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Drapeau indien | Photographe : Tejj
Drapeau indien | Photographe : Tejj
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Crise et nationalisme en Inde

décembre 2019

Au printemps dernier, le Premier ministre indien sortant, Narendra Modi, avait en partie dû sa réélection à la fièvre nationaliste dont le pays avait été le théâtre à la suite de l’attentat islamiste de Pulwama (Jammu-et-Cachemire) de février et aux frappes aériennes visant le Pakistan (où l’attentat en question aurait été fomenté) qui s’en étaient suivies. Six mois plus tard, la crise économique – qui, sans cet épisode d’hyper-nationalisme, aurait privé Modi de bien des suffrages – s’est brusquement aggravée, remettant le nationalisme hindou au goût du jour, suivant une dialectique désormais bien rodée.

La crise économique, dont l’ampleur avait été masquée pendant la campagne électorale par le gonflement artificiel du taux de croissance[1] et par le report de plusieurs annonces statistiques (dont les chiffres du chômage), ­s’explique par la congruence de facteurs structurels et d’éléments conjoncturels parfois difficiles à démêler.

Au chapitre des facteurs structurels figure d’abord le déclin de l’agriculture indienne qui, si elle emploie encore 55 % des actifs, ne représente plus que 16 % du produit national brut (Pnb). La baisse du revenu agricole vient premièrement de la parcellisation des terres, de père en fils (au pluriel), au point qu’aujourd’hui 70 % des paysans cultivent moins d’un hectare et que les ouvriers agricoles sont plus nombreux que ceux qui vivent de leurs terres, et deuxièmement des problèmes d’eau (trop rare ou trop abondante) liés au changement climatique (phénomène dont l’Inde sera l’une des plus grandes victimes au xxie siècle) et à l’assèchement des nappes phréatiques dans lesquelles les producteurs de cannes à sucre et de coton ont puisé sans retenue.

L’effet de ces facteurs structurels a été amplifié par trois décisions du gouvernement Modi : il a maintenu les prix agricoles à un bas niveau pour ne pas s’aliéner les consommateurs urbains, cœur de son électorat ; il a réduit le plan d’aide aux pauvres ruraux, le National Rural Employment Guarantee Act, qui avait été la grande œuvre de son prédécesseur ; et il a durement pénalisé les campagnes en retirant, au nom de la lutte contre la corruption, 86 % de la masse monétaire en ­circulation en novembre 2016, privant le secteur informel (dont l’agriculture) de son seul moyen de paiement…

La crise agricole n’est toutefois pas seule en cause. La croissance à quasiment deux chiffres des années 2000 a accru les inégalités de telle sorte que la part de la richesse nationale détenue par les 10 % les plus aisés est passée de 35 à 55 % en vingt-cinq ans, alors que celle des 50 % les plus pauvres chutait de 25 à 15 % – en partie du fait de la crise agricole. L’une des causes structurelles de la crise indienne tient dans ces chiffres : si les riches ont été le moteur de la croissance dans les années 2000, cette croissance s’est essoufflée parce que nul n’a pris le relais de ces consommateurs exceptionnels que sont les ingénieurs informaticiens et autres cadres off shore du secteur des services, vivant en grande partie de leur activité à l’export.

Cet effet de ciseaux se lit dans la chute de la consommation de biens durables, que reflète l’augmentation des capacités de production inutilisées de l’industrie qui a atteint 24 % en 2019. Dans l’automobile, la croissance négative des ventes varie entre 20 et 40 % suivant les marques. Dans ces conditions, les entreprises n’investissent pas et, de fait, le taux d’investissement (formation brute de capital/Pnb) a chuté de 34 % en 2012 à 28, 8 % en 2018.

Cette tendance s’explique aussi par des difficultés d’accès au crédit, dues non seulement à des taux élevés (en raison du monétarisme de la Reserve Bank of India et de la baisse du taux d’épargne, passé de 40 % en 2012 à 31, 6 % en 2019), mais aussi à la crise des banques publiques (70 % du système bancaire), plombées par des créances douteuses en partie nées du «  capitalisme de connivence  » à l’indienne : bien des banques publiques ont dû prêter à des entrepreneurs proches du pouvoir (même quand leurs projets ne leur permettaient a priori pas de rembourser leurs emprunts). Les banques publiques ne prêtent plus car les créances douteuses représentent plus de 10 % de leur bilan, malgré l’injection de 42 milliards de dollars par le gouvernement – deux points de Pnb – au titre de leur recapitalisation.

À la ville comme à la campagne, la crise économique est à l’origine d’une crise sociale dont le suicide des paysans (que l’État a cessé de dénombrer en 2017) et le chômage des jeunes sont les traits saillants. Si le chômage est à son plus haut niveau depuis quarante-cinq ans, il frappe surtout les 20-24 ans, en raison notamment du dynamisme démographique du pays. La population augmentant de 16 millions par an, le pays voit arriver 8 millions de nouveaux demandeurs d’emploi chaque année ; or en 2017 (dernière année pour laquelle des données solides sont connues), l’Inde n’a créé que 5, 5 millions d’emplois. D’après l’organisme le plus fiable en la matière, le Centre for Monitoring Indian Economy, 34 % des 20-24 ans sont à la recherche d’un emploi. Ce chiffre atteint 38 % parmi les urbains de cette classe d’âge. Chez les 20-29 ans, le nombre de chômeurs est passé de 17, 8 à 30, 7 millions entre 2017 et 2019 (+ 73 %).

La crise économique est à l’origine d’une crise sociale dont le suicide des paysans et le chômage des jeunes sont les traits saillants.

Ces chiffres sont à rapprocher de la stagnation de l’industrie qui n’a pas réussi à attirer les investisseurs étrangers en dépit du programme Make in India lancé par Modi en 2015. Paradoxe : bien des employeurs ne parviennent pas à pourvoir des milliers d’emplois en raison d’un défaut de formation qu’un autre plan de Modi, Skill India, n’est pas parvenu à combler. C’est qu’aucun programme de formation professionnelle ne saurait pallier l’insuffisance de la formation initiale, les gouvernements successifs ayant fort peu investi dans l’éducation – si le gouvernement de Manmohan Singh avait porté cette ligne à 5 % du budget en 2011, elle est retombée à 3, 5 % en 2019 après une baisse continue.

Les caractéristiques de la crise indienne expliquent les réponses qui lui ont été apportées par le gouvernement Modi. Au lieu de traiter le problème de demande dont souffre l’économie, le pouvoir a cherché à soutenir l’offre, par exemple en faisant passer le taux de l’impôt sur les sociétés de 35 à 25 % en octobre 2019 – portant ainsi le déficit public à quasiment 10 % du Pnb. Cette démarche, qui vise à attirer les investisseurs, risque d’être inutile si rien n’est fait pour relancer la demande. On ne la comprend que si l’on tient compte des liens qui unissent le pouvoir aux milieux d’affaires.

Outre que les réformes mises en œuvre semblent à contre-emploi, elles sont très limitées, signe que Narendra Modi n’accorde pas la priorité aux questions économiques. Il semble faire un autre pari : s’il a pu triompher en dépit de son bilan économique il y a six mois, en jouant sur la fibre nationaliste, sans doute peut-il poursuivre dans la même voie en espérant les mêmes résultats.

Ce calcul éclaire la décision qu’il a prise l’été dernier à propos du Jammu-et-Cachemire. Dix jours avant la fête nationale du 15 août, qui marque l’indépendance de l’Inde, le gouvernement a aboli l’article 370 de la Constitution qui accordait au Jammu-et-Cachemire un statut d’autonomie si poussé que, par exemple, les Indiens des autres États ne pouvaient y acquérir des biens immobiliers. Surtout, le Jammu-et-Cachemire a été transformé en un territoire de l’Union, ce qui revient à priver son gouvernement du contrôle de la police, transféré à un lieutenant-­gouverneur nommé par New Delhi.

Cette décision reflète la position ancienne des nationalistes hindous sur le sujet : pour eux, l’autonomie favorise le séparatisme alors que, pour Nehru, il s’était agi d’une façon de désamorcer cette force centrifuge. La décision du 5 août a toutefois été justifiée différemment, par le retard dont souffrait la région en termes de développement et la persistance d’un djihadisme importé du Pakistan, deux arguments sujets à caution. D’une part, le Jammu-et-Cachemire présente des indices de développement humains meilleurs que bien des États (y compris le Gujarat, présenté comme un État modèle), notamment grâce à une réforme agraire digne de ce nom. D’autre part, on assiste à une indigénisation du djihad cachemiri[2], dont le signe le plus récent est venu de l’attentat de Pulwama : le suicide bomber responsable de la mort de quarante et un soldats indiens était un jeune Cachemiri de la région. La décision du 5 août dernier risque de radicaliser davantage encore la jeunesse cachemirie, d’autant plus qu’elle s’est accompagnée de l’arrestation de milliers de personnes, dont plusieurs centaines de responsables politiques (y compris trois anciens chefs de gouvernement). En outre, le parti de Modi, le Bharatiya Janata Party (Bjp), a célébré l’événement comme une conquête, certains de ses cadres se félicitant même qu’il était maintenant possible d’investir au Jammu-et-Cachemire, voire d’y épouser des filles réputées pour la blancheur de leur peau…

Cette nouvelle vague de nationalisme hindou a permis de détourner l’attention du public des problèmes économiques (grâce à la servilité de chaînes d’information continue faisant caisse de résonance) et a même aidé le Bjp à limiter les dégâts lors d’élections régionales remportées sur le fil en octobre dernier. Le scénario des années à venir est écrit : à mesure que la crise attisera la colère, le gouvernement se posera en défenseur de la majorité hindoue et en garant de la sécurité nationale – quitte à jouer la politique du pire en favorisant une montée aux extrêmes au Jammu-et-Cachemire. À ce compte-là, l’Inde pourrait s’engager sur la voie d’un État sécuritaire.

[1] - D’après Arvind Subramanian, l’ancien Chief Economic Advisor du gouvernement Modi qui a démissionné en 2018, le taux de croissance réel de l’économie serait de deux points inférieur au taux officiel. Il se situerait donc entre 4 et 5 % aujourd’hui.

[2] - New Delhi admet d’ailleurs que le nombre des terroristes passant la frontière indo-pakistanaise a diminué.

Christophe Jaffrelot

Directeur de recherche au CERI-Sciences Po, il est notamment l’auteur de L’Inde contemporaine (Pluriel, 2014).

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