
Distanciation internationale
La pandémie de Covid-19 révèle, autant qu'elle accélère, la reconfiguration du système international. Elle confirme les trajectoires récentes des grandes puissances et précipite les lignes de partage du monde de demain.
À chaque pandémie, les hommes redécouvrent leur vulnérabilité – et leur arrogance – face à la nature. Les risques étaient bien connus des experts et des politiques. Pourtant, nous sommes toujours aussi peu préparés à y faire face. Tout le monde se croit un peu exceptionnel et les États sont comme les hommes, prétentieux mais fragiles. La pandémie est par nature globale, mais l’élément endurant de la décision, de l’action et de la responsabilité resta le cadre national. L’État n’est pas mort, le territoire a encore un sens, les frontières traduisent toujours les limites tangibles de la protection, de la défense et de la souveraineté. Mais ce retour du national fragilise la scène internationale.
Repli et solidarité
Avec la crise, la densité des échanges économiques s’est considérablement réduite. Les États ont redécouvert leurs dépendances et leurs vulnérabilités inhérentes à une économie globalisée. Certains cèderont aux tentations du repli sur soi, – rapatriement des chaînes de production, contingentement des marchés, fermeture des frontières – d’autres continueront à investir dans leurs avantages comparatifs. Le maintien des routes et de l’activité commerciales demandera certainement des efforts renouvelés de la part des institutions régionales et internationales. Les leçons des années 1920 devraient nous convaincre que l’isolement et le protectionnisme nous mènent à des calamités bien plus grandes encore que celles de la pandémie. Certes, le monde économique de demain sera marqué par une augmentation considérable des dettes nationales, qui se traduira sans doute par une déflation durable, un chômage élevé et un sous-investissement chronique. Mais les plans de relance et notre capacité à rebondir permettront une relance prochaine de nos échanges économiques et commerciaux.
La pandémie a aussi affecté la familiarité des relations entre États. L’échec des coopérations que l’on pensait acquises ou inconditionnelles laissera des traces dans les mémoires nationales et les souvenirs des égoïsmes d’hier alimenteront peut-être les rivalités et les hostilités de demain. Aux attributs primaires de l’étranger – couleur, religion, ethnie – pourrait venir s’ajouter le stigmate médical, funeste et sans appel, de l’immunité ou de la contagion potentielle. La mise en place d’un passeport médical ne ferait qu’aggraver les inégalités et encourager l’intolérance. La distanciation sociale, relativement civile au sein de nos sociétés, peut rapidement dégénérer en stigmatisation facile et hostilité ouverte des étrangers. Il faudra du courage pour éviter que ce virus ne dégénère en lèpre politique ; de la bienveillance pour permettre le retour des échanges et des voyages ; et de la diplomatie pour dépasser les écueils nationalistes et les tentations nombrilistes.
Par une avantageuse redistribution des priorités et par une diminution forcée des capacités, la pandémie a permis dans certaines zones de conflits, du Yémen au Sud Soudan, l’interruption de combats et l’instauration de cessez-le-feu. Ces trêves forcées ( un soldat malade est un soldat qui ne se bat pas ) ouvrent un espace diplomatique favorable pour négocier des règlements de paix, même minimaux, et initier une reconstruction de la gouvernance, même fragmentaire. Au-delà, un autre regard, plus bienveillant, et un tempérament, plus fraternel, pourraient équilibrer les égoïsmes des États.
Intérêts des États, passions des peuples, devoirs de solidarité internationale, cette combinaison classique orientera qui de Rousseau, Hobbes ou Kant façonnera la trame prochaine des relations internationales. Bien sûr, se côtoieront rivalité, hostilité et solidarité. Comme toujours, les choix politiques des grandes puissances seront déterminants. Leurs positions et leurs trajectoires actuelles laissent cependant présager que la nouvelle caractéristique prédominante sera peut-être différente : le champ diplomatique de demain sera réduit, les interdépendances plus étroites, les relations plus distantes.
La décadence compétitive
Aucune des grandes puissances n’aura été épargnée par la crise. Toutes ont subi d’importants revers, traduisant immanquablement leurs conditions et leurs vulnérabilités antérieures. Toutes ont vu leur puissance s’affaiblir, leur statut se dégrader et leur influence se ternir. Désormais, les priorités pour elles seront d’abord d’ordre intérieur et la place de la politique étrangère, tant stratégique que diplomatique, s’en trouvera réduite. On assistera donc dans les mois et les années à venir à une « décadence compétitive » pour reprendre l’expression que Pierre Hassner avait conçue pour décrire les difficultés des deux grands au début des années 19701.
Ce constat est particulièrement pertinent pour la première d’entre elles, les États-Unis. Pour ce qui est de Washington en effet, il faut d’abord constater que l’exécutif américain sous Donald Trump n’exerçait plus ni autorité fédérale ni leadership mondial. Le retrait des instruments internationaux, du changement climatique à la prolifération nucléaire, le mépris des alliances traditionnelles –l’OTAN est obsolète – et des organisations internationales – l’OMS est inutile –, l’unilatéralisme en général et le mercantilisme en particulier avaient suscité l’isolement sans précédent des États-Unis sur la scène internationale. L’Amérique d’abord, ce slogan vociféré ad nauseam par le président Trump, est surtout devenue l’Amérique nulle part. Avec plus de 200 000 morts (et le bilan est encore malheureusement provisoire), les États-Unis auront perdu leur statut privilégié et leur place incontestée de modèle envié par le monde. La balise à la fois de la sécurité, de l’économie et de la moralité internationale que représentait l’Amérique aura besoin d’être ranimée. Il appartiendra au prochain Président de gérer les conséquences désastreuses de la pandémie, en particulier sur le plan sanitaire, économique et social ;il faudra apaiser les antagonismes culturels, raciaux et identitaires ; restaurer la légitimité des institutions et promouvoir la transparence démocratique ; cultiver le compromis politique et modérer les clivages partisans. Il faudra redonner « énergie », pour reprendre le terme d’Alexandre Hamilton, à la démocratie américaine.
L’agenda des prochaines années sera immanquablement tourné vers les réformes intérieures, et vu la polarisation exacerbée de la vie politique, les blocages resteront nombreux et les réformes rares. Ce primat de l’intérieur entraînera une réduction de l’empreinte américaine dans le monde. Certains seront tentés d’y voir une confirmation supplémentaire de son déclin. Mais, dans un monde de dettes, le dollar continuera à jouer son rôle de monnaie de réserve et assurera les bases élémentaires de son influence pour de nombreuses années encore. De plus, même si la dimension militaire n’a plus la même pertinence qu’hier, la capacité de Washington à projeter ses forces partout dans le monde demeure inégalée. La vitalité de la puissance américaine est encore remarquable mais elle n’est plus exceptionnelle. Il en est de même de son rôle international qui fut le sien depuis 1945 : de leader incontesté, les États-Unis sont redevenus une puissance presque normale.
De l’autre grand géant, la Chine, le monde aura d’abord retenu ses tentatives pour camoufler une gestion initiale désastreuse de l’épidémie. Ni les prouesses de ses ingénieurs, ni l’envoi de matériel médical ni ses manœuvres médiatiques n’auront convaincu la communauté internationale. Les tentatives pour museler les premiers signaux d’alarme et l’absence de chiffres crédibles sur les victimes sont d’ores et déjà une source d’embarras majeur pour le pouvoir chinois. Pékin ne pourra repousser indéfiniment les appels pour une enquête internationale sur l’origine du virus et sa dissémination. Le virus aura révélé les forces et les faiblesses du pouvoir chinois. Celui-ci semble pouvoir à la fois dissimuler des informations cruciales et en même temps imposer des mesures liberticides fortes sans provoquer des troubles sociaux majeurs. La censure au niveau inférieur du pouvoir se conjugue avec une efficacité redoutable au sommet. Reste que l’horizon immuable d’une croissance à deux chiffres est désormais dépassé. Si le découplage économique avec les États-Unis s’accentue et si la demande mondiale s’atténue, ses trente glorieuses seront sans doute derrière elle. Le mode opératoire traditionnel – accroissement de la richesse contre monopole du pouvoir – est au moins partiellement compromis, et ceci accroît risque d’une dérive autoritaire d’abord, nationaliste ensuite.
La Russie quant à elle aura beaucoup perdu de son influence et de son prestige. Les leviers, peu nombreux, de sa puissance sont durablement affectés : le prix du pétrole s’est effondré – Putin a perdu le bras de fer engagé avec l’Arabie Saoudite et dû accepter une réduction bien plus large de sa production qu’il ne l’avait envisagée –, tandis que la demande mondiale ne retrouvera pas son niveau actuel dans un avenir proche. Les investissements en hommes et en ressources dans son étranger proche, en particulier en Syrie, pèseront de plus en plus lourd sur son budget. Le partenariat avec Erdogan a tourné court depuis le début de l’année, les intérêts stratégiques de Moscou et d’Ankara, notamment sur Idlib mais aussi dans le Nagorno Karabach, sont désormais clairement opposés. L’économie russe devra faire face à une diminution sans précédent de ses revenus et la contestation de l’opinion publique risque de s’accroître avec la détérioration de la situation sanitaire. Putin s’est avéré être un fin tacticien, mais sa gestion de la crise du Covid-19, tout comme l’empoisonnement de Navalny, aura révélé la fragilité de son régime.
Pour ce qui est de l’Europe, le paysage est plus contrasté. Dès le début de la crise, les institutions européennes ont été marginalisées. Chacun en Europe a agi unilatéralement et les priorités nationales l’ont rapidement emporté sur les principes de solidarité. Personne en Europe n’aura répondu aux premières demandes d’aide d’urgence lancées par l’Italie. Le cadre institutionnel commun, du marché unique à Schengen, n’a pas résisté aux nécessités de la protection nationale. En outre, l’impact de la pandémie est très asymétrique, – le Sud a souffert davantage que le Nord – et il vient renforcer des clivages déjà marqués au sein de l’Union au risque de la déstabiliser. Mais précisément parce que la survie de l’Union était sans doute en jeu, à Berlin et à Paris, un accord exceptionnel durant l’été ouvrit la porte à un budget et à un plan de relance commun inégalé dans l’histoire de la construction européenne : au budget pluriannuel de 1075 milliards d’euros, sont venus s’ajouter plus de 750 milliards, empruntés sur les marchés par la Commission, et distribués sous forme de dons et de prêts. S’il ne s’agit pas encore d’un moment « hamiltonien » – le ministre des finances allemand aura pourtant utilisé le terme avec empressement –, il s’agit d’un saut qualitatif substantiel. Il doit s’accompagner d’un équivalent géopolitique, où le défi est tout aussi important sinon plus : se donner la volonté et la capacité de façonner son environnement. L’Europe, au moins, se sera donnée les moyens de panser ses plaies même si les défis restent immenses.
Un équilibre conflictuel
La crise aura donc accéléré les trajectoires récentes des grandes puissances et précipité les lignes de partage du monde de demain. Chaque grand ensemble devra consacrer l’essentiel de ses ressources à reconstruire les bases internes de sa puissance, et son action diplomatique s’en trouvera réduite. Avec la régionalisation probable des circuits économiques, l’interdépendance globale s’amenuise. Parallèlement, les écarts idéologiques augmentent et les coopérations déclinent. La multipolarité ne sera pas seulement hétérogène, elle sera aussi dispersée. Dans un tel cadre, il n’y a plus de gardien et d’arbitre de l’équilibre global, comme les États-Unis l’ont été après 1989. La paix par l’empire s’est éteinte avec la fin du moment unipolaire. Plusieurs conséquences découlent d’une telle évolution.
Au sein de ce système, il y a deux facteurs potentiels d’ordre. Tout d’abord, des principes globalement partagés et des règles communes même minimales prescrivent et façonnent les comportements des États. Force est de constater que ces normes, tant sur la prolifération nucléaire que sur la protection des droits de l’homme, se sont fragilisées et que les contestations de l’ordre libéral et démocratique se sont multipliées. La diminution, sans doute inévitable, du rôle de l’ONU, et la fragilisation parallèle d’instruments internationaux importants, du changement climatique au commerce international, révèlent la faiblesse du consensus politique où les acteurs parlent de moins en moins le même langage. Sans cette « internationale diplomatique », pour reprendre le terme de Stanley Hoffmann2, les sources de malentendus et les causes d’erreurs augmentent.
Dans ces conditions, il ne reste que la balance des forces pour assurer l’ordre du système, mais sa dynamique demeure instable. Les débats académiques et politiques sur l’ascension jugée inquiétante de la Chine révèlent ces appréhensions. Plus généralement, on assiste à la restauration de zones d’influence – terme révélateur d’un changement profond – qui accroît les risques de conflits. Que ce soit en Méditerranée, au Moyen-Orient en Asie, et même en Europe, les compétitions s’intensifient et les lignes se dessinent. La Turquie exige sa part de ressources et d’influence, la menace iranienne redessine les alliances, la Chine reprend Hong Kong, la Grande-Bretagne s’écarte du continent. Le système n’aura donc plus d’autre régulateur que celui d’un équilibre parfois spontané mais souvent conflictuel entre les ensembles. Les rapports de forces relativement similaires n’assurent pas la paix, ils ne limitent que l’intensité des conflits.
Par nature donc, si l’hétérogénéité du système rend la paix plus problématique, l’équilibre et la distance entre les grandes puissances rendent les conflits plus limités. Dans ce monde plus régionalisé, l’Europe devra donc se focaliser davantage sur son environnement immédiat, en apprenant le langage de la force plutôt que celui du droit.
- 1. Pierre Hassner, "Cold War to Hot Peace", New York Times, 16 Octobre 1973.
2. Stanley Hoffmann, "Weighing the Balance of Power", Foreign Affairs, July 1972, Vol. 50, No. 4, p. 626.