
Tuer le débat ?
On peut se demander, au vu de ce qui s’est passé le 20 avril, si le débat de l’entre-deux-tours ne devrait pas être revu, sinon dans son existence, du moins dans sa forme et ses conditions. Tout y est en effet verrouillé et on n’y apprend rien.
Le scénario du débat rituel qui a opposé, le 20 avril 2022, les deux vainqueurs du premier tour de l’élection présidentielle, Emmanuel Macron et Marine Le Pen, n’était pas écrit d’avance. En revanche, on aurait pu écrire d’avance celui des réactions, dès son issue tardive le mercredi soir et dès le jeudi à l’aube. Les partisans de chaque débatteur se sont dit très satisfaits de la performance de leur candidat : chacun, avait selon eux, parfaitement défendu sa partie, Emmanuel Macron son bilan et ses propositions pour un nouveau mandat, Marine Le Pen son programme très concret en matière de pouvoir d’achat des gens d’en bas, du peuple victime d’un quinquennat calamiteux. Les médias ont, pour leur part, rapidement rivalisé d’astuces pour évaluer qui était le gagnant d’un soir, et qui le serait en termes de voix dans les urnes. Déjà pendant la joute télévisée s’étaient vite multipliés, sur les réseaux sociaux, les jugements, en général peu amènes voire incendiaires, sur les deux acteurs du plateau.
Les observateurs professionnels (journalistes, chroniqueurs et spécialistes de la vie, du langage et des gestes politique, sociologues, historiens…) ont beaucoup souligné la connaissance des dossiers et la supériorité technique d’Emmanuel Macron quant au fond, sur l’ensemble des sujets abordés, mais en soulignant qui son mépris ou son arrogance, qui son insensibilité de technocrate, qui son côté donneur de leçons, face à une Marine Le Pen surprenante d’incompétence, accumulant les généralités en matière économique et sociale, mais réussissant à confirmer, après sa dédiabolisation, un profil de candidate « normale », avenante, concrètement proche du peuple des petites gens et des victimes innombrables du mandat désastreux de son adversaire.
On pourrait certes tirer, de ces observations « primaires », des conclusions « secondaires » plus poussées. On a fait remarquer, par exemple, que l’inégalité des compétences rendait difficile l’attitude juste pour Macron, qui connaît évidemment par cœur les refrains sur son arrogance, sa distance hautaine, son côté « technocrate » brillant mais incapable d’empathie. On s’est aussi demandé à bon droit si désormais Marine Le Pen, avec sa facette paternelle ou plutôt maternelle, n’était pas plus ajustée à la demande de cocooning et de « résilience », chez des citoyens éprouvés et malmenés par les multiples crises – dont la dernière, sanitaire, particulièrement longue, dure et pénible. Cela voudrait dire que toutes les connaissances et les compétences savantes sont désormais facilement perçues et dénoncées comme « inhumaines », insensibles à l’humain, technocratiques au pire sens du mot1. On n’a pas manqué aussi de souligner combien Macron et Le Pen symbolisaient, une fois encore, les fractures de la mondialisation : plutôt « heureuse » pour une France « d’en haut », de classes moyennes et moyennes supérieures ou de jeunes générations capables de s’y raccrocher par leurs études ou leurs capacités personnelles, plutôt défavorable voire dévastatrice pour ceux qui en sont exclus, et qui ne sont pas seulement des individus dispersés, mais des territoires, des solidarités, des services nécessaires et des fonctions utiles pour la vie bonne de tous.
Finalement, on peut se demander, au vu de ce qui s’est passé le 20 avril, si ce débat de l’entre-deux-tours, qui a donné lieu dans le passé à des passes d’armes entrées dans l’histoire, ne devrait pas être revu, sinon dans son existence, du moins dans sa forme et ses conditions. Conformément à une dérive déjà largement présente, il s’agit en effet, pour les principaux candidats, de maîtriser au maximum tous les aléas de leur campagne, par exemple en faisant couvrir leurs déplacements et leurs meetings par leurs propres médias télévisuels et autres. Pour le débat de l’entre-deux-tours, les garanties de toutes sortes exigées par les deux candidats en lice – et acceptées par les chaînes qui les accueillent – confinent au délire. Certes, l’enjeu est immense, mais est-il normal, par exemple, qu’ils puissent désigner les journalistes qui les interrogeront et en exclure d’autres (et que les chaînes acceptent cette humiliation) ? Que tout dans le studio – les distances, la couleur des vêtements, la température, la hauteur des chaises… – soit contrôlé, égalisé, mesuré au millimètre ? Que le débat lui-même soit mené de telle sorte que tous les sujets importants défilent selon un nombre de minutes allouées et que le temps de parole soit mesuré à la seconde près, de sorte que le risque est grand de terminer chaque point au moment précis où il devient intéressant (parce que les esprits s’échauffent ou qu’un aspect imprévu mais significatif est enfin abordé) ?
Tout est formaté, contrôlé, verrouillé pour empêcher les écarts (ou les égarements) – en réalité, tout simplement, pour tuer le débat. Comment s’étonner que celui de 2022 n’ait rien apporté, qu’aucun des deux candidats n’ait surpris, que chacun ait au contraire confirmé tout ce qu’on savait déjà, ou plutôt, qu’aucun des deux n’ait pu, dans ce cadre corseté à l’extrême, avancer du nouveau ? Que Marine Le Pen ait été à l’évidence, quoique ayant perdu le duel, ravie de sa prestation, qui a montré son nouveau et très acceptable visage (alors que son fonds de commerce, sur les étrangers et l’Europe par exemple, ou sur l’insécurité, n’a guère changé) ? Et qu’Emmanuel Macron ait été satisfait de d’une confrontation où il n’a même pas eu besoin de défendre son bilan et de faire des propositions fortes, vraiment correctrices de manques et d’inflexions contestées de son quinquennat, ou engageant des directions véritablement nouvelles pour l’avenir ?
À moins que ce débat finalement décevant, dont l’échec relatif affaiblit – comme le manifestent les prévisions de l’abstention voire des appels explicites dans ce sens – la légitimité de Macron avant même sa réélection, cache un épuisement plus radical : celui d’une élection présidentielle au suffrage universel direct à deux tours, dans une Ve République qui ne tient plus ses promesse. En finissant par mettre face à face, deux fois de suite (et il pourrait en aller de même dans cinq ans), un démocrate incontestable et une candidate d’extrême droite (malgré sa tentative réussie pour le faire oublier), qui annonce sans vergogne des mesures inconstitutionnelles pour arriver à ses fins, l’élection se transforme en défense de la démocratie plus qu’en choix d’une meilleure démocratie, ou devient un vote par défaut pour le candidat qui défend la démocratie. Les refus et les troubles qui sont déjà promis à partir du lundi 25 avril n’annoncent, en ce sens, rien de bon pour l’élu.
- 1. Voir le dossier « Science sans confiance », Esprit, mars 2021.