
Voulons-nous vraiment soigner les enfants ?
Le soin psychique aux enfants est devenu très largement insuffisant en France. Un collectif de soignants et d'intervenants dit son inquiétude, et sa colère d'être trop souvent contraint à constater les souffrances sans pouvoir y répondre.
« On ne pleure plus paraît-il.
On avale tout c’est facile (…)
On reste serein, la colère c’est mal vu.
On est poli poli … »
« Je cherche un mur pour pleurer », Anne Sylvestre.
Toutes celles et tous ceux qui s’occupent de la santé et de la protection des enfants doivent affronter et contenir une certaine dépression. Mais il en est une autre que l’on doit refuser, quand elle nous vient d’un ensemble de carences collectives (étatiques, culturelles, intellectuelles). Cette autre dépressivité, il faut à la fois la traverser et ne pas s’y habituer, pour continuer à soigner, à dire et à espérer.
Pour commencer cet article, nous évoquerons l’histoire de Matthieu, adolescent de treize ans, rencontré à l’hôpital. Si ce récit est brutal, l’idée n’est pas de violenter le lecteur : il s’agit de faire entendre ce qui nous pousse à prendre la parole. L’histoire de Matthieu n’est malheureusement pas isolée. La situation du soin et de la protection des enfants est d’ores et déjà au bord de l’effondrement. Sommes-nous en mesure d’offrir un soin et une protection suffisants à des mineurs qui en auraient besoin ? Notre inquiétude grandit au fur et à mesure que les besoins augmentent.
Matthieu
Matthieu, pris en charge quotidiennement dans une institution en raison de sa déficience intellectuelle, est amené aux urgences de l’hôpital par un passant bienveillant qui l’a trouvé dans la rue. Peu de temps avant, le ton était monté entre Matthieu et sa mère. Dans un accès de rage, il a pris tous les traitements de sa mère dans sa poche et a fugué. Au moment où il arrive aux urgences, il nous dit qu’il a pris certains traitements, mais qu’il ne sait ni lesquels ni en quelle quantité.
Quand le passant l’a retrouvé, il était somnolent sur un banc, à vingt mètres de chez lui. Si sa mère l’avait cherché, elle l’aurait immanquablement trouvé. Quand nous l’appelons, elle refuse de venir à l’hôpital : « Ça lui fera les pieds… » Nous l’informons que nous avons absolument besoin d’elle, ne serait-ce que pour savoir quels sont les traitements qu’elle prend et donc ceux que son fils a pu prendre. Elle maintient son refus. Progressivement, après l’échec des tentatives de négociation, nous lui expliquons que le maintien d’un tel refus, devant la gravité des faits et le peu de marge de manœuvre pour avancer, nous obligerait à un signalement au substitut du procureur. La mère nous menace de se suicider si nous le faisons, confirmant ses difficultés à assurer la sécurité de son enfant.
Avec l’accord de Matthieu, nous appelons son père, qu’il voit rarement. Nous découvrons qu’il est sans domicile fixe : il dort dans une voiture. Peu de temps après, nous rappelons la mère pour savoir quelle est sa décision : elle nous explique qu’elle ne viendra pas. Elle semble en état d’ébriété profonde. Nous lui parlons du signalement et nous lui envoyons le Samu de peur qu’elle passe à l’acte. Après avoir évoqué à Matthieu le probable état d’ébriété de sa mère, il reconnaît qu’elle est quotidiennement dans cet état et que cela le met en difficulté. Il sait pourtant qu’il n’a pas le droit de le dire. Il sera ensuite hospitalisé dans un autre hôpital et nous perdons sa trace.
Six mois plus tard, nous revoyons Matthieu dans le même service d’urgences. Il a des idées suicidaires. Nous apprenons assez vite que, suite à la précédente hospitalisation, il est retourné vivre chez sa mère. Une action éducative en milieu ouvert (AEMO) a été décidée par le juge, malgré tous les éléments que nous avions inscrits dans le signalement. Compte tenu des moyens actuels, il s’agit le plus souvent de la visite mensuelle d’un éducateur, après une attente de quelques mois. D'après Matthieu, un éducateur serait passé seulement trois fois au domicile. Est-il raisonnable de penser qu’une telle mesure suffit à assurer la sécurité de ce mineur, manifestement en danger ?
Matthieu décrit une situation encore plus dégradée. Sa mère aurait un cancer du pancréas et se porterait encore plus mal. Elle ne voudrait pas toujours prendre ses traitements. Une scène se répéterait alors régulièrement : la mère de Matthieu demanderait à son fils de se mettre à genou devant elle pour la supplier de prendre ses traitements. Cette fois, les démarches aboutiront à un placement.
Fragilités de la pédopsychiatrie
Le soin psychique aux enfants en France est très largement insuffisant. En 2017, un rapport d’information rendu aux sénateurs mentionnait que la moyenne d’attente pour avoir une consultation en pédopsychiatrie au centre médico-psychologique (CMP) était d’un an et demi, autant dire une éternité si vous avez un enfant qui ne va pas bien, qui a besoin d’aide ou qui vient de subir des événements qui l’ont traumatisé1.
Le même rapport soulignait que le budget de la psychiatrie en France, dans son ensemble, est chroniquement sous-doté. Alors que le budget global de la santé en France connaît une augmentation programmée de 2 à 3 % par an, la psychiatrie voit la sienne durablement limitée autour de 0, 75 %. Compte tenu de l’évolution de la population et du coût des soins, cela équivaut en réalité à une baisse des moyens disponibles. Dans le même temps, entre 1991 et 2014, le rapport constate un doublement des demandes adressées aux CMP français. Si le processus se poursuit, le système va s’effondrer.
En parallèle de ce processus (et le renforçant), le nombre de pédopsychiatres français a été divisé par deux entre 2007 et 2016. Les départs à la retraite continuent d’être supérieurs aux entrées dans la profession, ce qui s’explique par la baisse globale du nombre de médecins en France, par le peu d’attractivité de la spécialité psychiatrique dans son ensemble et par la grande difficulté à pratiquer la pédopsychiatrie, qui requiert un intérêt pour un ensemble complexe de facteurs participant au développement de l’enfant. L’evidence-based medecine atteint bien souvent ses limites face à la réalité de la relation s’établissant entre un jeune patient, sa famille et son histoire. Or presque plus rien ne prépare, dans les formations actuelles des médecins et des psychiatres, à approcher une telle relation. Pour de nombreux universitaires en psychiatrie, prendre en compte la complexité d’une histoire singulière expose même au risque de ne plus être « scientifique »… Il se dégage de l’ensemble de ces constats un risque de désamorçage de la spécialité.
La démographie est telle que les praticiens libéraux, récemment plus nombreux dans le Nord, sans doute pour échapper à l’effondrement, qui pratiquent des dépassements d’honoraire importants sont rapidement submergés de demandes. Même les plus riches de notre pays ne peuvent ni ne pourront avoir un accès facile aux soins en pédopsychiatrie.
Un environnement dégradé
La fragilisation de la pédopsychiatrie est encore accélérée par l’environnement où elle se trouve. Les services de pédiatrie sont en sous-effectif et en déficit financier chroniques. Mais comment financer un soin quand il n’est pas évalué de façon juste par rapport à la dépense qu’il engendre (les services de pédiatrie sont soumis à la tarification à l’acte) ? Une prise de sang sur un enfant nécessite plusieurs professionnels et dure beaucoup plus longtemps que pour un adulte…
Un directeur d’hôpital nous a récemment appris que l’ensemble des services de pédiatrie français sont déficitaires. Ils dépendent donc d’autres services des mêmes hôpitaux qui permettent, grâce à leurs excédents, de combler les déficits. Sur le terrain, cela se solde par une pression importante sur les équipes soignantes, ce qui a des conséquences sur l’enfant hospitalisé, comme sur ses parents. Ainsi, quand un enfant qui ne va pas bien parvient enfin à être pris en charge en pédopsychiatrie, il n’est pas non plus aisé de trouver des réponses à ses autres besoins de santé. Or les enfants de la pédopsychiatrie sont plus malades et somatisent plus… Bref, ils auraient besoin de tout un réseau de disponibilités2.
Sur le plan social, les possibilités d’évaluation et d’accompagnement nécessaire se dégradent également. Que ce soit pour l’accompagnement ou pour la protection, la carence de moyens n’est pas récente3. Quand, pour la protection d’un enfant, nous décidons de donner des informations, issues de la prise en charge, aux services sociaux ou judiciaires, ce n’est jamais anodin dans le suivi pédopsychiatrique (perte de la confidentialité, qui est une des conditions de possibilité de la prise en charge, perte de confiance de la famille, voire méfiance). Si les gains permis par cette démarche sont insuffisants, à cause de la dégradation que les partenaires sociaux subissent, la prise en charge peut y perdre gros.
Enfin, les services de psychiatrie adulte vivent des difficultés comparables à ceux de la pédopsychiatrie. Actuellement, alors que nous sommes au centre d’une des plus grandes villes de France, beaucoup de services environnants, en psychiatrie, ont à affronter des vagues de départ très importantes. Il est désormais de pratique courante, pour les psychiatres en CMP s’occupant des adultes, de recevoir leur patient pour des consultations de moins d’un quart d’heure, et cela, moins d’une fois par mois.
De plus, les maquettes de formation des internes dans la plupart des centres universitaires ne nous semblent pas toujours favoriser la formation à la relation et au suivi. Les internes deviennent compétents dans la gestion des crises, pour poser un diagnostic et évaluer la nécessité d’un traitement. Mais prendre le temps d’accompagner, de soutenir, d’écouter, sans en être soi-même meurtri, doit également être appris par les jeunes professionnels. Cette écoute risque d’être considérée au mieux comme un luxe, sinon comme inutile. Or se former à écouter la souffrance d’autrui permet aussi de se protéger soi-même suffisamment pour pouvoir travailler dans la durée. En témoigne le nombre important de burn-out chez les jeunes praticiens. Cette formation manquante n’aide pas les praticiens à défendre la nécessité de postes de psychiatres et de psychologues en quantité suffisante au sein de chaque CMP. La psychiatrie n’a dès lors plus les moyens de fournir à ses patients un temps d’écoute, de soutien et encore moins psychothérapeutique ou d’élaboration.
Cette situation fragilise la pédopsychiatrie lorsqu’il y a à prendre en charge des situations difficiles, où la souffrance des parents rejaillit sur leur parentalité. Sans une prise en charge de soutien pour les parents, en psychiatrie adulte, la pédopsychiatrie se retrouve soit impuissante, soit obligée de se tenir à toutes les places (ce qui est toujours dangereux). Sans un accompagnement régulier et prolongé, comment un parent pourrait-il prendre conscience de l’importance de ses difficultés et de leurs conséquences sur les relations familiales ?
Pour la psychiatrie adulte également, le secteur libéral est très largement engorgé, ce qui se traduit par des prises en charge inefficaces. Pour ceux qui ont les moyens, la possibilité de consulter des psychologues libéraux, permet de s’engager dans une psychothérapie approfondie. Mais cela ne remplace pas toujours une prise en charge multidisciplinaire proposée par une seule équipe. Les conditions de remboursement récemment mises en place par l’État, pour certaines consultations de psychologue, ne permettent pas, loin s’en faut, de transformer véritablement le paysage.
Pour demain
Pédopsychiatre, psychologue ou psychomotricien sont des métiers passionnants, et, par certains côtés, extraordinaires. Aider des enfants à vivre avec leurs difficultés et leurs particularités, leurs blessures et leurs aspirations ; aider des parents à mieux comprendre et sentir leur rôle de parent, pour cet enfant précis qui est le leur ; interroger ce qui se produit dans le rapport au monde, à l’autre, au temps, à l’espoir et aux limitations ; accompagner, protéger, soigner… Tout ceci est noble et motivant. Mais nous ne faisons trop souvent que constater des souffrances, condamnés à ne pouvoir y répondre. D’où la nécessité de protester.
Premièrement, si nous cessons de protester, nous sombrons dans la résignation. Après le deuxième passage de Matthieu aux urgences, l’un de nous s’est surpris à penser : « Il faudra, un jour, qu’il y ait un problème… Mais qu’en plus, ce problème soit médiatisé à outrance. Pour que ça bouge. » En France, nombreux sont les enfants d’ores-et-déjà insuffisamment protégés et soignés. Ils perdent ainsi des chances de se construire convenablement. Il est d’autant plus important de ne pas se taire que les personnes concernées ne pourront prendre la parole facilement pour exprimer leurs difficultés. Deuxièmement, nous croyons que ces questions sont aussi mises sous silence. Collectivement, nous ne voulons pas voir que des enfants souffrent et que nous nous en occupons trop souvent avec insuffisance.
Compte tenu de son manque chronique de moyens, la pédopsychiatrie s’organise déjà, contrainte et forcée. À l’hôpital, nous sommes de plus en plus souvent sollicités pour des demandes auxquelles nous ne pouvons répondre, car elles ne concernent pas directement nos missions hospitalières. Les CMP doivent théoriquement s’assurer qu’une réponse est apportée aux patients ayant des besoins pédopsychiatriques dans leur secteur géographique. Ne pouvant faire face au flot de demande, des stratégies se développent. Les choix sont alors cornéliens, les arbitrages nécessairement contestables. Même si c’est à contrecœur, il est évident que notre spécialité doit aujourd’hui faire un tri impossible parmi les patients qu’elle soigne ou non. Il n’est pas rare, par exemple, de voir une prise en charge interrompue par une équipe sous le prétexte que l’enfant est déjà suivi depuis plusieurs années et qu’il ne va pas mieux. Ce type d’argument reflète un souci d’utiliser au mieux des moyens insuffisants.
Ces travers risquent d’être rendus encore plus fréquents par l’émergence d’une part de financement à l’acte pour la spécialité (autour de 15 à 20 % du budget total des services). Nous serons ainsi incités à rencontrer le plus de patients possibles : pour un nombre équivalent de consultations, les services rencontrant le plus de patients différents seront davantage dotés. Qui voudrait être évalué rapidement pour être ensuite insuffisamment pris en charge au long cours ?
Enfin, les enfants en souffrance et insuffisamment soignés pèsent lourd sur les familles. Il est très difficile pour certains parents de travailler normalement, de s’occuper des frères et sœurs d’un enfant malade, ou d’eux-mêmes. Les enfants insuffisamment pris en charge pèsent également sur les professeurs pendant leur scolarisation ou sur les autres enfants dans les groupes où ils se trouvent. Sans compter le poids considérable que portent les acteurs de la protection de l’enfance, les éducateurs des foyers, les familles d’accueil….
Pour demain, nous avons toutes les raisons de croire que nos enfants auront affaire à un monde plus complexe et plus âpre que le nôtre. Les crises écologiques, politiques et économiques qui s’annoncent ne sont pas anodines. Si, en plus, nous ne mobilisons pas les moyens de soigner décemment les enfants qui en ont besoin et de protéger ceux qui doivent l’être, quel avenir leur réservons-nous ?
- 1. Michel Amiel et Alain Milon (sous la dir. de), « Rapport d ́information fait au nom de la mission d’information sur la situation de la psychiatrie des mineurs en France » [en ligne], Sénat, 4 avril 2017.
- 2. Voir Patrick C. Goujon, Prière de ne pas abuser, Paris, Seuil, 2021.
- 3. Voir notamment Maurice Berger, L’Échec de la protection de l'enfance, Paris, Dunod, 2021 (3e édition).