
Bruegel. Once in a lifetime
Kunsthistorisches Museum, Vienne (Autriche), jusqu’au 13 janvier 2019
Nous croyions entrer dans un paysage quotidien, nous basculons lentement dans un univers sans limite, infini. Et cette expérience intime perdure, comme un rêve peut nous habiter.
L’exposition Bruegel. Once in a lifetime n’usurpe pas son titre « d’unique dans une vie », au-delà de l’événement voué à un succès international. Le Kunsthistorisches Museum de Vienne a réuni cet hiver les trois quarts des tableaux (trente œuvres), avec la moitié des dessins et gravures (une soixantaine de pièces) de Pieter Bruegel, dit l’Ancien. S’en remettre aux œuvres qui nous sont parvenues, c’est la raison d’être essentielle de cette immersion temporaire dans l’univers du maître, fondateur d’une dynastie d’artistes. En effet, en l’absence d’écrits de l’artiste ou d’archives le concernant, la singularité de Bruegel n’en finit pas d’intriguer.
Quiconque a croisé une de ses œuvres se souvient sans doute d’un monde à part. Mais d’où vient cette familiarité spontanée avec laquelle on entre dans des tableaux créés il y a plus de quatre siècles et truffés de références oubliées ? Comment comprendre l’effet sur notre imaginaire de ses paysans à la vitalité désabusée ? Comment ses patineurs ont-ils imprimé notre expérience même de l’hiver et du froid ?

Surprise dès la première salle, consacrée à l’œuvre graphique. Ces dessins et gravures, rarement exposés, éclairent l’émergence de Bruegel, fameux dessinateur avant de devenir peintre. Tracés de mémoire et à la plume, ses premiers paysages n’en palpitent pas moins de vie ; l’air agite les feuilles et frémit sur les étangs. L’éditeur anversois Jérôme Cock ne s’y trompe pas et lui commande, dès 1552, des séries pour les faire graver. Dans sa boutique Aux Quatre Vents, installée près de la bourse, l’artiste apprend vite à séduire les nouveaux amateurs flamands, banquiers, armateurs ou marchands. Il y fréquente aussi un milieu lettré et humaniste (cartographes, mathématiciens, philosophes). La diffusion des Grands Paysages, des Vices et des Vertus, fait bientôt sa renommée sur un marché encore neuf.
Quand Bruegel s’affranchit de ce travail d’artisan pour se consacrer à la peinture en 1560, le banquier Nicolaes Jonghelinck et le cardinal Granvelle, « Premier ministre » des Pays-Bas, comptent parmi ses collectionneurs. On ignore qui, de lui-même ou de ses clients, décidait des sujets, mais ses paysages et scènes paysannes sont prisés par les élites. Pareille insertion sociale traduit une habileté certaine à manier la culture humaniste et à imposer sa différence. En arrière-plan, n’oublions pas que le déclin économique d’Anvers et les tensions religieuses génèrent des troubles sociaux croissants dans les Pays Bas du XVIe siècle. Partie prenante de ce contexte, Bruegel crée avec une telle fraîcheur qu’on peine à le situer dans l’histoire.
Un dessin nous met en alerte dès l’entrée, son ambition est ailleurs. Le trait synthétique figure deux hommes à mi-corps, l’un derrière l’autre : un amateur, la main ouvrant sa bourse, jette un œil par-dessus l’épaule d’un artiste, pinceau levé. Les épais lorgnons de l’acheteur, tout sourire, contrastent avec l’œil concentré du peintre. Le plus éclairé des deux n’est pas le plus argenté. Surtout, les lunettes semblent faire obstacle à ce qu’il y a à voir, ici un probable tableau en cours, en hors-champ. S’il faut se méfier de la vision, alors comment regarder les œuvres et que chercher à voir ?
La question pique au vif le visiteur d’aujourd’hui car l’affluence dans l’exposition oblige à se faufiler jusqu’aux œuvres et à céder la place sous la pression d’autres visiteurs. Or la peinture de Bruegel résiste précisément au coup d’œil instantané, à la vision d’ensemble. Elle appelle à s’approcher et à rester, la durée lui est nécessaire.

Pieter Bruegel l’Ancien, Jeux d’enfants (1560) © KHM-Museumsverband
Parmi les premiers chefs-d’œuvre, les Jeux d’enfants (Kunsthistorisches Museum, Vienne, 1560) grouillent de deux cent trente bambins occupés à plus de quatre-vingt-dix activités différentes, sur une surface de près de deux mètres carrés : colin-maillard, saute-mouton, osselets, cerceaux, poupées et acrobaties en tout genre. L’œil ricoche dans le tableau comme une boule de flipper, sans ordre préétabli qui soit repérable. Nullement rebutés par l’agitation et le désordre qu’on pourrait imaginer, nous plongeons volontiers dans cette cour de récréation géante, étendue à tout l’espace urbain. Un effet hypnotique et dynamique opère. La composition est cadrée d’architectures en perspective dont Bruegel a sciemment excentré le point de fuite du modèle italien. C’est en plongée sur le sol et à hauteur d’enfant, que le regard vagabonde, comme inquiet de rater quelque chose. Il faut se raisonner ou s’épuiser pour s’extraire de la scène, exactement comme un enfant qui refuserait de quitter le manège. Le jeu qui relie ces enfants nous attache à eux à notre tour. Dans une évasion hors du temps, leur enfance redevient la nôtre.
Les grands panneaux Margot l’enragée (Musée Mayer van der Bergh, Anvers 1562) et Le Triomphe de la mort (Musée du Prado, Madrid, 1563), juxtaposés pour la toute première fois, fourmillent encore de figures sur fond de paysage désolé. L’œil se perd à y chercher un sens. Les références à Bosch sont d’un maigre recours tant le symbolisme religieux s’y absente. Même si elle se prête aussi à des interprétations multiples, la peinture de Bruegel se défend d’être savante comme d’être réaliste, elle réfléchit plutôt la perplexité d’être au monde, comme expérience humaine.
En amont, le processus artistique est à la fois méthodique et libre, sans cesse renouvelé. L’apport scientifique de l’exposition est ici magistral, grâce à trois restaurations majeures et surtout, un programme d’analyses lancé en 2012 par le Kunsthistorisches Museum : macrophotographie, réflectographie infrarouge, rayons X et spectrométrie de fluorescence des rayons X (images accessibles en ligne). L’enquête technique reste en cours et une publication prometteuse est annoncée fin 2019, à l’issue de l’exposition et des échanges entre différents spécialistes. L’étude des dessins sous-jacents et des matériaux lève déjà un voile sur le travail de Bruegel. Il soigne le choix et la préparation des panneaux de chêne. Il détaille ses compositions sur la couche préparatoire, puis introduit des ajouts et repentirs au fil du temps. Les couches picturales successives, plus ou moins fluides ou opaques, sont appliquées avec des pinceaux et brosses très divers, parfois au doigt. Au-delà de l’illusion réaliste, les effets de profondeur et de texture obtenus produisent une matière subtilement vibrante qui participe directement de l’expérience du spectateur.
De l’agitation inquiète au ralenti plus épuré, la série des Saisons (ou des Mois) de 1565 marque un sommet dans cet art. La tactique de harponnage et d’inclusion du spectateur s’amplifie jusqu’à l’envoûtement. La nature et les animaux sont pleinement pris en considération cette fois, à part égale avec les personnages. Les oiseaux suspendent leur envol, ici une vache à l’arrêt nous observe, là un chien se retourne vers nous. De l’atmosphère enveloppante jusqu’aux minuscules détails, l’absence de hiérarchie déroute la narration comme l’interprétation. Les visages sont rares, les dos nombreux, les postures toujours en mouvement. Bruegel peint des groupes et des activités humaines, mais chacun reste seul parmi les autres. Plusieurs mondes coexistent, simultanés et interdépendants. L’ampleur spatiale et temporelle établit pourtant une expérience commune partagée, en connivence avec le spectateur. Nous croyions entrer dans un paysage quotidien, nous basculons lentement dans un univers sans limite, infini. Et cette expérience intime perdure, comme un rêve peut nous habiter.
Bruegel meurt à quarante ans environ, en 1569. Un an auparavant, les parents du futur Rubens ont dû fuir Anvers, l’histoire des Flandres a basculé dans la guerre. Sa peinture, elle, continue de faire rêver dans le quotidien le plus trivial et hors du temps. Elle nous fait éprouver la réalité comme plurielle et bien plus ample que nos perceptions ne peuvent l’embrasser. Dans son désenchantement-même, elle émerveille. « L’inattention » du spectateur, celui d’hier comme d’aujourd’hui, a besoin de la voir pour y croire, et de la revoir encore.