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L'installation du Front National dans la politique française: comment réagir, comment agir?

Enquête

juin 2014

#Divers

Les récentes élections municipales et européennes marquent un tournant de la vie politique française. Le parti d’extrême droite n’est plus une force qui conteste les partis de gouvernement depuis la marge, il a changé de statut et apparaît, aux yeux d’un nombre croissant d’électeurs, comme un acteur politique légitime et parfois même le seul véritablement apte à porter l’expression de leur mécontentement, voire de leurs valeurs.

 

Le Front national s’implante désormais auprès de nouvelles professions, y compris la fonction publique, dans le monde associatif, auprès des adhérents syndicaux, dans la vie culturelle… On ne peut faire mine d’ignorer l’ébranlement que constitue ce nouvel état de fait dans la vie politique française. Pire : la progression annoncée du Front national semble se faire dans l’indifférence ou le fatalisme, comme si tout avait déjà été fait ou dit, en vain, pour éviter la « vague bleue marine ». Il nous apparaît donc nécessaire de faire le point sur ce nouvel état de fait dont, malgré d’abondants commentaires politiques ou médiatiques, les leçons à en tirer ne sont pas évidentes (pour une présentation biographique des auteurs, cliquez sur leur nom). 

 

Comment en est-on arrivés là ? Parmi les nombreuses analyses électorales ou politiques développées depuis des années (vote périurbain, vote ouvrier, vote protestataire, vote identitaire, vote populiste…) pour rendre compte du vote Le Pen, laquelle privilégiez-vous ?

 

Lucile Schmid: Ce qui me frappe, c'est combien le temps a passé depuis les déclarations de Laurent Fabius affirmant que le Front national posait les bonnes questions et apportait de mauvaises réponses. C'était il y a trente ans. J'avais trouvé à l'époque cette phrase intéressante, non pas parce qu'elle résumait bien la situation mais parce qu'elle me semblait manifester le fait que dans les grands partis politiques à droite comme à gauche on ne se posait pas assez de questions… et que dans ces conditions trouver des réponses était évidemment impossible.

 

Je ne crois pas d'ailleurs que le Front national pose les bonnes questions mais je crois qu'il a identifié et reconnu avant tous les autres partis et tiré le bénéfice, des peurs et des angoisses liées à la mondialisation, et à la construction d'une Europe qui ne choisit pas entre protection, libéralisation, puissance et démocratisation. Mais aussi les craintes liées à l'affaiblissement des institutions publiques et sociales. La fin des certitudes sur le progrès, le sentiment d'épuisement des ressources de la planète, la crainte pour les générations futures. Le Front national a montré le dépérissement de l'ancien modèle, alors que les autres partis politiques étaient dans le déni. Cela devrait être différent pour les écologistes qui ont fait de la transition écologique leur motto; mais ils peinent à l'illustrer concrètement au niveau national et à trouver une juste incarnation.

 

Pour cette raison, je pense que la progression des votes en faveur du Front national embrasse toutes les formes de vote suggérées (vote périurbain, vote ouvrier, vote protestataire, vote identitaire, vote populiste..). Je crois d'ailleurs que ces catégories sont poreuses et qu'un vote peut être identitaire et populiste, protestataire et périurbain etc. Ce qui me semble plus notable c'est le fait qu'aujourd'hui ceux qui votent pour le Front national l'assument et l'argumentent. Pour moi, cela témoigne de deux choses: c'est une demande de débat politique, de contre arguments plus que la manifestation irréversible d'un rejet de l'autre et du monde. Comment ne pas y voir une prise de parole politique anti-système d'une partie de la société avec une réelle diversité de statuts et de motivations qui est directement alimentée par le silence des partis politiques traditionnels vis à vis du Front national?

 

Ce silence trouve sa source dans une forme d'assentiment de plus en plus explicite d'une grande partie de l'UMP aux thèses du Front national concernant l'immigration, le rejet de la construction européenne, l'affaiblissement de la solidarité nationale. Mais aussi, plus généralement de droite à gauche, il s'explique par une réelle absence de réflexion programmatique et de propositions pour imaginer une perspective aux mutations du monde. En ce sens, le Front national n'est fort que de nos propres faiblesses. Il est la créature monstrueuse née de nos renoncements, de nos lâchetés et du décalage entre le discours républicain et la réalité des pratiques et des statuts.

 

Jean-Pierre Peyroulou: Les phénomènes politiques ont rarement une seule cause. Pour analyser le vote Front national, il faut prendre en compte aussi bien les logiques urbaines qui développent les espaces péri-urbains sans que pour autant la ville et ses services ne suivent, le vote ouvrier des anciennes régions industrielles - où la gauche était fortement implantée - frappées par le chômage et la pauvreté, le sentiment de perte d’identité dans une société de plus en plus diverse et, dans le cas du dernier scrutin, le refus de l’Europe telle qu’elle se construit. Mais je crois que la raison fondamentale tient à la faiblesse de la mobilité sociale, qui résulte d’une faible croissance depuis plus de trente ans, à laquelle s’ajoute le choc schumpétérien de la mondialisation. En créant de nouvelles activités et en détruisant d’autres, elle fait certes des gagnants mais aussi beaucoup, et sans doute bien davantage, de perdants : ouvriers soumis à la pression des salaires à la baisse, quand il ne perdent pas leur emploi, classes moyennes inférieures soumises à l’instabilité de l’emploi et par conséquent qui se fragilisent, fonctionnaires forcément éloignés des possibilités d’enrichissement qu’offre la mondialisation heureuse et dont les revenus s’érodent, et surtout les jeunes, confrontés au chômage de masse et à la difficulté de disposer d’un emploi stable.

 

Ce n’est pas un hasard si le Front national a émergé en 1984 quand la gauche a dû accepter le réalisme du marché et a montré qu’elle n’avait pas davantage de solutions que la droite face à ces questions. Depuis lors, à chaque fois que la gauche, après avoir suscité des espoirs, est au pouvoir, le Front national s’affirme dans les urnes aux élections intermédiaires. Aussi, face à l’échec relatif de la social-démocratie à apporter des solutions, un certain nombre de Français adhère à la social-xénophobie développée par le FN : la défense de l’Etat-Providence par la préférence nationale. En raison de ces causes structurelles, il faut, me semble-t-il, se préparer à voir dans le Front national une force politique qui se développera puisqu’il apporte des réponses – fausses et dangereuses – à ces questions : sortie de l’UE, retour au franc, préférence nationale.

 

Hugues Lagrange: Quelle interprétation privilégier ? J’y vois dans l’ensemble, aujourd’hui, un vote populaire et nationaliste. Mais, dans le détail, le parti actuel est héritier de plusieurs  strates de vote qui se superposent ou se juxtaposent. D’abord, un vote ancien pour l’extrême droite de la part de classes aisées vivant sur la Côte d’Azur ou dans l’Ouest parisien. Cette partie de l’électorat, héritée de l’Algérie française de Tixier-Vignancourt, en perte de vitesse depuis le début des années 1980, n’a pas disparu. Deux composantes plus récentes, le vote péri-urbain et le vote des quartiers pauvres, s’y sont ajoutées au cours des années 1990, changeant radicalement le centre de gravité du FN. Un vote péri-urbain qui se situe surtout pour une large part dans le grand bassin parisien : sociologiquement composite, cette frange de la population trouve dans le vote FN une manière de réduire son aliénation politique. Enfin, le vote ouvrier qui s’est développé en Alsace-Lorraine, dans le Nord, dans les banlieues pauvres des grandes villes à la fin des années 1990, est devenu une composante très forte du lepénisme bleu-marine ciblant la mondialisation et la bureaucratie apatride de Bruxelles.

 

Au-delà du malaise économique et social (chômage, inégalités croissantes, peur du déclassement…), les succès du FN sont-ils liés à l’état de nos institutions politiques ? La Ve République est-elle en cause ? Les rigidités de notre système représentatif ? Les partis tels qu’ils fonctionnent actuellement ?

 

Lucile Schmid: Notre système institutionnel est à bout de souffle à la fois du fait de ses caractéristiques formelles (élection du Président de la République au suffrage universel et prééminence decelui-ci sur le gouvernement et le Parlement renforcée encore par la réforme du quinquennat..) et de son histoire. La figure de De Gaulle et dans une moindre mesure celle de François Mitterrand nous ont habitués à l'image des hommes d'exception à la fois bâtisseurs et au dessus de la mêlée (même si le mythe a été écorné pour François Mitterrand). Aujourd'hui, l'image des présidents résiste de moins en moins au choc du réel, la déception démocratique est de plus en plus rapide. Plutôt que de céder à l'explication psychologique (ils sont comme ça, leur relations conjugales comme ci etc..) mieux vaudrait reconnaître que la complexité des situations, les interactions entre les différents acteurs du jeu politique, économique, social, voue à l'échec cette dépendance à un seul. Reste à inventer un nouveau système, à définir cette fameuse VIe République dont une députée européenne belge me confiait qu'il n'y avait qu'en France qu'on nommait "VIe République" un régime parlementaire ayant une légitimité démocratique et sociale.

 

Dans cette démarche il conviendrait de mener de front une modification constitutionnelle (aller vers un régime présidentiel à l'américaine sans doute), un changement de la sociologie des élus (avec un statut de l'élu ouvrir enfin ce monde à tous, susciter le désir de participer concrètement à l'élaboration démocratique..), et de remettre au centre des partis l'élaboration programmatique. Est-ce d'ailleurs possible? Les partis politiques hors Front national n'ont même pas 50% des adhérents qu'ils revendiquent sur le papier. Ils sont profondément décrédibilisés. La démarche des primaires est conçue comme une manière d'y remédier. Mais la déception actuelle vis à vis des socialistes qui avaient réussi leur exercice des primaires à la présidentielle en 2011 devrait être surmontée pour lui donner une nouvelle dynamique pour les élections de 2017. Aujourd'hui, le paradoxe est que seule Marine Le Pen apparaît comme une candidate pleinement légitime pour se présenter aux présidentielles à venir.

 

A ces éléments s'ajoute la question lancinante de la proportionnelle. Elle est réclamée par le FN mais aussi par EELV et le Modem. Même certains au sein des deux partis bénéficiaires du mode de scrutin actuel (UMP et PS) reconnaissent qu'il serait légitime d'avoir une part de proportionnelle pour les élections législatives. Manuel Valls semble y être favorable. Mais dans le contexte de percée du FN comment ne pas craindre de le renforcer encore davantage si la proportionnelle était introduite?

 

Jean-Pierre Peyroulou: Je crois que les institutions n’offrent plus la possibilité de représenter les citoyens. Il est difficile d’en changer. La Ve République a montré sa solidité et sa stabilité. On connaît ses défauts mais on ignore si un système plus parlementaire et fondé sur un scrutin plus ou moins proportionnel offrirait plus d’avantages que d’inconvénients politiques. Le problème est que notre système politique ne permet plus de dégager un consensus suffisamment large pour réformer notre pays dans tous les domaines, car il ne représente plus suffisamment les Français. Faut-il offrir, par une réforme du scrutin, une possibilité au Front national d’être représenté à la Chambre (il le fut le 1986 à 1993) au risque de le légitimer plus encore ? Faut-il au contraire le maintenir loin de l’Assemblée et du coup le repousser dans l’extrême droite d’où il vient et dans une position protestataire ? Je n’en sais rien.

 

Hugues Lagrange: Au-delà du malaise socio-économique, le succès du FN-marine ne traduit pas à mon sens une crise du système représentatif ou de la Ve République mais un désarroi moral et un désespoir social largement alimentés par la corruption de la classe politique. Corruption qui depuis longtemps n’épargne pas la gauche de gouvernement (de Boucheron à Cahuzac et Tapie et, peut-être, dans l’ordre moral, Strauss-Khan). Cette corruption, ni l’extrême- gauche ni les écologistes n’ont su en faire l’axe de développement d’une alternative politique, à l’inverse du Mouvement 5 étoiles en Italie ou de l’AAP en Inde.  La question de la corruption est centrale pour le basculement du parti du père à celui de la fille, qui devient une force « anti-establishment », par ailleurs ultra-nationaliste. Parallèlement, le FN new-look a fait glisser la demande sécuritaire associée au crime à la délinquance vers une demande de protection sociale et morale que l’Etat-providence peine aujourd’hui à remplir. Il a substitué à la critique poujadiste de l’Etat redistributeur, une critique des abus, des gabegies dans l’usage de l’argent public qui n’est pas un refus de l’impôt, ni de l’action publique.

 

La progression du Front national marque l'échec des stratégies de lutte (politiques, médiatiques, intellectuelles…) contre l'extrême droite. Pourquoi cet échec ? Quelles leçons en tirer ? Marine Le Pen s'emploie à  « dédiaboliser » le FN et élargit sa base électorale : en quoi cela modifie-t-il la critique de ses idées ? Faut-il considérer le FN comme un parti comme les autres ?

 

Lucile Schmid: Je me rappelle de Vincent Peillon il y a trois ans je crois, qui n'était pas venu sur le plateau de l'émission Mots croisés au motif qu'il devrait y débattre avec Marine Le Pen. Je me rappelle pourtant aussi avoir trouvé ce même Vincent Peillon remarquable, le 21 avril 2002, au soir face à Jean-François Copé, lui renvoyant le fait que l'élimination de Lionel Jospin au premier tour tenait aussi à l'instrumentalisation du thème de l'insécurité par le RPR et Jacques Chirac. Pourquoi cette différence de comportement entre le fait de parler du Front national avec un adversaire de droite et le fait d'affronter en direct Marine Le Pen?

 

Pas de réponse simple, mais le constat que se confronter physiquement aux représentants du Front national (même si c'est seulement pour échanger des arguments) est difficile. Ceux qui débattent dans les médias, les leaders politiques de la droite à la gauche ne savent pas comment faire avec le FN pour deux raisons me semble-t-il: ils devraient davantage travailler le fond de leurs arguments, contester les contre vérités du Front national avec précision (chiffres, exemples) au lieu d'être valeurs contre valeurs. Ils devraient ensuite formellement assumer une réelle conflictualité et leur refus du projet porté par ce parti (comme par exemple Dany Cohn Bendit l'a fait au Parlement européen vis à vis du chef du parti populiste hongrois Viktor Orban). S'affronter au Front national c'est quelque part sortir l'exercice de débat politique de son caractère polissé, d'une forme de virtualité.

 

Sur l'attitude des médias ensuite, comment ne pas remarquer qu'ils sont passés à une forme de tout ou rien? Avant on se bouchait le nez à l'idée d'inviter Marine le Pen, depuis 2012 c'est elle qui commente l'actualité française avec une position de surplomb. La question n'est pas la normalisation du Front national. La question est l'attitude à adopter vis à vis des arguments utilisés et de la forme prise par un discours bien rodé. Là encore, contester les arguments sur le fond et résister à une forme de prise de pouvoir sur les plateaux télé sont indispensables. Cela suppose une préparation solide, approfondie et une vraie résistance psychologique.

 

Jean-Pierre Peyroulou: La réponse à cette question pourrait dépendre bien sûr d’une autre. Faut-il considérer le FN comme un parti comme les autres ? Je crois que c’est une fausse question. En politique, il n’y a pas des partis qui conviennent ou ne conviennent pas ; il n’y a que des rapports de force. En reprenant certains de ses thèmes, N. Sarkozy a essayé, avec succès d’ailleurs en 2007 et moins  en 2012, de siphonner les voix d’une partie des électeurs du FN. En Italie et en Espagne, il n’y a plus de MSI de Gianfranco Fini (certes, il y a la Ligue du Nord) ou de parti franquiste, car ces tendances se trouvaient intégrées dans les formations ou les majorités de Berlusconi et dans le PPE.

 

Le problème est qu’en France, l’UMP couvre à peu près tout le champ de la droite parlementaire et républicaine. Or pour siphonner le Front national, il faut deux droites qui ne se ressemblent pas, l’une libérale, girondine, et européenne (plus ou moins l’ex UDF), l’autre souverainiste, jacobine, étatiste (plus ou moins l’ex-RPR, dans la veine de Dupont-Aignan) capable d’intégrer une partie des cadres et électeurs du FN et de repousser le Front national à l’extrême droite et par conséquent l’affaiblir. Si on comparait les discours de Marine Le Pen aujourd’hui et de Jacques Chirac ou de Ch. Pasqua sur l’immigration et les fractures sociales au cours des campagnes électorales en 1988 ou 1995, on n’observerait peut-être pas une différence considérable.

 

Hugues Lagrange: Je ne crois pas que les idées du FN new-look se soient propagées du fait d’une inattention au retour d’idées racistes, au sens que ces mots ont hérité de la période coloniale. Et les subtilités du racisme différentialiste n’ont pas beaucoup d’impact sur l’opinion. Le FN new-look incarne une posture nationaliste identitaire, qui est xénophobe et anti-immigrée sans visée impériale. Exploitant les réactions devant les signes visibles de l’islam, à l’instar de beaucoup d’autres en Europe, le parti new-look parvient à se faire le porteur d’un sentiment national structurant face aux inquiétudes de la mondialisation.

 

Bien sûr, la radicalisation de l’Islam et sa visibilité en Europe en font un objet privilégié de cristallisation des peurs. Mais ne se trompe-t-on pas en ne voyant dans ce parti que le parti de la peur et du rejet de l’autre ? N’exprime-t-il pas aussi un désir assumé de néo-tradition et d’affirmation de valeurs conservatrices autoritaires remises en cause par le mariage pour tous et l’ouverture des frontières (valeurs auxquelles les immigrés pauvres venus d’Afrique sahélienne et du Maghreb adhèrent en grande partie) ?

 

Comme on l'a vu au moment des élections européennes, la situation française n’est pas isolée. Pour autant, que nous apporte la comparaison avec nos pays voisins ? S’agit-il de mouvements comparables, transversaux ?

Lucile Schmid: Ce n'est pas ma spécialité. J'observe juste que Marine Le Pen, malgré ses rodomontades, n'a pas réussi à constituer un groupe au Parlement européen, ce qui montre que le Front national apparaît pour nombre de partis hostiles à la construction européenne comme un parti qui est marqué par une culture antisémite et xénophobe et n'est pas un allié "naturel". Cela indique également le caractère spécifique que prend le rejet de la construction européenne d'un Etat de l'Union européenne à l'autre. Il s'agit d'un mouvement général mais qui prend des formes nationales diverses.

 

Je dirais aussi que la spécificité française est sans doute celle de la force du déni et de la méthode Coué, face à l'installation de l'extrême droite dans le paysage, notamment du côté de la gauche de gouvernement, qui a parfois raisonné à courte vue avec le bénéfice d'élections gagnées avec des triangulaires. Aux législatives partielles de 2012 (Oise), le discours officiel était que pas un électeur socialiste n'avait voté pour le Front national au second tour… ce qui était totalement impossible vu les statistiques des résultats. Notre classe politique me semble plus inerte qu'ailleurs. Et plus coupée des réalités sociales. Mais je suis peut être pessimiste.

 

Jean-Pierre Peyroulou: La comparaison avec la situation dans les autres pays européens montre que la crise économique et sociale est loin d’être le seul facteur d’affirmation électorale d’une extrême droite. En effet, l’Autriche et le Danemark sont en relative bonne santé économique - du moins le chômage y est faible - et ont deux fortes extrêmes droites tandis que l’Espagne et le Portugal, avec un chômage de masse, une grande pauvreté et une très forte immigration, n’ont pas de véritable extrême-droite, à moins que ce ne soit le PPE qui ne se droitise de plus en plus. Il y a donc d’autres raisons. Parmi elles, la question de la nation. On pensait que la mondialisation et la construction européenne d’un côté, la décentralisation et la montée de l’individualisme de l’autre, allaient ranger la nation au rang des antiquités historiques en la vidant de sa substance.

 

Or c’est le contraire qui se produit. La mondialisation transforme la nation. Elle affaiblit l’Etat en Europe dans ses capacités à gouverner mais renforce par certains côtés la nation sur le plan de l’identification culturelle. Elle reste aussi le repère fondamental des classes populaires et moyennes françaises car elle est le cadre politique de la solidarité – que l’on appelle justement nationale – du pacte républicain. Depuis 1945, le sentiment national s’est construit sur un projet partagé : construire un Etat providence. Ce projet étant accompli pour les uns ou s’effritant pour les autres, la nation est panne de projet collectif. Demain, et on en sent déjà les prémices, la nation se fondera, nous semble-t-il, sur deux choses d’ailleurs souvent contradictoires : la performance économique et le mercantilisme dans le contexte de la mondialisation, la préservation de l’environnement et les questions écologiques plus globales. Toutes les forces vives de la nation – les entreprises, l’Etat, les collectivités, l’école, l’armée… - seront tournées vers la réalisation de ces objectifs principaux.

 

Le problème pour l’heure est que l’on ne sait guère parler de la nation de façon positive. Le Front national monopolise le sujet avec un discours morbide. La droite sait mieux en parler que la gauche, qui esquive le sujet depuis longtemps. Sarkozy avait eu le grand tort de lier l’identité nationale à l’immigration mais il avait eu raison de demander une certaine maîtrise du français par les immigrants, la présentation de ce que sont la France et l’Europe à ces derniers, de proposer la constitution d’un musée d’histoire de France. Ce dernier projet a soulevé l’opposition de nombreux historiens. Bien à tort à mon avis. Oui, il y a besoin à Paris - et disposant d’antennes en province- d’un musée (je dirais plus volontiers un espace) présentant une histoire critique, problématisée, pédagogique, populaire, destinée au plus grand nombre, de la France sur un temps long, dans ses dimension régionales, nationales, européennes et mondiales, en recourant aux arts et à tous les documents dont nous disposons. Oui, le pays a besoin d’un musée de la France et de l’Algérie à Montpellier - le maire vient hélas d’abandonner le projet - qui dépende, non d’une collectivité locale, mais de l’Etat, qui ne fasse le procès de personne mais qui explique. On parlera de la nation en prenant des initiatives de ce type, pour continuer à la faire vivre et la dissocier du discours mortifère qui la lie à la menace de l’immigration. Oui, on a besoin d’un espace culturel sur l’histoire de l’Europe (le théâtre de l’Odéon est bien celui de l’Europe) pour la faire comprendre. En somme, la nation et l’Europe ont besoin d’histoire. Cela ne résoudra pas la question du FN, mais contribuera à desserrer l’étau des thèmes du FN sur nos esprits.

 

Hugues Lagrange: La focalisation sur les résultats du Front National en 2014 tend à en faire une singularité, alors qu’on assiste depuis au moins une ou deux décennies à une poussée des nationalismes identitaires beaucoup plus large en Europe. Celle-ci a ses points de force dans une géographie qui va de la Savoie à la Hongrie (Jobbik) en passant par la Suisse de Blöcher, l’Autriche du  FPÖ,  mais trouve aussi des ancrages dans le Parti des Vrais Danois, le Vlams-Belang en Flandres belge, le parti de Geert Wilders aux Pays-Bas, l’UKIP de Nigel Farage  au nord et plus limités au sud  avec l’Aube Dorée en Grèce (le parti 5 étoiles étant un ovni).

 

Les contextes socio-économiques dans lesquels ces formations ont connu des succès relatifs, au cours de la dernière décennie, sont extrêmement divers. Le chômage est très faible au Danemark, en Autriche et en Suisse, très élevé en Grèce et en Italie, où les partis nationalistes xénophobes ont eu des succès remarquables, mais aussi en Espagne et au Portugal, où aucun parti d’extrême droite n’a de prise. Cela suggère que le dénominateur commun n’est pas la récession, dont les effets sont variables, ni le chômage de masse, qui ne sévit qu’au sud de l’Europe. Le FN new-look diffère à mon sens du parti néo-nazi allemand. En revanche, il n’est pas si éloigné des formations citées, avec lesquelles les accords ou désaccords pour constituer un groupe européen relèvent de la négociation et non des principes.

 

A titre personnel, quelle attitude pensez-vous devoir adopter devant l’installation du FN dans le débat public, les milieux professionnels et à l’échelle politique locale ?

 

Lucile Schmid: L'attitude que nous devons adopter me semble devoir se définir en deux temps:

 

D'abord, rechercher concrètement, en situation, pourquoi cette implantation se produit à un niveau local, dans un contexte professionnel etc. Les raisons sont diverses, s'expliquent par un contexte, une histoire, des vides de la part des acteurs traditionnels, mais aussi du fait de l'émergence de nouvelles questions, de nouvelles situations, de la capacité du FN à cristalliser les votes issus de ce contexte nouveau. Or les acteurs politiques traditionnels sont très loin d'être capables de repérer ces questionnements émergents ou ces situations en amont, ou lorsqu'ils les identifient, ils les esquivent ou y répondent par des slogans ou un déni. La manière dont le FN a su mettre la question de la viande halal au centre du débat politique pendant la campagne présidentielle me semble très emblématique. Le sujet de l'alimentation est à la fois concret, quotidien et représentatif de la diversité des habitudes culturelles et des appartenances identitaires. C'est peut être pour cette raison qu'il était soigneusement esquivé par les partis politiques traditionnels…A contrario d'ailleurs alors que le souci de se nourrir sainement ne cesse de progresser, EELV n'a pas réussi à capitaliser sur le sujet de l'alimentation. Est ce la marque de la difficulté à marquer les esprits en politique aujourd'hui lorsqu'on ne crée pas d'effet de scandale ou de provocation?

 

C'est sans doute aussi que le débat politique pour les échéances nationales reste exagérément symbolique et abstrait. Et que le Front national a réussi à donner le sentiment qu'il connaissait les situations concrètes..sans qu'il soit même besoin pour lui d'y apporter des réponses, pour obtenir les suffrages des électeurs.

 

Je donnerai un exemple vécu de la manière dont le FN s'installe sur certains dénis. Dans la ville où je suis élue locale à Vanves, au Sud des Hauts de Seine, aux élections municipales le maire UDI a été réélu au premier tour avec un score historiquement haut en mars 2014. Devant la satisfaction de ses soutiens, je me suis permis de déclarer que cela n'empêchait pas le FN d'être en situation d'arbitre au second tour dans de nombreuses villes et qu'à Issy-les-Moulineaux, à quelques encablures, une liste FN s'était montée et avait fait plus de 5%. Il me fut répondu qu'il n'y avait pas de FN à Vanves (nous étions sans doute dans leur esprit une sorte de village gaulois, ou peut être comme la France avait été épargnée par le nuage de Tchernobyl Vanves était épargnée par le FN). Quelques semaines plus tard le FN réalisait aux européennes, à Vanves comme à Issy-les-Moulineaux, environ 10% des voix. La nécessité d'une réflexion sur les peurs, les carences, l'émergence de nouvelles incertitudes et le fait d'en débattre me semble donc cruciale. Dans ce score double de celui des précédentes élections européennes, se mélangeaient le rejet d'une Europe qui ne protège pas et dont les mécanismes ne sont pas compris, mais aussi les craintes locales liées à la construction d'une mosquée, les peurs liées à (un peu) plus d'insécurité (trafics de drogue, augmentation des cambriolages etc..), les déceptions à l'égard du gouvernement. Ce qui est remarquable, c'est que les scores du FN ont été obtenus sans aucune implantation locale préalable. Alors que toutes les étiquettes politiques perdent de leur force, celle du FN est devenue un identifiant puissant et attractif.

 

Ensuite, à partir de ce travail de compréhension qui ne peut se contenter de concepts mais doit s'élaborer en situation, il est essentiel d'organiser des espaces de confrontation et de débat. C'est important pour combattre le Front national sur le fond, c'est aussi important pour ne plus donner le sentiment que l'on a peur d'un parti qui, justement, instrumentalise les peurs des électeurs pour recueillir leur vote.

 

Jean-Pierre Peyroulou: Face au FN, je ne vois pas d’autres solutions, à titre individuel, que de répondre à ses arguments par les moyens de la raison et par l’exemple de son engagement. Mais je crois que si notre pays ne devient pas moins inégalitaire en matière de revenus, de patrimoine, de logement, s’il n’offre pas à la jeunesse des débouchés à la mesure de ses espoirs, si nous n’avons pas d’autre horizon collectif que celui de rembourser la dette, si l’Europe n’apparaît pas comme un moyen de progrès social, la nation se fragmentera, les thèmes du FN l’emporteront et alors ce parti fera, seul ou avec des alliés, la conquête, tôt ou tard, du pouvoir.

 

Hugues Lagrange: Quelle attitude adopter dans le débat public ? Un plaidoyer résolu pour une identité politique européenne. Depuis 1989, l’Europe, dont les frontières apparaissaient  comme durablement sédimentées par l’histoire, a connu plus que toute autre région du monde (à l’exception récente de quelques pays d’Afrique) des bouleversements de frontières considérables. La dévolution d’une série d’attributs politiques à une entité qui n’est  pas un Etat fédéral, venant d’un ensemble de nations qui prétendaient simultanément rester ou redevenir (celles qui sont issues du démembrement du glacis soviétique) des nations à part entière, sans soustraction de leurs prérogatives, est arrivée au terme de ses contradictions. Cette construction, qui s’est faite sans s’énoncer comme un projet politique, par petits pas, en catimini, à travers l’élargissement du marché commun, est comme telle intenable. Pour vaincre les nationalismes  et donner de l’espoir aux Européens, il faut affirmer un véritable projet supranational européen - ou se condamner : telle est, à mon sens, la meilleure réponse au Front National.