorités dans l’opinion, et d’utiliser des lois draconiennes de manière disproportionnée à leur encontre, ainsi qu’à l’encontre d’opposants politiques, d’activistes, de journalistes et de citoyens ordinaires.
L’affirmation d’un hindouisme agressif
Ces pratiques s’accompagnent d’une stratégie de polarisation de l’électorat selon des critères religieux. Comme à son habitude, le BJP n’a pas nommé un seul candidat issu des communautés musulmanes d’Uttar Pradesh, dont les musulmans représentent près de 20 % de la population. Ce faisant, le BJP envoie le signal que l’espace public n’a pas vocation à être partagé avec les minorités religieuses, tout en se défendant des accusations de discrimination en soulignant que les musulmans ont, eux aussi, le droit à bénéficier de la générosité d’État évoquée.
À l’exception notable d’une tentative d’assassinat d’Asaduddin Owaisi, chef du parti musulman AIMIM, par deux jeunes sympathisants du BJP en février dernier, la campagne électorale ne fut pas particulièrement marquée d’événements violents, contrairement aux récentes élections du Bengale-Occidental.
Pour autant, la rhétorique antimusulmane fut bien présente, du fait du ministre en chef de l’Uttar Pradesh, qui déclarait notamment en janvier dernier que l’enjeu de l’élection était d’opposer les 80 % de bons citoyens de l’Uttar Pradesh aux 20 % d’éléments criminels peuplant l’État, une référence à peine voilée au poids démographique des musulmans5. Plusieurs candidats du BJP ont par ailleurs cherchés à se distinguer en multipliant des remarques antimusulmanes lors d’événements de campagne6.
Par ailleurs, le Premier ministre et le ministre en chef incarnent, par leur image et par leurs gestes politiques, une vision agressive de l’hindouisme, constamment associé à la politique. Les deux dirigeants ont multiplié ces derniers mois les inaugurations de rénovation de sites religieux, autant d’occasions de se présenter à la population comme des dirigeants à la fois politiques et religieux, consacrés par des prêtres lors de cérémonies fortement chorégraphiées et médiatisées. À ce titre, Yogi Adityanath détient un avantage, compte tenu du fait qu’il est lui-même à la tête d’un ordre monastique militant.
La politique de l’homme fort
Yogi Adityanath, de son vrai nom Ajay Singh Bisht, est un moine hindou dirigeant un ordre monastique, les Naths de Gorakhpur, liés par tradition à la Hindu Mahasabha, une organisation militante hindoue, et à la politique. Le Mahant (« Grand Prêtre ») de l’ordre représente généralement la circonscription de Gorakhpur à l’Assemblée nationale. Il est à la tête également d’une milice hindoue – la Hindu Yuva Vahini (la brigade de la jeunesse hindoue) qui intervient dans l’espace public sur le mode du vigilantisme et qu’il utilise pour promouvoir sa carrière politique.
Par tradition également, le poste de Mahant de l’ordre des Naths revient à un individu appartenant à la caste des Rajputs, ou Kshatriyas, une caste guerrière. Yogi Adityanath joue donc sur plusieurs registres (figure religieuse, chef de milice, dirigeant de haute caste) pour projeter une image d’homme fort prêt à rompre les règles pour rétablir l’ordre7.
L’inclusion par la caste
La caste constitue le dernier volet de la stratégie électorale du BJP. Depuis son renouveau politique en Uttar Pradesh des 2014, le BJP se présente comme une alternative aux deux partis de caste qui ont gouvernés l’État depuis le début des années 2000. En excluant les membres des groupes affiliés à ces partis (y compris les musulmans), le BJP se présente comme le parti représentant la diversité sociale de l’État. Il cible en particulier les basses castes, sous-représentées en politique, au travers des tickets de candidatures à l’élection. En même temps, le BJP continue de recevoir le soutien de ses bases traditionnelles parmi les hautes castes, qui restent largement représentées en son sein.
Les données issues du Centre d’étude des sociétés en développement (CSDS) sur le vote, mesuré par castes et communautés, confirment le caractère polarisé de cette élection. Le BJP bénéficie d’un soutien massif des hautes castes, ainsi que d’une majorité des électeurs issus de basses castes. Les deux partis d’opposition, le Samajwadi Party et le Bahujan Samaj Party8, conservent le soutien de leurs bases traditionnelles : les Yadavs et les musulmans pour le premier, et les Dalits Jatavs pour le second.
Vote par castes et communautés lors de l’élection régionale d’Uttar Pradesh, 2022 (en pourcentage)
BJP+ | SP+ | BSP | Congrès | |
Brahmanes (7 %) | 89 | 6 | 2 | 1 |
Rajputs (7 %) | 87 | 7 | 9 | 1 |
Vaishya (2 %) | 83 | 12 | 3 | 1 |
Autres castes supérieures (2 %) | 78 | 17 | 5 | 2 |
Jat (2 %) | 54 | 33 | 3 | |
Yadav (11 %) | 12 | 83 | 2 | 1 |
Kurmi (5 %) | 66 | 25 | 7 | 4 |
Koeri, Maurya, Kushwaha, Saini (4 %) | 64 | 22 | 22 | 2 |
Kewat, Kashyap, Mallah, Nishad (4 %) | 63 | 26 | 15 | 2 |
Autres basses castes (16 %) | 66 | 23 | 11 | 3 |
Jatav (12 %) | 21 | 9 | 87 | 1 |
Autres Castes repertoriées (8 %) | 41 | 23 | 44 | 4 |
Musulmans (19 %) | 8 | 79 | 19 | 3 |
Source : Lokniti/CSDS. « BJP+ » inclut le BJP et ses alliés (le parti laïc Apna Dal et le parti Nishad). « SP+ » inclut le SP et ses alliés (RLD, SBSP).
Ces résultats confirment qu’entre 2017 et 2022, le BJP a perdu très peu d’électeurs, tout en parvenant à consolider les bases sociales de ses victoires antérieures.
Conséquences pour 2024
Quels enseignements peut-on tirer de ces élections ? Le premier est que le BJP a trouvé, pour l’instant, une formule permettant de compenser le manque de performance économique par la mobilisation de thèmes entremêlés autour de la projection d’un leadership fort. La forte popularité du Premier Ministre, et du ministre en chef en Uttar Pradesh, n’est pas simplement le produit d’une stratégie électorale bien mise en œuvre. Elle repose sur le fait que ces deux figures politiques et leur parti politique incarnent des idées et une vision politique à laquelle adhère une part croissante de la population.
Le second enseignement est que des partis d’opposition faisant campagne sur un nombre limité de thèmes, ou insistant uniquement sur les effets de la crise économique, ne parviennent pas à détourner des électeurs du BJP. Les seuls partis en Inde ayant défait le BJP dans des élections régionales offraient à leurs électeurs une forme d’identité collective alternative à celle présentée par le BJP, enracinée dans des contextes culturels, linguistiques et régionaux particuliers. Cette capacité de mobilisation sur des thèmes transversaux évoquant une forme ou une autre d’identité collective semble être une des clés pour l’opposition pour les élections à venir.
Pour le moment, le Parti du Congrès semble incapable d’imaginer ce type de discours rassembleur et de restaurer la crédibilité perdue au cours de ses nombreuses défaites électorales. Le parti responsable de l’Indépendance de l’Inde, au pouvoir pendant plus de trente ans, est aujourd’hui au plus bas niveau de son histoire, au pouvoir seulement dans deux États.
Étant donné que le Parti du Congrès reste le principal adversaire du BJP dans dix États, et attendu que le BJP, depuis 2014, remporte 90 % des sièges lorsqu’il fait face au Parti du Congrès, l’érosion progressive du principal parti d’opposition facilite grandement la tâche des nationalistes hindous. Les partis régionaux à même de défier le BJP restent confinés à des régions, certes importantes, mais périphériques.
On ne peut pas dire pour autant que le sort des élections de 2024 soit désormais scellé. Il reste douze élections régionales d’ici les élections de 2024 et les scrutins régionaux précédents, notamment à Delhi, au Bengale-Occidental et même au Bihar, ont montrés que des surprises sont toujours possibles.
Finalement, les répercussions de ces élections, et de la victoire du BJP en Uttar Pradesh en particulier, ne se mesurent pas uniquement en termes électoraux. L’Uttar Pradesh représente aujourd’hui un modèle de gouvernance, mêlant le registre de l’homme fort à la suprématie de la majorité hindoue, et un modèle d’État-providence fondé sur la charité et le paternalisme. L’efficacité apparente de ce modèle face à un contexte économique défavorable devrait inciter d’autres dirigeants régionaux à suivre cette voie, et conforte le tournant autoritaire pris par le gouvernement depuis 2014.
- 1. J’emprunte ce terme au politologue Hilal Ahmed qui l’utilise pour caractériser la transformation et la politisation des politiques sociales en Inde. Voir H. Ahmed, “BJP’s electoral victories are a result of a new kind of welfarism” [en ligne], The Indian Express, 14 mars 2022.
- 2. L’expression est empruntée à Laurent Gayer et Gilles Favarel-Garrigues, Fiers de punir. Le monde des justiciers hors-la-loi, Paris, Seuil, 2021.
- 3. Voir ANI, “Uttar Pradesh reports most arrests, convictions under UAPA in 2020, MHA data reveals” [en ligne], The Print, 15 mars 2022.
- 4. Le Love Jihad est une menace imaginaire à l’encontre des femmes hindoues, que des hommes musulmans tenteraient de séduire à des fins de conversion. Cette campagne s’accompagne de la formation d’Anti-Romeo Squads (escadrons anti-Romeo) visant à identifier et punir, sur le mode du « vigilantisme », les individus suspectés de ce type de prédation. Il en va de même pour la création de commandos antiterroristes implantés dans des districts à forte population musulmane.
- 5. Voir DH WebDesk, “UP Polls: Yogi’s ‘80 vs 20%’ remark stokes a controversy” [en ligne], Deccan Herald, 11 janvier 2022.
- 6. Le 21 février 2022, le candidat BJP de Domariaganj, Raghavendra Pratap Singh, déclarait que les électeurs qui ne voteraient pas pour lui avaient du « sang musulman » et promettait que les traîtres à le religion hindoue seraient détruits. Voir Scroll Staff, “Uttar Pradesh polls: Hindus who do not vote for me have ‘Muslim blood’, says BJP MLA” [en ligne], Scroll, 22 février 2022.
- 7. Lire à ce sujet le chapitre 6 de l’ouvrage de Christophe Jaffrelot, L’Inde de Modi. National-populisme et démocratie ethnique, Paris, Fayard, 2019, p. 227-241, ainsi que Véronique Boulier, “Yogi Adityanath’s background and rise to power”, South Asia Multidisciplinary Academic Journal, n° 24-25, 2020.
- 8. Le Bahujan Samaj Party est le parti Dalit (ex-intouchables) dont la présidente, Kumari Mayawati, fut ministre en chef de l’Uttar Pradesh à quatre reprises entre 1995 et 2012.