
La fête citoyenne et le pouvoir en Algérie
Depuis le 22 février, la jeunesse manifeste plusieurs fois par semaine dans toutes les villes du pays. Elle montre une Algérie tout à fait nouvelle, hier encore inimaginable. On voyait des Algériens fatigués, désabusés, sans espoir pour leur pays, revenus d’à peu près tout, de l’islam politique comme des rêves de démocratie, occupés par leurs petites et grandes affaires, ne songeant qu’à quitter une société étouffante, un régime sclérosé, une corruption systémique, un chômage à vie, pour partir en Europe ou au Canada et s’inventer une vie. On voyait une bourgeoisie, bigote ou tapageuse, parader dans ses grosses berlines rutilantes et dans des vêtements de marques criardes, des classes moyennes occupées à rembourser les crédits largement octroyés depuis quinze ans et à galérer pour trouver un logement de plus en plus hors de prix. On voyait des classes populaires frappées par le chômage ou se demandant comment, avec leurs petits salaires, elles pourraient acheter une nourriture dont les prix, malgré les subventions, ne cessent de monter. Qui pouvait penser, il y a quelques mois, que la jeunesse des villes manifesterait aussi nombreuse dans les villes du pays ?
Aucune agressivité, aucune tristesse dans les cortèges. Des jeunes gens mais aussi des plus vieux, tous joyeux. Ils rient. Ils inventent des slogans. Ils chantent des refrains de circonstance. Ils font des calembours sur Bouteflika. Ils accrochent des post-it sur les murs et les grilles des librairies. Ils filment cette rue vivante avec leur portable. Ils saluent la police. Ils nettoient les lieux de rassemblement. En somme, ils prennent la parole, comme le firent leurs aînés en 1988, comme la jeunesse le fit en Tunisie ou en Égypte en 2011, sans violence. Enseignants, professionnels de santé, employés de la compagnie pétrolière Sonatrach et – signe que les temps changent – magistrats font grève et manifestent pour l’État de droit. Même la police est joviale ! La société revit, vibre, et les gens s’émerveillent de se voir aussi vivants, comme ils ne le soupçonnaient pas eux-mêmes. À Alger, à Constantine, à Oran, dans les villes moyennes, c’est la fête. Davantage la fête citoyenne que la fête révolutionnaire. Sans peur. Ni de l’armée, ni de la police, ni des islamistes, ni du passé récent et tragique du pays. « Alger est encore plus joyeuse en ce début mars qu’au cours de l’été 1962 », me dit mon ami Redouane, généralement sceptique. Il marche dans la rue comme un jeune homme. Une autre amie d’Alger, Latifa, de tempérament passionné : l’arthrose, dont elle est percluse, ne la fait plus souffrir depuis plusieurs jours, par la magie de la joie de tous et de l’espoir retrouvé, et, à près de 80 ans, elle participe au cortège avec ses petits-enfants.
De l’autre côté, au palais d’El Mouradia, on joue une comédie tragique et crépusculaire puisqu’il faut bien s’agripper à Bouteflika jusqu’à son dernier souffle : un coup d’État sur fauteuil roulant – nouvelle variante de celui sur canapé de janvier 1992. Une classe dirigeante, civile, militaire et affairiste, absolument entêtée et prête à tout pour sauvegarder ses prébendes : d’abord, pousser un homme épuisé et diminué à exécuter un cinquième mandat, faute de pouvoir se mettre d’accord sur une nouvelle tête, puis expliquer, après quinze jours de manifestations, qu’il n’en fera qu’une petite partie avant de céder sa place, pour finalement convenir qu’il ne sera pas candidat, qu’il n’y aura pas d’élections en avril, mais qu’il restera au pouvoir le temps nécessaire pour donner une nouvelle constitution, après une grande conférence nationale. Comme si le problème de l’Algérie était sa Constitution (bien qu’elle considère l’islam religion d’État) et n’était pas, au contraire, le viol et le mépris systématique des lois et des institutions par les puissants – qui, une fois de plus, le montrent.
La perspective
d’un cinquième
mandat de Bouteflika
a unifié contre lui
les protestations hier encore désordonnées.
Depuis 2009, date du troisième mandat de Bouteflika, les Algériens ne sont pourtant pas restés inertes, à se reposer de la paix plus ou moins retrouvée, après la guerre des années 1990, et à jouir d’une amélioration de leurs conditions de vie grâce aux cours élevés des hydrocarbures. Il y eut des manifestations en 2011 au moment des Printemps arabes, et même des immolations comme en Tunisie. Des mouvements sociaux importants mobilisèrent les secteurs de la santé et de l’éducation. Des milliers de micro-émeutes se produisirent pour protester contre le « mépris » et l’absence. Il y eut aussi hélas des conflits communautaires dans le Mzab. Plus étonnement, le Sud saharien, région restée jadis à l’écart des passions politiques, expérimenta des mobilisations citoyennes très nouvelles pour un meilleur partage des richesses et contre le chômage, comme à Ouargla, et des luttes, d’un genre tout à fait nouveau en Algérie, de défense de l’environnement, contre l’exploration des gaz de schistes dans la région d’In Salah. On ne peut donc pas dire que l’Algérie ne connut aucun mouvement citoyen, social ou de révolte, comme on l’entend souvent maintenant. Mais à chaque fois, ces mouvements restèrent géographiquement localisés et socialement atomisés. Les mouvements de protestation ne s’unifièrent pas alors qu’ils avaient tous, comme adversaire déclaré, le « pouvoir ». La perspective d’un cinquième mandat de Bouteflika a donc unifié contre lui les protestations hier encore désordonnées.
Faut-il considérer qu’un avenir démocratique, comme nous l’espérons, est en train de s’écrire ? D’abord, le régime algérien est familier depuis 1962 des pirouettes et coups d’État. Même si elle ne s’accompagne pas de violence et de répression, l’annonce du 11 mars est une annulation d’élections, sans date de report. Rappelons que ce n’est pas la première fois. Et soulignons que le régime a déjà désigné une personnalité prestigieuse, de renommée internationale, Lakhdar Brahimi, pour assurer une transition qui ne sert qu’à pérenniser la situation. Le passé a montré que les puissants du régime étaient prêts à tout pour conserver la main sur la rente pétrolière et les marchés d’importation.
Ensuite, le « pouvoir » – terme par lequel on désigne, en Algérie, l’armée, les services de renseignement, les partis de l’allégeance à Bouteflika (le Front de libération nationale et le Rassemblement national démocratique), les hommes d’affaires de plus en plus influents, la haute administration, le syndicat Ugta, ces institutions ou ces groupes dont Bouteflika représente l’équilibre nécessaire à sa pérennité – a su jouer, pour faire passer ses adversaires dans son camp, de la cooptation, des divisions de la société, de la répression et de la politique du chéquier. Le résultat est qu’il n’y a pas, pour l’heure, de chefs ou de groupes qui émergent de ces manifestations. Sans doute, certains en sortiront. Mais quelle sera leur représentativité ?
Le « pouvoir » est aussi loin d’être une structure de clans plaquée comme un corps étranger sur la société. Bien sûr, il n’y aucune délibération démocratique sur l’utilisation de la rente des hydrocarbures pour diversifier l’économie et ne pas être dépendant d’une économie d’importation sur laquelle se greffe une partie de la corruption. Le « pouvoir » et la société entretiennent un commerce étroit. Le régime sait que, pour continuer d’exister, il doit accepter que l’État procure un grand nombre d’emplois publics ou para-publics en face desquels il n’y a guère de services, un certain niveau de protection sociale, un accès aux produits de base grâce à leurs subventions.
Enfin, la période Bouteflika a peut-être permis une sortie des terribles violences des années 1990 ; mais elle a aussi mis l’éteignoir judiciaire, politique et intellectuel sur cette guerre et ses responsables. Or toute expérience démocratique ne peut être poursuivie sans un retour réflexif sur son histoire récente, sans une recherche de vérité et de justice sur cette période qui a transformé les espoirs démocratiques de trois années (1988-1991) en cauchemar de plus de dix ans.
Nous pouvons nourrir quelques espérances. Ce qui change dans ces manifestations par rapport au passé récent est qu’elles sont pacifiques, non déterminées par l’islam politique, citoyennes, et qu’elles unifient des revendications. Leur avenir dépendra de la mobilisation dans les profondeurs du pays, car Bouteflika peut compter sur des clientèles élargies et sur les confréries religieuses. Il sera déterminé aussi par la place que les femmes y occuperont. C’est leur présence durable qui mesurera la nature des transformations sociales à l’œuvre, qu’elles aboutissent ou non à ouvrir rapidement le champ politique.
Le 15 mars 2019