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 Photo : Amine M’Siouri - Pexels
Photo : Amine M'Siouri - Pexels
Dans le même numéro

L'Algérie passée des manifestations

juin 2019

Le passé convoqué par les manifestants est presque exclusivement celui de la guerre d’indépendance, dont la   démocratie et le pluralisme font singulièrement défaut et au cours duquel les militaires ont rapidement pris le pouvoir. La volonté d’indépendance n’allait en effet pas forcément avec l’esprit de liberté, qui s’est plutôt manifesté lors de la transition démocratique (1988-1992).

Les mouvements sociaux et politiques s’établissent souvent en référence au passé, qu’ils réactualisent. S’ils constituent des ruptures avec l’ordre établi, ils s’inscrivent dans une continuité historique et une mémoire collective qui leur confèrent un sens et une légitimité. Ils font notamment écho, aussitôt qu’ils surgissent, aussi imprévisibles ou inattendus soient-ils, à d’autres mouvements qui les ont précédés.

Les Algériens qui manifestent depuis le 22 février ont d’abord demandé le départ d’Abdelaziz Bouteflika (« Non au cinquième mandat »). Puis, une fois ce dernier écarté, un changement en profondeur. « Départ des trois B, pas de dialogue avec le gang[1] », « Système dégage », disent les slogans. Les manifestants ne veulent pas de la reconduction du régime avec une nouvelle tête cooptée par les chefs de l’armée au moyen d’une élection prévue le 4 juillet, mais réclament l’élection d’une assemblée constituante destinée à donner des institutions à une seconde république algérienne. Dans ce contexte, le passé est convoqué par les manifestants. Mais pas n’importe quel passé. Presque exclusivement celui de la guerre d’indépendance qualifiée de « révolution » en Algérie : le 1er novembre 1954, l’indépendance en 1962, les figures de cette guerre comme Abane Ramdane, l’organisateur du congrès de la Soummam de 1956, Mostefa Ben Boulaïd, le chef des Aurès, ou Amirouche Aït Hamouda, le colonel de la Kabylie. En revanche, l’histoire plus récente n’est guère convoquée.

Aux origines du nationalisme algérien

Ce mouvement populaire soulève des questions qui remontent aux origines du nationalisme algérien, avant même le début de la guerre d’Algérie.

Au sein d’une société très pauvre, patriarcale, unanimiste, marquée par les codes religieux et sociaux de l’islam populaire, le nationalisme algérien est né de l’ouverture de l’Algérie sur le monde dans les années 1920 et 1930. Il trouva dans le mouvement communiste international (Messali Hadj fut d’abord un militant du Parti communiste français), dans le socialisme réformiste et assimilationniste (Ferhat Abbas et ses amis) et dans l’arabo-islamisme professé par les oulémas en prolongement de la Nahda des influences décisives qui l’imprégnèrent. Le Parti du peuple algérien (Ppa), sous la houlette de Messali Hadj, un chef plébéien, développait un indépendantisme intransigeant, dans un cadre assez socialisant et franchement arabo-musulman. Dès le début, la démocratie et le pluralisme firent défaut dans le fonctionnement du mouvement national. Messali se considérait comme le père de la nation et son guide. Le Ppa nourrissait une hostilité envers les militants kabyles qui constituaient pourtant souvent l’avant-garde nationaliste algérienne. Les arabistes et messalistes du Ppa les suspectaient de « berbérisme », de vouloir constituer un groupe d’influence prépondérant au sein du Parti. En 1949, la direction du Ppa fut purgée de ses éléments kabyles. Hocine Aït Ahmed, chef d’une petite organisation paramilitaire chargée de préparer une insurrection, l’Organisation spéciale, fut révoqué au profit d’Ahmed Ben Bella. Ce n’était pas seulement une purge interne ; le but était d’étouffer la discussion sur le pluralisme de l’Algérie. Dès lors, la question berbère fut toujours un sujet de confrontation entre les Algériens. Il fallut attendre 2016 pour que l’État reconnaisse le berbère comme une langue officielle après l’arabe.

Le Ppa était aussi divisé et paralysé par l’opposition entre, d’un côté, Messali et ses partisans, et, de l’autre, de nombreux membres du Comité central (les « centralistes ») qui estimaient que la politique du Ppa ne devait pas être décidée par son seul chef mais par le comité central. La démocratie faisait donc défaut dans le fonctionnement interne du Parti.

Quand des militants du Ppa, las des projets insurrectionnels jamais mis en œuvre, décidèrent de passer à l’action le 1er novembre 1954 et fondèrent le Front de libération nationale (Fln), Messali considéra que c’était un coup de force contre sa personne. Au cours de la guerre, quand les « centralistes » du Ppa, Ferhat Abbas et ses partisans ou des membres du Parti communiste algérien rallièrent le Fln, ce ne fut pas en tant que groupes politiques, mais individuellement. Le Fln n’exigeait pas que l’on renonce à des idées ou sensibilités politiques – du trotskisme à l’arabo-­islamisme – sur le plan individuel, mais il imposait une soumission totale à l’organisation. De ce point de vue, le Fln ne fut jamais un front ­d’organisations, contrairement à ce que son nom suggérait. Il fut un « parti-État » dans lequel il n’exista aucune véritable démocratie et dont le seul but était l’indépendance. Il fut un instrument de libération nationale efficace contre la France, mais aussi un instrument de ­coercition des Algériens[2]. Les Algériens devaient accepter son autorité ; le paiement de l’impôt était le signe de l’allégeance. Le refus du Fln était un refus du combat pour l’Algérie indépendante. Que l’on soit messaliste, partisan de la France ou tout simplement sans opinion (la plupart des Algériens étaient occupés à leur survie), on était un ennemi et traité comme tel. La guerre entre le Fln et le Mouvement national algérien, l’organisation de Messali, fit environ 5 000 morts, dont une partie en métropole. La dureté et la longueur de la guerre coloniale ont « profité » aux militaires de l’Aln. Aussi, dans les rapports entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire, au sein du parti-État Fln/Aln, le pouvoir a rapidement penché du côté des militaires. Les colonels se considéraient comme les maîtres absolus dans leur wilaya, qu’ils dirigeaient le plus souvent par la terreur.

Le pouvoir de l’armée

En 1956, lors du Congrès de la Soummam en Kabylie, un militant nationaliste, Abane Ramdane, réussit à réunir plusieurs wilayas. Il donna des institutions civiles au Fln, une direction politique centrale à la guerre et enfin plaça, théoriquement, les militaires de l’Aln sous l’autorité des politiques. Il fut rapidement assassiné au Maroc par les chefs de ­l’appareil militaro-politique, les « 3B » de l’époque, qui craignaient que sa prépondérance fasse de l’ombre à leur pouvoir. Dès lors, le Fln fut aux mains de l’armée et du ministère de l’Armement et des Liaisons générales (Malg), la future sécurité militaire qui contrôlait l’approvisionnement en armes et les communications. Les conflits internes étaient résolus par l’assassinat politique. Depuis lors, la liste est très longue. Cette pratique dura jusqu’à une époque très récente. De ce point de vue, et au grand étonnement des Algériens, l’arrestation et l’inculpation au début du mois de mai du frère de Bouteflika et de deux anciens chefs des services de renseignement par la justice militaire représentent un progrès. Toutefois, pas au point que les procédures relèvent de la justice civile… Les services de renseignements ne dépendent pourtant plus en droit de l’armée. À la différence de leurs prédécesseurs, ils ne sont pas victimes d’un assassinat politique !

Plus la guerre dura, plus les organes civils perdirent de leur pouvoir. Le Gouvernement provisoire de la République algérienne (Gpra), présidé par Ferhat Abbas puis par Benyoucef Benkhedda, fut relégué à un rôle de représentation, de « tête d’affiche » de l’Algérie dans le monde, selon ­l’expression de l’ancien militant et historien Mohammed Harbi[3]. Le pouvoir était dans l’armée, en particulier dans celle dite des frontières, située en Tunisie et au Maroc, dirigée par l’état-major général (Emg) commandé par Houari Boumédiène, qui profita de l’affaiblissement des maquis de l’intérieur après 1959 pour s’imposer.

Bien sûr, il y avait des appréciations politiques différentes entre le Gpra, le Conseil national de la révolution algérienne (Cnra) et l’Emg sur les négociations avec la France, puis les accords d’Évian, mais fondamentalement, l’affrontement ne reposait pas sur des projets politiques concurrents – le socialisme nassérien faisait largement consensus –, mais sur la conquête et l’exercice du pouvoir.

Aussi, au cours du printemps et de l’été 1962, la course au pouvoir prit la forme d’une guerre interne opposant deux groupes. Le premier comprenait l’armée des frontières de Boumédiène, qui pénétra en Algérie depuis ses bases au Maroc et en Tunisie, le bureau politique du Fln de Ben Bella, qui venait de sortir de prison, et certaines wilayas. Ce groupe était soutenu par Gamal Abdel Nasser, le chef de l’Égypte, dont Ben Bella épousait les orientations arabistes et socialistes. Le second comptait le Gpra, plusieurs wilayas, la zone autonome d’Alger, la Fédération de France du Fln. Ce dernier n’entendait pas donner les clés de l’Algérie à ceux qui ne s’étaient guère battus. L’affrontement fit 1 500 morts environ. L’armée de Boumédiène imposa au pouvoir, par la force, le bureau politique du Fln qui organisa, dans un contexte d’anarchie, de vacance du pouvoir, de surenchère et d’espoir, des élections à l’assemblée nationale constituante, sur la base de listes uniques du Fln dont une partie des opposants fut écartée. Cette assemblée, sortie de fait du ­parti-­État Fln, estampillée par le bureau politique, investit un gouvernement présidé par Ben Bella dans lequel le chef de l’armée, Boumédiène, était le ministre de la Défense. Aucun membre de l’ancien Gpra n’y figurait. Cinq ministres étaient des militaires. Mohamed Boudiaf, tout de suite, et Hocine Aït Ahmed, peu après, entrèrent en lutte contre ce gouvernement. Les passions, les espérances, les élans de jeunesse suscités par ce nouvel État tenaient davantage aux orientations socialistes et nassériennes, au prestige international de l’Algérie qui avait si durement combattu pour son indépendance et au tiers-mondisme dont elle était l’un des phares qu’à l’établissement d’un État de droit[4]. Le seul acte de pluralisme de Ben Bella fut d’autoriser la parution d’Alger républicain, le journal d’Henri Alleg. Le Parti communiste algérien fut interdit, comme le petit parti de Boudiaf et le Front des forces socialistes d’Aït Ahmed, les opposants jetés en prison. C’était dans la continuité de ce qui avait été pratiqué pendant la guerre. Une assemblée (le Cnra) n’avait-elle pas voté en juin 1962, lors de son congrès à Tripoli, un programme dans lequel le Fln disposait du monopole du pouvoir ?

L’indépendance contre la liberté

On entend aujourd’hui à Alger que la démocratie a été volée aux ­Algériens dès l’indépendance et que la souveraineté a été confisquée au peuple. Comment pouvait-il advenir, en 1962, une expérience démocratique chez un peuple qui s’est constitué dans la guerre, celle de la résistance à la conquête au xixe siècle, puis celle d’indépendance, et sous l’autorité implacable d’une structure para-étatique, aussi efficace dans la guerre que coercitive et autoritaire auprès d’une population très pauvre, rurale et illettrée, qui considérait toute manifestation d’une différence comme une trahison de l’unité du groupe ? Aussi, si les Algériens entendent construire un pays démocratique et un État de droit, ils devront interroger de façon lucide et critique le fonctionnement du Fln/Aln pendant la guerre, et pas seulement l’évoquer sur un ton incantatoire. Cela ne remet pas en cause le courage des combattants et la légitimité de la guerre d’indépendance, mais cela montre que la volonté d’indépendance n’allait pas forcément avec l’esprit de liberté. Cette contradiction est difficile à accepter en Algérie aujourd’hui. L’autoritarisme qui se déploya au pouvoir était en germe avant 1962. L’enthousiasme révolutionnaire à construire un pays le masqua au cours des premières années d’indépendance.

La volonté d’indépendance
n’allait pas forcément
avec l’esprit de liberté.

L’armée gouvernait par l’intermédiaire de Ben Bella. Ce dernier essaya de s’affranchir de sa tutelle, mais le bras de fer entre Boumédiène et Ben Bella tourna à l’avantage du premier, car il détenait le pouvoir réel. Ben Bella trébucha dans sa volonté de s’émanciper. Le 28 mai 1965, il retira son poste à un jeune ministre des Affaires étrangères, ancien membre de l’Emg, et donc un proche de Boumédiène, Abdelaziz Bouteflika. ­Boumédiène et le Conseil de la révolution, un organe dirigeant, arrêtèrent Ben Bella pour trahison des principes de la révolution. Le chef de l’armée exerça directement le pouvoir. « L’Armée nationale populaire, digne héritière de la glorieuse Armée de libération nationale, ne se laissera, quant à elle, quelles que soient les manœuvres et les tentations, jamais couper du peuple dont elle est issue et dans lequel elle puise à la fois sa force et sa raison d’être », proclamait, le 19 juin 1985, le Conseil de la révolution. La démission de Bouteflika sur la pression du chef de l’armée, le général Ahmed Gaïd Salah, le 2 avril 2019, a été accompagnée de la même rhétorique, cinquante ans plus tard. Saïd Bouteflika et ses partisans civils ou militaires sont aujourd’hui arrêtés, pour « atteinte à l’autorité de l’armée » et « complot contre l’autorité de l’État ».

L’autoritarisme qui se déploya
au pouvoir était en germe
avant 1962.

Le Fln exerça le pouvoir jusqu’en 1988 : Boumédiène jusqu’en 1978, puis Chadli Benjedid, un autre militaire. La grande différence avec la période de Ben Bella était que le régime disposait désormais des ressources procurées par l’exportation des hydrocarbures. Le nationalisme pétrolier de Boumédiène permit de jeter les bases d’une industrie nationale et surtout de financer un État social qui améliora de façon très importante la vie des Algériens, si on la compare à celle des voisins marocains de l’époque. Mais il permit aussi de consolider le régime autoritaire, comme en Libye et en Irak[5]. Ce dernier trouva, d’une part, dans les références à l’islam et à l’arabité des sources de légitimité faisant écho à des préoccupations de la population et, d’autre part, dans l’exaltation de la « guerre de libération » et dans le tiers-mondisme des sources de prestige national. La question démocratique fut ainsi refoulée jusqu’à la fin des années 1980. La baisse des revenus pétroliers rendant plus difficile le financement de l’État social et des produits de première nécessité, l’affaiblissement de l’Algérie sur la scène internationale, l’essor de la corruption liée aux importations trouvèrent, dans un premier temps, des compensations par la mise en avant des questions religieuses et familiales. Le tournant sur ce plan fut l’adoption du Code de la famille en 1984. Il est toujours en vigueur et pas franchement contesté, sinon par quelques féministes. Le Code inclut dans le droit civil algérien des dispositions de la loi coranique en matière de mariage (la polygamie), de séparation (la répudiation), d’héritage (l’inégalité successorale entre les hommes et les femmes).

Et la transition démocratique ?

Les manifestants n’évoquent guère aujourd’hui la période de la transition démocratique intervenue après les manifestations ­d’octobre 1988, réprimées par l’armée qui tira sur la jeunesse. Certes, la période profita surtout au Front islamique du salut (Fis), qui gagna les élections municipales et législatives. Mais on ne peut que s’étonner que les manifestants actuels ne se réclament pas de cette période, dont ils peuvent pourtant être fiers. Elle fut la première réelle expérience démocratique du monde arabe : le multipartisme, la liberté de la presse, des élections libres, des réformes économiques et sociales qui assouplissaient le fonctionnement d’une économie complètement administrée, une nouvelle Constitution qui n’alla pas toutefois jusqu’à mettre fin à l’islam comme religion d’État. Mais ce sont toujours les martyres de la guerre d’indépendance qui sont mis en avant. L’ancien Premier ministre de cette époque, Mouloud Hamrouche, dont l’action fut éminemment réformatrice, ne rappelle même pas les espoirs de cette période, ni son action, dans une tribune au langage complètement abscons qu’il publie dans El Watan du 5 mai. Les manifestations actuelles renouent, par leur pacifisme et leur citoyenneté, avec la dernière marche que connut Alger, le 2 janvier 1992, après l’interruption du processus électoral par l’armée. Des centaines de milliers d’Algériens avaient manifesté pour dire qu’ils ne voulaient ni des islamistes, ni de l’armée et qu’ils souhaitaient la poursuite du processus électoral. Depuis lors, l’Algérie a connu toutes les violences et toutes les émeutes. Ce sont, depuis février, les premières mobilisations citoyennes et pacifiques à ne pas être réprimées depuis janvier 1992. En demandant la tenue d’une élection pour une assemblée constituante, les Algériens ne souhaitent rien d’autre que de revenir à des élections ouvertes.

Enfin, la vérité et la justice sur la période de la guerre civile – entre le coup d’État de l’armée, l’assassinat de Mohamed Boudiaf en 1992 et le deuxième mandat de Bouteflika en 2004 –, sont totalement absentes des manifestations pour l’heure. Or, si la responsabilité des groupes islamistes est bien connue dans la mort de tant d’Algériens, des milliers d’islamistes armés ont été réintégrés dans la vie civile en profitant des lois sur « la concorde civile » de 1999 et de « la réconciliation nationale » de 2006, qui ne sont que des simulacres de justice transitionnelle[6]. Inversement, la responsabilité écrasante de l’armée et des services de renseignement dans la manipulation des groupes islamistes armés pour mener la guerre anti-subversive, en particulier lors des grands massacres survenus dans la banlieue d’Alger en 1997, dans l’élimination d’intellectuels, dans la disparition de milliers d’Algériens, dans la torture, est totalement passée sous silence. La seule action en rapport avec cette question est la nouvelle plainte déposée contre le général Mohamed Mediène, le chef des services de renseignement de 1989 à 2015, par Nacer Boudiaf, pour l’assassinat de son père en juin 1992, qui était alors le président du Haut Comité d’État et qui avait entrepris de lutter contre la corruption en demandant à des gouvernements étrangers de bloquer les avoirs dans leurs pays d’Algériens indûment enrichis.

Des références très sélectives au passé

En somme, pour l’heure, l’omniprésence, dans les références au passé, de la guerre d’indépendance, événement certes fondateur mais qui s’éloigne inévitablement après soixante années, n’est peut-être pas le plus pertinent en matière de démocratie et d’État de droit. Elle contraste de façon criante avec l’absence d’évocation de la transition démocratique et de la guerre civile. Elle est d’autant plus notable que les questions posées depuis le 22 février par les manifestants sont consubstantielles au régime en place depuis 1962. Elles tournent autour des rapports entre le pouvoir militaire et le pouvoir civil, le pluralisme politique, l’État de droit, l’usage de la rente gazière, la corruption. Les références aux printemps arabes de 2011 sont encore moins présentes dans les manifestations, même si le « dégagisme » est bien sûr un phénomène commun.

Comment faut-il comprendre la présence très sélective de ces références au passé ? Faut-il y avoir une volonté de se réclamer d’un passé consensuel en Algérie en mettant en avant une filiation entre les manifestants d’aujourd’hui et les combattants de la guerre d’indépendance ? En se revendiquant de ce passé, les manifestants contestent-ils au pouvoir la propriété de ce passé ? Ou bien cela témoigne-t-il de l’enracinement de l’esprit unanimiste algérien qui tait toujours les divisions, interdit de porter un regard critique sur soi ? Faut-il comprendre le quasi-silence sur la transition démocratique, avortée en raison de la montée des islamistes et du coup d’État militaire de cette armée toujours aux commandes du pays, et l’absence de revendication de justice sur la guerre civile comme une volonté de ne pas ressusciter un passé qui divise profondément la société entre ceux qui défendent le rôle de l’armée, ceux qui revendiquent la légitimité des islamistes à gouverner en raison de leur victoire électorale, et ceux qui ne veulent ni de l’armée, ni des islamistes, et ainsi préserver l’unité du mouvement de contestation ? Ou bien l’amour qui unirait le peuple et l’armée, posture sur-jouée par les deux parties pour obtenir le départ de Bouteflika, en particulier l’homme fort de l’Algérie, le chef d’état-major Gaïd Salah, n’est-il qu’un marché dont les dupes seront les manifestants, puisque le « système » qu’ils veulent « dégager » est justement celui dont l’armée est le pivot et face auquel les manifestants, s’ils persistent à vouloir l’établissement d’un véritable État de droit et civil, se retrouveront inévitablement ?

On ne sait pas, pour l’heure, si ce qui caractérise ce mouvement populaire sans chef, sans organisation, c’est sa magnifique et juvénile innocence face à l’armée qui cherche à reconduire le régime avec une nouvelle tête d’affiche et quelques concessions, ou si, bien au contraire, ce mouvement a tiré l’expérience du passé qui montre que l’on ne peut pas s’opposer frontalement à l’armée et qu’il faut nécessairement composer avec elle, à moins de tomber dans la violence la plus extrême. Depuis trois mois, l’Algérie évite cet écueil. C’est cela, la nouveauté dans ce pays.

 

[1] - Les « 3B » désignent le président par intérim, Abdelkader Bensalah, le chef du gouvernement Noureddine Bedoui, et le président du Conseil constitutionnel Tayeb Belaiz. Ce dernier a démissionné. On utilisait « 3B » pour désigner les trois hommes forts du Front de libération nationale/Armée de libération nationale (Fln/Aln) pendant la guerre d’indépendance : Abdelhafid Boussouf, le chef du ministère de l’Armement et des Liaisons générales, les services de renseignement et les services responsables de l’armement et des communications, Krim Belkacem, chef de la wilaya de Kabylie puis ministre de l’Intérieur et vice-président du Gouvernement provisoire de la République algérienne (Gpra), et Lakhdar Ben Tobbal, chef de la wilaya du Nord-Constantinois, membre du Gpra et négociateur à Évian.

[2] - Gilbert Meynier, Histoire intérieure du Fln (1954-1962), Paris, Fayard, 2002.

[3] - Mohammed Harbi, Le Fln. Mirage et réalité, des origines à la prise de pouvoir (1945-1962), Paris, Jeune Afrique, 1980.

[4] - Wassyla Tamzali, Une éducation algérienne. De la révolution à la décennie noire, Paris, Gallimard, 2007.

[5] - Luis Martinez, Violence de la rente pétrolière. Algérie – Irak – Libye, Paris, Sciences Po, 2010.

[6] - François Gèze et Salima Mellah, «  Algérie, l’impossible justice transitionnelle  », -www.algeria--watch.org, 22 février 2019.

Jean-Pierre Peyroulou

Spécialiste de l’histoire de l’Algérie et des problématiques liées à la décolonisation.   Après un ouvrage sur la guerre civile algérienne des années 1990 (L’Algérie en guerre civile, avec Akram B. Elyas, Calmann-Lévy, 2002) et une réinterprétation des violences des mois de mai et de juin 1945 en Algérie (Guelma, 1945, La Découverte, 2009), il prépare un atlas historique des décolonisations, ce…

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