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Flux d'actualités

Lucien Henry : la galaxie de l’amitié

mai 2022

#Divers

L’exposition, organisée par l’Enseigne des Oudin à Paris, met en lumière le galeriste-brocanteur Lucien Henry, dont le commerce à Forcalquier agrégeait une galaxie de sensibilités artistiques variées. Elle permet de prendre la mesure des relations d'amitié et d'admiration qui se développent dans les réseaux artistiques et leur donnent leur profondeur.

L’art n’est pas seulement affaire de génie, de talent et de technique ou d’argent. Il se nourrit aussi de liens, d’amitié. C’est ce que vient opportunément rappeler l’exposition que l’Enseigne des Oudin – Fonds de dotation consacre à un personnage hors du commun, le galeriste-brocanteur Lucien Henry, qui tenait son commerce à Forcalquier. Un bon vivant mort le 31 décembre 1988, assassiné avec un ami. « Sous les coups d’un jaloux forcené », note le photographe André Chabot. Son échoppe, ouverte en 1958, en face du Café moderne, que tenaient ses parents, s’appelait « Le Clou ». La petite vidéo que l’on trouve à son sujet, sur le site de la mairie de cette jolie petite ville des Alpes-de-Haute-Provence, raconte que l’endroit faisait non seulement fonction de lieu d’exposition, de boutique d’antiquaire, mais aussi de «  Mont-de-piété  », où l’on venait donc mettre au clou des objets ou des œuvres contre espèces sonnantes et trébuchantes.

Henry, pour autant, n’était pas fortuné. Un jour où il avait été « pris de court par l’arrivée d’Henry Cartier-Bresson et de Martine Franck, accompagnés de Simone et Jean Lacouture », se souvient Olivier Baussan (le fondateur de l’Occitane), il avait concocté à la hâte un repas : «  Il nous avait mijoté à merveille un ensemble de restes réunis en fin de marché avec du lapin offert par le boucher de Forcalquier à qui Lulu venait de vendre, ou plutôt de troquer, comme souvent un dessin de Louis Pons1 ». Ensuite, le galeriste tirait le diable par la queue pour régler des artistes dont il avait vendu/distribué les œuvres… Simone Lacouture lui ayant demandé le nom de la recette, il avait répondu par une galéjade : « Le Lapin Tant Pis ».

L’anecdote fait comprendre qu’au Clou, il passait du beau monde. Lucien Henry était d’abord expert… en amitiés. Son ami artiste et poète Boris Bojnev, qui lui légua sa collection, avait fréquenté Nina Berbérova, Tzara, Eluard, Artaud, Soupault, Prokofiev, et quelques-unes de ses «  Auras  » se trouvent dans la collection d’art brut de Jean Dubuffet… Parmi ses amis, on compte encore les écrivains Jean Giono et Pierre Magnan, l’homme d’affaires Pierre Bergé qu’Henry avait connu par Bernard Buffet. Ce dernier lui est régulièrement venu en aide, dans les temps de disette, qui n’étaient pas rares, en lui donnant des estampes, en lui glissant des chèques. Le peintre lui offrit même une voiture. Il faut ajouter à la liste des amis d’enfance, comme les artistes Marie Morel et Nicolas Valabrègue (dont trois sculptures sont présentées à l’Enseigne des Oudin), et des passions comme le jeune plasticien Thierry Agullo (à qui toute une salle est consacrée), mort à 35 ans dans un accident de voiture, dont il a présenté en 1966 l’exposition «  Tapissures  ». « Tête brûlée et artiste voyou  », selon Alain Oudin (le maître des lieux qui accueille l'exposition), Agullo est une des figures de l’art sociologique, connu notamment pour sa collection de fers à chaussure avec lesquels il fait des tableaux et pour les objets perdus dont il fait des œuvres en en documentant plus ou moins imaginairement l’histoire.

En Provence, il est de plain-pied avec le bouillonnement artistique et intellectuel des années soixante et soixante-dix.

Pour compléter cette galaxie d’amis, il faut encore citer Christian Caujolle, qui avait été le collaborateur de Michel Foucault et Roland Barthes, avant de devenir journaliste, rédacteur en chef chargé de la photographie à Libération, puis créateur de l’agence Vu. À Paris, Lucien Henry est en lien avec les galeristes Claude Bernard et Jean Hugues. Et, en Provence, comme le note Isabelle Laban-Dal Canto, commissaire de l’exposition, avec Jannick Thiroux, il est de plain-pied avec le bouillonnement artistique et intellectuel des années soixante et soixante-dix dont témoigne l’École de Nice, Fluxus, les arts singuliers, etc.

L’homme est complexe, chaleureux, mais tourmenté : homosexuel et catholique. Ses deux séjours en prison, en 1959 et 1961, sont connus, si bien qu’à Forcalquier, le regard qu’on porte sur lui est mi-chèvre mi-chou. Il appartient sans conteste au pays, mais il détonne. Les amis lui sauveront la mise quand son affaire économiquement brinquebalante, mais artistiquement talentueuse battra de l’aile. Pour le sauver de la ruine, qui menaçait fin 1985, ils reprirent ses dettes et firent de sa maison un centre d’art contemporain : le centre d’art Boris Bojnev ; ainsi était honorée la promesse de Lulu à son ami de lui faire un musée.

Les circonstances de sa mort ont compliqué la succession, alors que l’association des amis de Boris Bojnev avait fait don de sa part de la collection de Lucien Henry et du bâtiment qui hébergeait le centre d’art à la Mairie. Si bien que l’exposition de l’Enseigne des Oudin, à Paris, est la première qui permet de rendre hommage à cet «  ami  » hors normes et de prendre la mesure de la qualité des œuvres qu’il avait réunies. Les dessins de Louis Pons sont époustouflants d’énergie. Des œuvres de combats contre le désespoir, d’exploration des fantasmes, de traversée de la nuit. Ceux du «  facteur-poète-troglodyte  » Jules Mougins et ses écrits ont la folie faussement naïve de l’art brut qui met les pieds dans le plat. Ses derniers mots, rapportés par César Birène dans la revue Les Hommes sans épaules : « Je ne voudrais pas crever idiot! Pouvoir aimer, encore, après ma mort! ». On admirera – à côté de quelques «  auras  », qui offrent un décor, une mise en scène à de petites œuvres inconnues pour les élever à une hauteur mystique – les dessins automatiques de Bojnev, sublimes griffonnages en couleur. Les dessins incroyablement minutieux et inspirés de Marie Morel sont à examiner de près, car ils recèlent en eux, par-delà l’image d’ensemble, qui vaut en elle-même, des messages intimes.

On mesure, certes l’écart des démarches entre les artistes présentés. Lucien Henry n’a pas fédéré une école. Il a exposé des amis, mais son amitié passionnée n’était pas de la sensiblerie. Le galeriste du Clou ne s’égarait pas dans le copinage, même s’il aimait recevoir ses copains : ce sont bien des œuvres, et non des moindres, qui sont présentées. Et ce qu’il nous dit, dont il faudra découvrir tous les linéaments, à mesure que l’exploration de sa collection et de ses archives progressera, car le travail d’études du fonds n’en est qu’à ses débuts, c’est que le monde de l’art, derrière ses trivialités, ses rudesses, ses misères, ses querelles et ses guerres, repose aussi, discrètement, sur la générosité et la passion de ceux qui aiment les artistes.

 

«  Lucien Henry, Mécène de l’amitié  ». Exposition jusqu’au 25 juin à l’Enseigne des Oudin – Fonds de dotation, 4 rue Martel, 75010 Paris.

 

  • 1. Toutes les citations sont tirées du livret réalisé par l’Enseigne des Oudin pour l’exposition.