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Image par Jeyaratnam Caniceus de Pixabay
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La démocratie à l’épreuve de l’épidémie

Comment les démocraties contemporaines résistent-elles à la crise sanitaire ? Onze chercheurs et chercheuses ont tâché de faire le point sur cette question, en s'interrogeant sur ce qui faisait la valeur du régime démocratique face à la prétendue efficacité des gouvernements autoritaires.

L’épidémie de Covid-19 a constitué l’occasion, pour les critiques de la démocratie, de dénoncer la faiblesse de la gestion de la crise sanitaire par les régimes démocratiques et de louer l’efficacité des régimes autoritaires. L’enquête qui suit vise à identifier, au niveau conceptuel comme du point de vue des pratiques, ce qui fait la force des démocraties, et qui est distinct de la prétendue « efficacité » autoritaire. La crise sanitaire met en effet les régimes démocratiques à l’épreuve, en attaquant certains de leurs principes constitutifs, mais aussi en révélant leurs difficultés, liées à la persistance de certaines inégalités, et leurs ressources de réflexion et de critique collectives. Qu’est-ce que l’épidémie fait aux démocraties ? Et qu’est-ce que l’épidémie révèle des démocraties ? Nous avons interrogé divers chercheuses et chercheurs qui ont accepté de présenter les effets de la police sanitaire sur les libertés fondamentales, quelques expériences internationales et les enjeux de la démocratie sanitaire.

La police sanitaire

Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère, qui enseignent la philosophie politique à l’Université libre de Bruxelles, s’attachent à défendre les droits de l’homme contre les multiples critiques qui leur sont adressées, en soulignant leur caractère central pour toute politique démocratique1. Nous les avons invités à mesurer ce que la police sanitaire fait à la politique des droits de l’homme.

Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère – Dans La Démocratie des autres, Amartya Sen montrait comment « l’expérience continue de la discussion publique » et l’exercice de la libre critique avaient, sur le moyen terme, conféré à l’État indien du Kerala un atout décisif dans la lutte pour la réduction du taux de mortalité infantile. A contrario, l’absence de débat démocratique en Chine a joué un rôle essentiel dans la propagation de l’épidémie de Sras en 20032. Il est trop tôt aujourd’hui, alors que la Covid-19 n’a pas fini de sévir, pour évaluer les réponses données par les démocraties et les dictatures. Mais il semble acquis que l’absence de transparence et la répression des premiers lanceurs d’alerte par le régime chinois n’ont guère aidé à prendre rapidement la mesure de la menace. À l’inverse, on a vu des sociétés qu’on disait dominées par l’égoïsme se plier à des restrictions considérables de leur liberté de circuler et de consommer pour répondre à l’urgence sanitaire. Cette expérience pourrait mettre en lumière un aspect des droits de l’homme ordinairement peu visible.

Au cours des dernières années, sous la pression de la menace terroriste, s’est insinuée l’idée que les droits individuels seraient une « faiblesse » qui rendrait les régimes libéraux moins à même d’assurer la sécurité de leurs citoyens. Cette idée est d’abord confuse en ce qu’elle amalgame, au titre d’un supposé laxisme libéral, des registres de libertés qui ne sont pas du même ordre : on ne peut mettre sur le même plan la liberté d’avoir des comportements dangereux (liberté restreinte par des mesures telles que le Code de la route, l’obligation de porter une ceinture de sécurité, etc.) et des droits fondamentaux tels que l’habeas corpus ou l’interdiction de la torture. Au cours des dernières décennies, nombre de politiques ont brandi l’idée que le premier des droits de l’homme est le « droit à la sécurité ». Mais la « sûreté » mentionnée à l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme désigne d’abord la protection des libertés individuelles contre l’arbitraire : le droit à la sécurité se définit comme un droit à la sécurité des droits. Un régime où il est possible d’être arrêté arbitrairement, torturé en secret, jugé sans disposer d’une défense est un régime où les citoyens sont privés de sécurité.

Cette idée oublie ensuite que les règles de l’État de droit admettent que certaines libertés individuelles puissent être suspendues « en cas de guerre ou d’autre danger public menaçant la vie de la nation » (article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme). Au fil de sa jurisprudence, la Cour européenne des droits de l’homme a reconnu aux États une large marge d’appréciation pour restreindre les droits des individus au nom des impératifs de sécurité nationale. Elle a validé des limites portées à la liberté d’expression, à la vie privée, au droit d’association ou à des élections libres, pour autant qu’elles soient proportionnées au but poursuivi, à savoir la protection de la démocratie. C’est précisément ce but – la protection de la démocratie comme régime dont le noyau est l’égalité des droits et des libertés – qui permet de faire la différence entre les libertés qu’une situation d’exception peut suspendre provisoirement et les libertés intangibles : l’interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants et la non-rétroactivité de la loi pénale n’admettent aucune dérogation.

La protection de l’égalité démocratique implique ainsi un double noyau de droits incompressibles : d’une part, les droits qui garantissent l’intégrité de la personne et les conditions de sa citoyenneté ; d’autre part, les droits qui garantissent l’existence de ce que Claude Lefort appelait « l’espace social démocratique », dont le cœur est l’espace public de la délibération collective. Toute suspension des libertés doit être soumise au contrôle, non seulement des procédures et des règles de droit qui l’autorisent, mais aussi de la délibération collective qui ne doit pas cesser d’en examiner la légitimité. Les mesures de restriction des libertés prises durant le confinement peuvent et doivent être débattues et contestées librement – et n’ont d’ailleurs jamais cessé de l’être, notamment sur les réseaux sociaux.

Toute suspension des libertés doit être soumise au contrôle des règles de droit, mais aussi de la délibération collective.

Peut-on donc déduire de ces contraintes provisoires que la seule vie reconnue comme digne d’être sauvée par les pouvoirs publics soit la vie « biologique » ? Il ne s’agit pas de nier les formidables inégalités révélées et aggravées par le confinement – notamment entre ceux qui ont pu rester chez eux et ceux qui ont dû continuer à exercer un travail qui les exposait à des risques élevés. Mais la vie, en tant qu’on peut la raconter, s’est poursuivie durant ces semaines de restriction. Vies amputées, vies inégales, mais où la capacité de réfléchir, de communiquer, d’apprendre, de partager, de travailler ou de créer se maintenait pour nombre d’entre nous, notamment grâce à l’appui des technologies numériques. Cet isolement ne peut être confondu avec la « désolation » qui, soulignait Arendt, ne signifie pas seulement la réduction des relations humaines mais bien la perte d’un monde commun, partagé avec d’autres, et de la capacité à élaborer dans ce partage un jugement proprement politique, lié à la condition de la pluralité.

Il est remarquable que l’un des premiers événements politiques mondiaux ait été, à la sortie du confinement, les manifestations contre les violences policières et les injustices raciales, ce qui montre que la capacité des femmes et des hommes à agir ensemble – soit la définition de la liberté selon Arendt – n’avait pas subi de dommage irréversible au cours des semaines précédentes. Ce ne fut possible que parce que ni la vie biographique ni la vie politique n’avaient été « suspendues » au profit de la « vie nue ». Confondre, comme l’a fait Giorgio Agamben, des restrictions temporaires, seraient-elles drastiques, de notre liberté de mouvement pour préserver les chances de survie de certains de nos concitoyens les plus vulnérables, avec un « état d’exception permanent » qui estomperait la distinction entre démocratie et totalitarisme est dangereux3.

Cela n’oblige pas à dire que ces mesures d’exception étaient toutes justifiées. D’une part, l’absence de précautions prises pour certaines catégories de la population (qu’ils soient livreurs, prisonniers ou migrants) a mis en lumière ce que Didier Fassin nomme une « politique de la vie », fondée sur l’inégale valeur des existences4. D’autre part, on peut faire valoir que les « conséquences économiques du confinement se traduiront par un important excès de mortalité qui touchera principalement des sujets d’âge jeune et moyen et qui sera d’autant plus marqué que l’État social est indigent5  ». Même si elle ne nous dit pas quelle politique suivre pour minimiser les dégâts et maximiser l’utilité collective, l’idée des droits de l’homme nous encourage du moins à faire preuve d’imagination et à ne pas nous résigner hâtivement à l’état inégalitaire de nos sociétés.

La politique de la vie, évoquée par la contribution précédente, a fait l’objet d’une investigation conceptuelle et empirique par Didier Fassin, professeur de sciences sociales à l’Institut d’étude avancée de Princeton et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Il présente ici la notion de biolégitimité, mise en avant par l’exception sanitaire actuelle, et observe ses effets paradoxaux sur la condition carcérale6.

Didier Fassin – La question de l’égalité n’est certainement pas le point fort des démocraties dites libérales. Les dernières décennies en ont administré la preuve avec, dans la plupart des pays qui se prévalent de cette forme de gouvernement, un accroissement sensible des disparités économiques et un dévoilement des discriminations ordinaires à l’encontre des minorités ethno-raciales, en particulier de la part des forces de l’ordre et au sein du système pénal. En réponse, un sentiment d’injustice se manifeste avec de plus en plus de vigueur à travers de spectaculaires mobilisations, des Gilets jaunes en France à Black Lives Matter aux États-Unis, contrastant avec les protestations qui, sous les régimes autoritaires, se font au nom de la liberté d’expression et des droits civiques, comme on l’a vu en Égypte, au Venezuela ou à Hong Kong. Dès lors, ne gagnerait-on pas à faire de l’étendue des inégalités un indicateur de la santé démocratique des nations ? Une société ne devrait-elle pas être jugée sur la manière dont elle traite les plus vulnérables de ses membres ?

À cet égard, la pandémie de Covid-19 a servi d’épreuve autant que de révélateur.

Le fait le plus remarquable de la réponse à l’épidémie a été l’interruption d’une part importante de l’activité économique et sociale, au prix d’une récession et d’un chômage inédits depuis près d’un siècle, et la suspension d’un nombre significatif de libertés publiques et de droits fondamentaux, à commencer par ceux de circuler et de se réunir. C’est, pour les démocraties occidentales, un choc sans précédent, qui ébranle leurs deux piliers : le capitalisme et le libéralisme. Ce choc n’avait d’autre raison d’être que d’épargner des vies. La police sanitaire mise en œuvre a, du reste, été d’autant plus stricte que les mesures préventives ont été tardives et confuses, comme ce fut le cas en France, et l’on pourrait sans doute y établir le compte des vies perdues à cause de l’impréparation et de l’impéritie des pouvoirs publics, comme on le fait aux États-Unis. Au-delà de ces attributions de responsabilité, le confinement a sans équivoque affirmé la valeur supérieure de la vie humaine qui devait primer sur toutes les autres considérations, croissance économique et endettement public, aussi bien que libertés et droits. « Quoi qu’il en coûte » : la fameuse formule ne doit pas s’entendre seulement en termes budgétaires, mais plus largement au regard des sacrifices collectifs auxquels il faut consentir.

Ce choix marque une forme d’accomplissement de ce qu’on peut appeler la biolégitimité, c’est-à-dire la légitimité de la vie, en référence bien sûr à ce que Michel Foucault appelait le biopouvoir, le pouvoir sur la vie. La reconnaissance de la vie, au sens d’être et de rester vivant, comme bien suprême puise dans un fonds chrétien que Walter Benjamin décelait déjà au début du xxe siècle et qu’après lui, Hannah Arendt percevait comme une grave menace pour la condition humaine. Mais si la biolégitimité procède d’une histoire longue, elle n’en a pas moins une actualité singulière, comme on l’a vu par exemple avec la Déclaration de Doha qui, en 2001, faisait de la santé une exception aux accords commerciaux. Cette biolégitimité a atteint, avec la pandémie, son apogée à travers les choix plus ou moins radicaux de la plupart des gouvernements pour sauver des vies, souvent dans le cadre d’une législation déclarant l’état d’urgence sanitaire. Ces choix biopolitiques ne sont pas sans ambiguïté, du reste, et sous des régimes autoritaires, comme en Chine ou en Turquie, il est possible de se réclamer de cette exception pour protéger une population tout en écrasant un peuple.

Même dans les démocraties libérales, force est de constater que la mise en œuvre du principe de biolégitimité est loin d’être acquise. Si la vie est une valeur supérieure, toutes les vies ne se valent pas. La pandémie a rappelé cette évidence. Les travailleurs dont l’activité était jugée essentielle au bien-être de la nation étaient envoyés au front sans guère de précautions et même sans les masques qu’on leur faisait croire inefficaces et inutiles, tandis qu’à des chefs d’entreprise dont les métiers manuels, pourtant non indispensables, ne pouvaient s’exercer à distance, on trouvait des accommodements afin qu’ils puissent continuer à envoyer leurs ouvriers sur les chantiers. De ces existences modestes, souvent peu visibles, on a révélé, en les exposant au risque infectieux, la moindre valeur sociale. Moindre, assurément, que celle des personnes pouvant travailler chez elles et même s’exiler à la campagne, échappant ainsi à la menace épidémique.

Si la vie est une valeur supérieure, toutes les vies ne se valent pas.

Il est cependant une catégorie de la population dont il est très vite apparu qu’elle se trouvait particulièrement vulnérable : les personnes détenues. Confinées, elles l’étaient bien, sous la contrainte légale de la privation de liberté. Mais au lieu de prémunir, ce confinement mettait en péril. En France, en effet, dans les maisons d’arrêt, le « virus de la surpopulation », selon la formule d’un ancien directeur d’établissement pénitentiaire, est la règle, avec deux ou trois prisonniers dans chaque cellule individuelle de neuf mètres carrés. La promiscuité qui en résulte était incompatible avec les mesures dites « barrières » préconisées et d’autant plus propice à la dissémination du coronavirus qu’en dehors des auxiliaires, qui assistent le personnel dans certaines tâches, les personnes détenues n’ont pas eu accès à des masques, même lorsqu’ils sont devenus largement disponibles dans la population. Associations, avocats, intellectuels, défenseur des droits et contrôleure générale des lieux de privation de liberté ont donc demandé à la garde des Sceaux d’inverser le cours d’une inflation carcérale qui, indépendamment de l’évolution des délits et des crimes, se poursuit inéluctablement depuis plus d’un demi-siècle, afin de garantir une protection minimale aux personnes détenues.

Ce qui, pendant des décennies, avait semblé impossible s’est alors réalisé en trois mois : la population carcérale a diminué de 13 700 personnes, soit près d’un cinquième, le taux de suroccupation dans les maisons d’arrêt passant de 140 à 108 %7. À cette baisse de la pression démographique dans les prisons se sont ajoutées des mesures strictes de réduction des contacts avec l’extérieur, avec notamment la suppression des parloirs, dont l’effet éprouvant pour les prisonniers a été en partie compensé par le don d’une carte téléphonique, de façon à leur permettre le maintien des relations avec leurs proches. En conséquence, l’épidémie au sein des établissements pénitentiaires n’a pas eu lieu.

Ce que ni les atteintes aux droits fondamentaux, condamnées par la justice internationale, ni les rappels à la loi effectués par les instances parlementaires, ni même la préoccupation d’ordre public exprimée par les personnels pénitentiaires n’avaient réussi à obtenir, à savoir une évolution vers l’encellulement individuel, dont le principe a été posé par une législation de 1875, l’exception sanitaire l’a rendu possible. Cependant, aux États-Unis, où près du quart de la population carcérale mondiale se trouve enfermée, peu de gouverneurs ont eu le courage politique de libérer les personnes détenues en fin de peine ou risquant une forme grave de la maladie. Dans un pays où la distribution du châtiment est extrêmement inégale, pénalisant lourdement les classes populaires et les minorités ethno-raciales, le populisme pénal a généralement prévalu sur la valeur des vies – de certaines vies. Ainsi, dans le New Jersey, où les hommes noirs sont douze fois plus nombreux en prison que leur poids démographique dans la population générale ne le laisse supposer, le taux de mortalité carcérale due au nouveau coronavirus a été le plus élevé parmi les cinquante États.

On connaît la loi d’airain que Robert Badinter aime à répéter, à savoir que les sociétés ne tolèrent pas que la condition des prisonniers puisse être meilleure que la condition des personnes les plus défavorisées au dehors. L’éthique de la biolégitimité apporte une inflexion à ce constat, du moins dans certains pays comme la France. Toute chose inégale par ailleurs, la vie biologique des personnes détenues y a provisoirement été protégée au même titre que celle des personnes libres. Il y a bien sûr une limite à cette éthique, dont Giorgio Agamben s’est fait le critique : la réduction de l’existence humaine à ce qu’il appelle la vie nue, le simple fait de vivre, aux dépens de formes de vie qualifiées. Il ne fait toutefois guère de doute qu’aux yeux de celles et ceux qui sont exposés à un danger mortel, comme les personnes incarcérées ont eu le sentiment de l’être, la préservation de la vie biologique représente un préalable incontournable à ce qu’Axel Honneth appelle la réalisation de soi, et qui suppose la reconnaissance de la dignité des prisonniers au même titre que n’importe quel membre de la communauté humaine. Une fois l’urgence sanitaire passée, on découvre cependant qu’on est loin de cette reconnaissance. La question carcérale demeure une profonde anomalie dans le projet démocratique.

La surpopulation carcérale est en partie le résultat d’un travail législatif, dont l’avocat pénaliste Raphaël Kempf a proposé la généalogie et dénoncé le caractère autoritaire8. Il explique ici qu’avec l’état d’urgence sanitaire, les gouvernements récents tendent à faire de la France une « démocratie autoritaire ».

Raphaël Kempf – Le nouveau ministre de l’Intérieur joue une partition qui était déjà celle de nombre de ses prédécesseurs, mais sur un ton plus élevé, voire avec une certaine grossièreté : « Nous assistons à une crise de l’autorité », il faut « réaffirmer l’autorité de l’État » ou encore la « restaurer » face à « l’ensauvagement » de la société, répète Gérald Darmanin depuis sa nomination Place Beauvau. Ce thème de la crise de l’autorité étonne autant qu’il lasse : rebattu depuis des années, il ne résiste pas à l’épreuve des faits. L’examen des lois adoptées pour lutter contre « l’insécurité », comme des pratiques policières les mettant en œuvre, tend à démontrer un développement incessant de ce que M. Darmanin appelle « l’autorité », mais qu’il serait plus précis de désigner comme un « autoritarisme ».

Adoptées par des parlementaires élus, appliquées par des gouvernements responsables devant la représentation nationale, les lois – seraient-elles scélérates, liberticides, exceptionnelles – jouissent d’une légitimité démocratique incontestable. L’argument repose cependant sur une conception très pauvre de la démocratie comme procédure, et non comme régime9. Nous assistons ainsi à l’émergence d’un autoritarisme qui se prétend démocratique, mais qui ne répond ni aux exigences d’une démocratie substantielle ni à celles de l’État de droit.

Adoptée peu après les attentats du 11-Septembre, la loi du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne créait des « dispositions renforçant la lutte contre le terrorisme  », la première d’entre elles étant l’extension des pouvoirs des policiers et gendarmes de contrôler l’identité et de fouiller les sacs et véhicules des personnes se trouvant dans l’espace public. Initialement restreinte dans son domaine aux seules infractions terroristes ou prétendûment en lien avec elles, et limitée dans le temps, elle s’est normalisée et est devenue permanente. En 2018, cette loi antiterroriste a été massivement utilisée pour porter atteinte à la liberté de manifester.

La loi du 2 mars 2010 renforçant la lutte contre les violences de groupe a créé un délit de participation à un groupement formé en vue de la commission de violences ou de dégradations. Ce nouveau délit ne visait pas à punir des personnes ayant effectivement commis des délits, mais celles qui, d’après la police et l’autorité de poursuite, auraient eu l’intention d’en commettre. C’est ainsi punir, non pas le geste, mais la dangerosité potentielle.

Après les attentats du 13 novembre 2015, le gouvernement a réactivé la loi sur l’état d’urgence créée pendant la guerre d’Algérie. Ce dernier a été appliqué pendant deux ans, avant d’être pour l’essentiel transféré dans le droit commun, contribuant ainsi à l’extension du domaine du soupçon : être suspect, aux yeux de la police, même sans élément tangible et étayé, suffit à être perquisitionné, assigné à résidence, à perdre son emploi…

Avec la crise du coronavirus, le gouvernement a naturellement recouru à la logique de l’exception et du soupçon. La loi du 23 mars 2020 a ainsi créé un nouveau régime d’exception : l’état d’urgence sanitaire donne un pouvoir considérable et arbitraire aux forces de l’ordre – faisant de chaque personne un suspect potentiellement porteur du virus –, et limite, voire abolit, les droits de la défense pour les prévenus en détention provisoire.

Le gouvernement a recouru à la logique de l’exception et du soupçon.

Ce qui unit ces différents dispositifs légaux, c’est la croyance en l’idée que l’autoritarisme – entendu comme la dévolution de pouvoirs considérables, voire arbitraires, aux forces de l’ordre, accompagnée d’un contrôle judiciaire ou hiérarchique insuffisant – permet de faire face aux problèmes qu’il prétend affronter. Or, bien loin de lutter contre la délinquance, le terrorisme, ou de contribuer au maintien de l’ordre, ces lois limitent ou abolissent des libertés fondamentales, comme le respect de la vie privée, le droit de manifester ou encore la liberté d’aller et de venir.

De plus, l’autoritarisme s’accompagne souvent d’un mépris des règles en place. Pendant le mouvement des Gilets jaunes, le procureur de la République de Paris a exigé que les manifestants interpellés restent en garde à vue tout le week-end, même s’il n’y avait rien à leur reprocher, afin d’éviter qu’ils ne rejoignent les manifestations. Par ailleurs, de nombreux comportements policiers illégaux ont pu être mis au jour au cours des procès concernant des Gilets jaunes : contrôles d’identité, fouilles de bagages ou de véhicules hors de toute légalité. Si certains ont pu être sanctionnés, nombre d’entre eux sont restés invisibles car limités au champ des pratiques policières. Les violences policières font l’objet d’un traitement laxiste de la part des autorités judiciaires comme de la hiérarchie policière10.

Pendant le confinement, le ministère de l’Intérieur a fait le choix de détourner le fichier réservé aux contraventions routières pour y inscrire les infractions à l’obligation de respecter le confinement. Il s’agissait là d’une violation claire des règles et « valeurs » de la République, d’autant plus grave qu’elle était imputable à l’État. Ce choix, fait « d’autorité » par le ministre et la police, montre que l’autoritarisme est capable de s’affranchir de la règle au nom d’un bien commun jugé supérieur et dont seul le pouvoir serait le dépositaire légitime.

La situation présente de notre pays apparaît comme celle – oxymorique – d’une « démocratie autoritaire », dans laquelle la police peut se jouer du droit, quand elle n’exige pas purement et simplement une licence à toute épreuve, et une déconstruction des règles de droit qui encadrent son exercice. Le pouvoir se trompe en croyant que la répression permet de résoudre les problèmes sociaux. Mais il porte surtout atteinte à une conception substantielle de la démocratie, qui requiert un droit de regard sur les activités concrètes de la police et pas seulement sur les conditions d’élaboration des lois encadrant ses pouvoirs.

Les critiques de la démocratie ne se limitent pas à la période actuelle. Jean-Claude Monod, philosophe, chercheur au CNRS, qui a notamment travaillé sur le rôle du chef en démocratie11, défend ici les démocraties contre l’annonce de leur obsolescence par de nouveaux chefs autoritaires.

Jean-Claude Monod – Nombre de démocraties libérales ont, ces derniers temps, donné une image particulièrement dégradée d’elles-mêmes. Cette dégradation a pu tenir à l’impression d’une captation oligarchique du pouvoir, à une inféodation du gouvernement politique à des intérêts économiques dominants, voire des dérégulations écologiques et sociales radicales. Avant la pandémie, des révoltes éclataient dans le monde entier contre cette dérive oligarchique des démocraties. Avec la crise sanitaire liée au coronavirus, de nombreux États démocratiques libéraux ont offert le spectacle d’hésitations, de contradictions, de confusions qui ont affecté la confiance des populations envers les mesures prises et présentées de façon incohérente.

Ces incohérences et confusions auraient pu nourrir la demande d’une forme de démocratie sanitaire, ou du moins d’une plus grande implication du public dans la délibération quant aux options possibles. Hélas, elles semblent plutôt alimenter une spirale de soupçon et de défiance qui nourrit, chez une partie de la population, un rejet univoque de la démocratie libérale, le sentiment que les élections ne sont qu’une mascarade, que tout se joue en coulisses, etc. Le complotisme et une étrange oscillation entre un appel à une autorité forte et une forme d’anarchisme peuvent se greffer sur ce rejet. Ce phénomène est difficile à mesurer, mais on trouve ici et là l’idée que les démocraties libérales sont entièrement soumises à des puissances financières, voire pharmaceutiques, avec deux conclusions opposées selon les groupes et selon les moments : un appel plus ou moins explicite à un « pouvoir fort », où l’on érige parfois en modèle la gestion chinoise du coronavirus ; plus récemment, dans les manifestations contre le port du masque, une forme de libertarianisme de droite refusant toute mesure sanitaire au nom de la liberté des individus de faire tout ce qu’ils veulent, y compris si cela menace leur prochain.

Il arrive dans le premier cas qu’on ne mette pas en cause tel ou tel gouvernement, mais la démocratie libérale comme telle, à laquelle on impute un laxisme dans la répression des crimes et le contrôle de l’immigration. Vladimir Poutine a ainsi récemment affirmé : « Le libéralisme présuppose que rien ne doit être fait. Les migrants ont le droit de tuer, de piller et de violer en toute impunité parce que leurs droits, en tant que migrants, doivent être protégés12. » Est-il besoin de préciser que la défense des droits fondamentaux des individus, y compris des migrants, n’implique nullement qu’ils auraient le « droit » de commettre crimes et délits en toute impunité ? L’argument est absurde, mais l’assignation de la défense des droits des migrants ou des demandeurs d’asile à un libéralisme « antinational » renoue avec la tentative de dissocier démocratie et libéralisme par certains théoriciens de la révolution conservatrice des années 1920-1930. En effet, attaquer frontalement la démocratie reste difficile dans le contexte géopolitique mondial contemporain.

Il faut rappeler que les travers constatés de certains États démocratiques libéraux ne sont pas liés par essence à ce régime. La dérive oligarchique des États démocratiques sous l’effet d’un néolibéralisme de plus en plus autoritaire ne s’observe pas – du moins pas au même degré – en Nouvelle-Zélande, en Europe du Nord, en Islande, ni même au Portugal, en Espagne, etc. De même, certaines démocraties libérales – Taïwan, la Corée du Sud, l’Allemagne, la Nouvelle-Zélande, l’Islande, la Finlande, la Norvège… – ont beaucoup mieux géré la pandémie que d’autres, sans avoir besoin de recourir à des mesures aussi drastiques que celles de la Chine, mais en recourant à temps aux tests, aux masques, etc. Le fait que ces pays soient souvent de taille modeste et dirigés par des femmes, calmes et empathiques, par contraste avec la gestion irresponsable et bouffonne des phallocrates d’extrême droite Trump ou Bolsonaro, invite aussi à faire intervenir des paramètres supplémentaires dans l’appréciation des gouvernements et des contextes sanitaires.

Les travers constatés de certains États démocratiques libéraux ne sont pas liés par essence à ce régime.

La démocratie reste le régime dans lequel peuvent s’effectuer des processus d’apprentissage collectifs ouverts, nourris par une critique raisonnée des autorités et de leurs erreurs et où l’on peut congédier pacifiquement les gouvernants par voie d’élections non truquées. Cette ouverture et cette possibilité contrastent avec le verrouillage actuel des régimes autoritaires qui ont, un temps, voulu faire bonne figure et donner quelques gages de participation démocratique, mais qui assument maintenant de plus en plus crûment leur dimension répressive13. L’indétermination démocratique chère à Claude Lefort est mise à rude épreuve avec les expériences-limites de leaders histrioniques, démagogues et autoritaires comme Trump ou Bolsonaro, mais aussi avec des phénomènes collectifs inédits comme le confinement et l’imposition de mesures de limitation de libertés. Il importe pourtant que le fil de la démocratie ne rompe pas, que la liberté critique et l’exigence d’une association du public à la décision et à la délibération se fassent valoir, encore et toujours, sans céder aux sirènes des autoritarismes qui maquillent les données et bâillonnent les voix critiques pour mettre en valeur l’ordre sans accroc qu’ils se font fort d’imposer.

Contrepoints : Chine, Italie

En contrepoint de la situation française, et devant une pandémie qui affecte pratiquement tous les pays du monde, l’examen d’une variété d’expériences politiques permet une approche comparative des réponses à la crise sanitaire. Florence Padovani, directrice du Centre franco-chinois de recherche en sciences sociales, présente ici la vie quotidienne des habitants de la capitale chinoise, que le gouvernement érige en vitrine du pays, durant l’épidémie.

Florence Padovani – La ville de Pékin (autour de 21 millions d’habitants) semble avoir été relativement épargnée par la propagation du virus. Elle est toutefois intéressante à observer puisque, en tant que capitale, elle représente ce que le gouvernement chinois souhaite montrer au monde : une ville qui vit normalement, presque comme avant l’arrivée du virus.

Les résidents à Pékin ont l’habitude d’être filmés dans les rues, dans les résidences, dans les ascenseurs, dans les parcs… pratiquement partout. D’autres moyens plus spécifiques sont venus s’ajouter à la panoplie des moyens de surveillance : c’est le cas des applications pour téléphone portable, délivrées par le gouvernement central, les autorités locales et des entreprises ou des universités… J’ai personnellement dans mon téléphone portable huit applications différentes ! À Pékin, la plus communément demandée s’appelle Health Kit. Un individu est amené à l’ouvrir plusieurs fois par jour pour prouver qu’il n’a pas été en contact avec des personnes contaminées ou qu’il ne s’est pas rendu dans des zones à risque. Aucune des personnes que j’ai interrogées au sujet de ces applications ne s’est plainte d’une intrusion dans sa vie privée, d’une contrainte quelconque ; toutes ont dit se sentir rassurées par ces mesures. Sur WeChat (le clone chinois de Facebook), certains se sont montrés réticents, mais rapidement leur voix s’est tue et elle n’était que très marginale.

À ce dispositif s’ajoute la prise de température qui s’effectue au moyen de portiques, de thermomètres ressemblant à un pistolet en plastique, en passant devant une caméra ou même en posant son doigt sur une petite machine. Tous les lieux publics sont équipés. Ceux qui n’auraient pas le matériel en état de fonctionnement risqueraient une amende, voire la fermeture de leur commerce. Tout le monde se plie donc à ces nouvelles habitudes sans y faire vraiment attention.

Quant au port du masque, cela fait longtemps qu’il est présent dans la vie quotidienne des Pékinois, non seulement pour se protéger de la pollution, mais aussi pour ne pas disséminer ses microbes quand on est malade. Le port du masque n’a donc pas été ici une révolution – il y a même une incompréhension devant l’attitude des Occidentaux, jugés inconscients dans leur résistance au port du masque.

Les comités de quartier ont retrouvé un rôle de premier plan qu’ils avaient perdu ces dernières décennies. Il s’agit d’un instrument de contrôle des populations au niveau le plus inférieur de l’administration. Leurs membres sont chargés de mettre en pratique la politique de planning familial, la nouvelle lutte anti-gaspillage, la campagne pour le tri sélectif… Pendant tout l’hiver et jusqu’au début de l’été, ils ont été chargés de surveiller les résidences, afin de vérifier que les rares personnes qui arrivaient à Pékin n’étaient pas contaminées. Ils veillaient à ce que la quarantaine soit bien effectuée, ils vérifiaient les cartes d’identité des visiteurs, etc. Ils ont isolé, de manière assez efficace (surtout au début), les résidences, les ruelles pékinoises, en établissant de véritables postes de contrôle à l’entrée. Il fallait montrer un certificat de résident pour pouvoir entrer et sortir. Bien évidemment, le personnel permanent ne suffisant pas, les membres du Parti ont été mis à contribution, les retraités et même le personnel des entreprises d’État qui étaient à l’arrêt. Ce maillage très serré et très contraignant pour la population n’a pas provoqué de mouvement de résistance ; au contraire, la population s’est montrée rassurée par ces mesures. L’autre, l’étranger (les Occidentaux, mais aussi et surtout les migrants de l’intérieur), étant vu comme une menace, le repli sur sa petite communauté semblait la seule solution pour garantir que le virus ne pénétrerait pas.

Les plus affectés par les restrictions de mouvement ont été les migrants économiques. Ces derniers sont retournés en catastrophe dans leurs provinces d’origine pour fêter le nouvel an et surtout pour fuir les foyers d’infections urbains. Pendant des mois, ils n’ont pas pu revenir à Pékin, parce que le contrôle était très strict mais aussi parce que la ville était mise à l’arrêt. On estime qu’environ la moitié des migrants sont désormais revenus. Précisons que, depuis 2018, une campagne avait déjà forcé nombre de migrants à quitter Pékin, les autorités souhaitant éliminer le commerce informel dans la capitale. Autrement dit, elles ne souhaitent pas aujourd’hui le retour de tous les migrants d’hier. Au nom de la sécurité sanitaire, le contrôle s’est intensifié. Quant à la diaspora chinoise depuis 2010, le gouvernement a lancé un Programme national de développement de talents qui vise à attirer les étrangers, mais aussi et surtout la diaspora chinoise. Depuis le printemps, le message est que la Chine est l’un des seuls endroits sûrs de la planète et que ceux qui souhaitent revenir dans le giron de la mère patrie y seront accueillis. Les formalités douanières sont allégées et, durant plusieurs mois, ces personnes ont constitué l’essentiel des passagers sur les vols à destination de la Chine.

Au nom de la sécurité sanitaire, le contrôle s’est intensifié.

Seul un régime autoritaire dispose des instruments nécessaires qu’il peut mobiliser rapidement – le quadrillage de Pékin s’est effectué en quelques jours. Le discours politique d’une seule voix, puisqu’il n’y a pas vraiment d’autres voix audibles, est jugé rassurant. Le message qui est martelé depuis plusieurs semaines est que la Chine a vaincu le virus et que seul un pouvoir fort peut y parvenir, avec en creux : « Regardez ce qui se passe dans les pays occidentaux, ils n’arrivent pas à s’en sortir. » Pour la majorité des Chinois, ce message est cohérent et le nombre de personnes infectées en Chine paraît dérisoire. L’Occident apparaît aujourd’hui comme un repoussoir, comme la Russie l’avait été après 1989. Les autorités chinoises montraient alors la Russie comme l’exemple à ne pas suivre : pour éviter le chaos, la Chine a besoin d’un État fort. Aujourd’hui s’ajoute un autre message à destination des pays étrangers : « Suivez notre exemple pour sortir de la crise. »

Face au message politique chinois, l’expérience de l’Italie, dont les citoyens ont fait preuve d’une responsabilité et d’une solidarité remarquables, peine à se faire entendre. Nicolas Léger, qui enseigne la philosophie et la littérature au lycée français de Florence, l’inscrit dans une culture de la vie commune.

Nicolas Léger – L’Italie aura été en première ligne de la pandémie, et les résultats sont là : le virus a reculé. Mais le pays a payé un cher tribut : nombre de décès élevé, conséquences économiques qui s’annoncent terribles. Pourtant, durant des mois, la nation italienne a fait preuve d’un crédit démocratique et d’une solidarité indéniables. L’Italie s’est retrouvée dans une situation d’improvisation et d’urgence au cours de laquelle elle a su puiser dans des ressources culturelles et tirer bénéfice de sa décentralisation, si problématique d’ordinaire.

Cette efficacité est à mettre sur le compte de la coordination du gouvernement, de l’État et du pouvoir important des régions. Mais cette mise en branle d’un maillage décentralisé et misant sur les localités n’a été efficiente que sur le fond d’une responsabilité individuelle des citoyens et de leur adhésion. La culture de la famille, les vies de quartiers ont porté un souci du prochain qui a donné un sens cohérent au confinement et aux gestes barrières. L’âge élevé d’une part importante de la population italienne et le maintien de liens intergénérationnels sont des éléments clés. Si l’on subissait les contraintes ardues du confinement ou de longues files d’attente, on le faisait pour la grand-mère ou le père âgé qui partageait le foyer avec ses enfants et, il y a encore peu, gardait quasi quotidiennement les petits-enfants. Le retour de la tradition des paniers aux fenêtres dans les rues napolitaines, que l’on hisse une fois remplis de provisions par un ami ou un membre de la famille, la distribution de masques par des volontaires bénévoles, parfois des scouts, ont été quelques signes de cette solidarité encore prégnante dans les villes et villages. L’individualisme n’a pas encore dissous ce que l’on a pu percevoir – notamment dans le champ économique – comme des archaïsmes.

Les mesures sanitaires strictes n’ont pas fait l’objet d’un scepticisme général ou d’une défiance explicite. Le gouvernement et les instances locales ont très rapidement tenu un discours de vérité : aveu de la fragilité du système hospitalier, de la pénurie de moyens, du manque de masques et de leur nécessité à un moment où l’on connaissait encore très peu de chose de ce virus… Le tableau était certes peu encourageant, mais la mesure du danger était prise, justifiant des actions radicales. Les discussions et polémiques du choix entre l’économie et la santé ont été de courte durée dans ce pays où, quoi qu’il en soit, la crise économique était déjà là. La tentation du modèle autoritaire ou l’exemple chinois dans sa dureté n’ont pas longtemps trouvé leur public. La presse locale comme nationale a été, durant le confinement, avant tout un relais informatif et les questions sanitaires ont été peu politisées : nombre d’articles portaient bien plutôt sur ce que le confinement révélait du pays et de l’état du monde. Plus encore, un sentiment d’appartenance commune, rare dans cette nation si disparate dans ses cultures locales, s’est signifié avec la floraison de drapeaux italiens sur les balcons et des chants de Verdi le soir tombant dans les ruelles. Et ce, alors que la mort n’était nullement occultée dans sa réalité ou abstraite dans le chiffre : les pages nécrologiques enflaient, peuplées de visages désormais disparus, de même que les articles et reportages rendant hommage à des personnalités locales et investies dans la vie politique, associative, sportive. À l’heure d’un suspens du monde, les vies éteintes étaient aussi des existences de la collectivité qui disparaissaient, reconnues par tous.

À l’heure d’un suspens du monde, les vies éteintes étaient aussi des existences de la collectivité qui disparaissaient.

Cette culture de la vie commune, fondée sur une proximité et une quotidienneté, a certes permis de fédérer l’action publique et de construire un crédit politique, comme une parenthèse dans les coutumières déchirures partisanes et les valses parlementaires sur fond de crise. Mais ne nous y trompons pas, elle n’est pas assimilable à un pacte républicain ou un idéal enfin atteint : cette foi dans l’action collective demeure fragile tant le choc économique en cours promet d’être violent et impitoyable. Ce qui a accompagné la lutte sanitaire, vécue comme une protection des corps et des prochains, pourrait bien, sur le plan économique, être un retour du clanisme et des intérêts bien compris. À titre d’exemple, les régions du Sud, plus fragiles, sont un terreau fertile pour la mafia qui a de l’argent à blanchir et à investir. Les entreprises et les particuliers aux abois sont des proies faciles et les aides publiques des mannes à capter. Telle est l’ambivalence actuelle, où la solidarité locale pourrait se substituer à un pouvoir vertical considéré comme incompétent à protéger les siens et ne parvenant pas à emporter l’adhésion des citoyens. Si la crise sanitaire a échappé à la défiance politique, il n’en sera sûrement pas de même pour la crise économique.

La démocratie sanitaire

La crise a été l’occasion de remettre en avant la notion de démocratie sanitaire, selon laquelle les citoyens contribuent à l’élaboration des politiques de santé. Livia Velpry, maîtresse de conférences en sociologie à l’université Paris-VIII et membre du Cermes3 qui travaille sur les pratiques de soin en santé mentale et dans le champ du handicap, et Pierre A. Vidal-Naquet, chercheur en sociologie associé au Centre Max Weber, qui étudie la prise en compte de la vulnérabilité dans les relations de soin, soulignent la manière dont les citoyens se sont appropriés les mesures de santé publique et s’y sont adaptés14.

Livia Velpry et Pierre A. Vidal-Naquet – La pandémie de Covid-19 a été – et est encore aujourd’hui – combattue dans de nombreux pays au travers de mesures fortement restrictives de libertés. Exorbitantes par leur ampleur, ces mesures vont à l’encontre du principe qui consiste à privilégier le consentement et la participation des individus dans les décisions relatives à leur santé et qui est devenu la pierre angulaire des politiques de santé au fil du xxe siècle.

En effet, ces politiques ont tenté de rééquilibrer la relation d’aide et de soin, en accordant plus de place à la parole des patients, tant à l’échelle individuelle, dans le cabinet du praticien, qu’à l’échelle collective, par diverses procédures de représentations. Le consentement « éclairé » donné par le patient est aujourd’hui, en France, un préalable essentiel à la relation d’aide et de soin, dans un contexte dit désormais de « démocratie sanitaire ».

Aller à l’encontre de l’avis des personnes, les contraindre à se soigner ou à entrer dans tel ou tel établissement n’est autorisé que dans des cas précis. Certaines maladies doivent obligatoirement être déclarées si elles sont contagieuses, que le patient consente ou non à cette publicité. En psychiatrie, on peut hospitaliser sans consentement sous certaines conditions. Ces dispositions qui s’affranchissent du consentement sont acceptées dans le cadre de la démocratie sanitaire au motif d’une nécessité jugée supérieure. Il reste que l’usage de la contrainte fait souvent l’objet de controverses lorsque les justifications paraissent insuffisantes.

Concernant la lutte contre la pandémie de Covid-19, beaucoup ont considéré que les principes de la démocratie sanitaire, qui restaient légitimes, étaient en fait fortement transgressés. Adossées au savoir d’experts scientifiques, ces décisions ignoraient l’avis ou l’expertise des patients et, plus largement, des personnes concernées – qu’on y inclue les personnes à risque ou l’ensemble de la population. De fait, la grande variabilité des formes prises par un virus qui pouvait aussi bien être anodin que gravissime empêchait la constitution d’une expérience commune. Néanmoins collectives, les mesures de santé publique n’ont pas pu être adaptées aux situations individuelles ni personnalisées, comme le recommandent les politiques de santé. Quand bien même les actes médicaux, tels que le dépistage par exemple, sont restés soumis au consentement des personnes, les principes de la démocratie sanitaire ont été fortement remis en question.

Peut-être faut-il compléter l’observation en déportant le regard vers les destinataires de ces décisions pour s’interroger sur la part que prend la société civile dans leur construction. Pendant le confinement, nous avons, avec d’autres sociologues, tenté de documenter les différentes modalités de réception de la politique de confinement et de restriction des libertés, au travers d’entretiens téléphoniques, avec les différents acteurs concernés, qu’ils soient professionnels de santé, malades, personnes âgées ou handicapées. Une telle méthode nous permet de noter comment, dans un pays démocratique comme la France, la société civile, de façon certes éparse, participe de l’adaptation et de la régulation des politiques publiques, seraient-elles très restrictives de libertés.

La société civile, de façon certes éparse, participe de l’adaptation et de la régulation des politiques publiques.

Afin de limiter la circulation du virus, les mesures de confinement se sont d’abord attachées à défaire la solidarité de contact au profit d’une solidarité beaucoup plus abstraite et difficilement perceptible. Concrètement, le confinement a multiplié les situations d’isolement. Nombre de personnes âgées à domicile ou encore de personnes en situation de handicap se sont vues privées de l’aide qui leur était apportée par des intervenants professionnels. Les solidarités de voisinage ou familiales se sont bien souvent substituées aux aides professionnelles classiques, aussi bien pour éviter d’éventuelles contaminations par les professionnels que pour exprimer une solidarité en direction de proches. Par ailleurs, les déficits criants de masques ont eu tendance à être comblés par toute une série d’initiatives locales, émanant aussi bien de simples citoyens que des collectivités locales, des entreprises ou des ordres médicaux.

La transgression des mesures de confinement est probablement une autre piste à explorer. Non seulement parce que le non-respect des dispositions sanitaires révèle une certaine résistance civile au confinement, mais aussi parce qu’il peut avoir pour objet de rendre ces dispositions vivables ou acceptables. Faute de pouvoir être faites « en présentiel », les réunions d’équipes se sont tenues, non sans difficultés, sur le mode virtuel. Sauf qu’avec le temps, on a pu assister, ici ou là, à un retour du présentiel, mais avec des dispositions adaptées : une distance physique suffisante, un nombre réduit de participants, le port du masque, les fenêtres ouvertes, des réunions de conseil de vie sociale à l’extérieur, etc. Dans tel Ehpad, les repas ont d’abord été servis dans les chambres, puis dans la salle de restaurant, par petits groupes de quatre personnes, en prenant donc quelques risques pour ne pas perdre toute convivialité et favoriser l’exercice physique.

L’arrangement est aussi l’une des façons d’adapter les directives de confinement. On peut penser à ce foyer pour personnes handicapées, obligé de procéder au déplacement des pensionnaires, pour disposer d’une aile réservée aux futurs malades de la Covid. Afin de rendre le déménagement le plus indolore possible, ce ne sont pas seulement les personnes qui ont été déplacées, mais tous leurs meubles, afin qu’elles puissent continuer à se sentir chez elles.

Ces premières enquêtes nous invitent à interroger la dimension démocratique de la réaction à la pandémie non seulement « par le haut », mais aussi en prenant en compte les appropriations qui se produisent « par le bas », qu’elles soient, selon les pays, autorisées, influencées ou interdites par les pouvoirs publics.

Nicolas Henckes, chargé de recherche en sociologie au CNRS et spécialiste de l’histoire de la psychiatrie, montre que la démocratie sanitaire vise d’abord à restaurer les capacités d’agir des citoyens.

Nicolas Henckes – Il n’est pas plus sûr moyen de désarmer l’idée de démocratie sanitaire que d’en faire seulement, comme le suggère la législation, une question de participation des malades aux décisions médicales. L’histoire des traitements forcés est trop longue pour qu’on n’ait pas à affirmer que le consentement éclairé doit être, en matière de décision médicale, la règle. Mais si l’on accepte l’idée avancée par Michel Foucault que nos sociétés s’organisent, depuis le xixe siècle au moins, autour d’une biopolitique, d’une politique de la vie, la démocratie sanitaire devrait être appréhendée comme une dimension intrinsèque du gouvernement démocratique contemporain. Elle consiste précisément en la mise en délibération de ce que l’on entend par la vie, de ce que doivent ou peuvent être de bonnes vies, et des moyens que l’on se donne pour soutenir ces vies, les préserver et les améliorer.

À cet égard, c’est peut-être la préemption de la définition de la vie par des déterminismes technoscientifiques qui fait courir la plus grande menace à la démocratie sanitaire. En évoquant le risque que la vie soit ramenée par la biomédecine contemporaine à la vie biologique, Giorgio Agamben et Nikolas Rose suggéraient la possibilité que la politique n’ait plus pour sujet un vivant social et pointaient les formes d’aliénation, voire d’oppression, qui en découlaient spécifiquement. Le slogan du Women Health Movement aux États-Unis dans les années 1970 ne disait pas autre chose : en proclamant « Our bodies, ourselves », ces femmes ne revendiquaient pas seulement d’avoir un mot à dire sur des problèmes qui les concernaient, à la façon du « rien pour nous sans nous », mais d’introduire le sujet social dans la détermination des enjeux de santé les concernant.

La reconnaissance des façons multiples dont les vies sont affectées par les maladies ou, plus généralement, les événements de santé a été un élément central du progrès démocratique au xxe siècle. Les mouvements sociaux qui ont marqué les champs du handicap, de la santé mentale, du Sida ou encore des maladies rares ont non seulement permis d’améliorer les conditions d’existences des personnes concernées, mais ils ont eu une influence déterminante sur les façons de constituer le politique et sur l’ensemble du corps social. On pense à l’influence du mouvement des « survivants de la psychiatrie » au sein du mouvement des droits civiques américains ou à celle des mouvements de personnes handicapées sur l’accessibilité des milieux urbains. Ces mouvements ont pu déstabiliser médecins et chercheurs en remettant en cause les modes d’administration de la preuve, en opposant leur expérience aux données expérimentales ou en contestant des hypothèses généralement admises. Mais de nombreux exemples dans ces différents secteurs suggèrent qu’ils ont contribué à une amélioration de la science et des pratiques médicales.

La crise de la pandémie de Covid-19 offre l’illustration la plus brûlante de ces enjeux. La menace virale a, dans un premier temps, dans un grand nombre d’États, redonné un souffle à l’idée de police sanitaire. Un certain nombre d’experts ont mis en avant le modèle chinois d’éradication du virus, fondé sur des pratiques d’isolement et de quarantaine particulièrement autoritaires ou le recours à la reconnaissance faciale et à des systèmes d’enregistrement numérique pour « tracer » les cas.

Pourtant, dès l’été 2020, le débat démocratique a mis en lumière le fait que les victimes de la pandémie ne sont pas seulement les personnes âgées ou souffrant de pathologies et susceptibles de contracter des formes graves de la maladie associée. Ce sont aussi les personnes souffrant de maladies chroniques, comme les cancers ou les maladies mentales, qui doivent faire face à des retards dans l’accès aux soins du fait de la priorité donnée aux malades de la Covid-19. Ce sont les jeunes, dont les perspectives de vie sont mises en danger par les mesures de confinement et plus largement le ralentissement économique, et qui, par conséquent, développent des formes de souffrance psychique. Ce sont encore les pauvres et les précaires, migrants, mal logés ou encore travailleurs pauvres, dont les handicaps sociaux sont aggravés par les licenciements et l’engorgement des services sociaux.

Ces perceptions alternatives des conséquences de la pandémie, et d’autres encore, reflètent les dimensions tentaculaires de la crise et l’impossibilité de la réduire à des indicateurs de mortalité simples. Elles traduisent des intérêts multiples dont le processus démocratique devrait garantir l’expression et entre lesquels il lui revient de trancher. C’est ce questionnement qui était déjà, au cœur de la crise, soulevé par les soignants lorsqu’ils posaient la question des priorités à mettre en œuvre dans leurs services.

La difficulté est que, dans ce cas comme dans d’autres crises sanitaires, les discours sont performatifs : la réponse collective à la pandémie déterminera ses effets sur le corps social. Mais c’est précisément là que réside l’enjeu de la démocratie sanitaire : si la santé caractérise d’abord une capacité d’agir, il ne s’agit pas tant d’améliorer des paramètres biologiques ou des scores de bien-être que de se donner une maîtrise collective de l’événement. À cet égard, on peut espérer que le discours qui s’est imposé en France à la sortie de l’été 2020 exprime une forme de sagesse démocratique : non plus mener la guerre, mais vivre avec le virus. En ce sens, l’idée de démocratie sanitaire est consubstantielle à celle de santé elle-même.

Laurent Vogel, chercheur spécialisé dans le domaine de la santé au travail à l’Institut syndical européen15souligne le besoin de démocratie au travail pour lutter contre les inégalités des différentes professions face à l’épidémie.

Laurent Vogel – Dans le domaine du travail, la crise de la Covid-19 a agi comme un révélateur des inégalités sociales et du déficit de démocratie. En Europe, la crise des masques a été emblématique. La légitimité principale du régime de management néolibéral réside dans la croyance que sa flexibilité autoritaire s’adapterait aux besoins diversifiés et changeants de la population. Pourtant, jamais la machine industrielle n’a paru aussi lente à satisfaire des besoins de survie élémentaires. À l’opposé, les activités de care, féminisées et dévalorisées, ont pu apporter des réponses, dont l’efficacité étonne si l’on tient compte du contexte catastrophique dans lequel elles se déroulaient.

Dès le début de la crise, tant l’Organisation mondiale de la santé que les États ont décidé de ne pas recueillir des données sur l’activité professionnelle des personnes malades ou décédées dans les classes d’âge de 20 à 64 ans. Des données partielles, élaborées en marge des dispositifs centraux, montrent la prévalence très inégale de la Covid-19 en fonction des groupes socioprofessionnels16. Mon hypothèse est que, dans ces inégalités, le déficit de démocratie au travail a joué un rôle important.

Le virus apparaît à Wuhan, agglomération industrielle qui concentre des millions d’ouvriers, dont beaucoup affrontent la condition précaire de « migrants internes », soumis au contrôle permanent de l’État et logés dans des dortoirs d’usine. La subordination au travail y prolonge l’absence de démocratie tout court.

Dans les autres pays, passé le déni, un « deux poids, deux mesures » est apparu entre la santé dans l’espace public et la santé au travail. Pour l’espace public, les règles de prévention ont été drastiques (souvent de manière justifiée, même si leur inscription dans un contexte pénal est contestable). Pour le travail, on a distingué des activités essentielles, où le travail se poursuivait, et d’autres, pour lesquelles les solutions variaient entre le télétravail et le chômage temporaire, là où cette forme de travail ne pouvait pas être mise en place. Cette distinction n’a rien d’évident. S’il est vrai que l’interruption de certaines activités aurait menacé la survie de la population (soins de santé, alimentation, voirie, distribution de l’eau et de l’énergie, etc.), la tendance des autorités et du patronat a été d’élargir cette définition sans la moindre délibération démocratique. Ainsi, en France, l’ensemble de la production chimique a été considérée comme essentielle, sans distinction entre la production de médicaments et celle de pesticides. Le plus souvent, la contestation est venue des collectifs de travail eux-mêmes, parfois relayée par des décisions judiciaires (comme à l’usine Renault de Sandouville ou dans différents centres de logistique d’Amazon). Au Louvre, avant même le confinement, c’est l’action collective du personnel, dès le début du mois de mars, qui a imposé un minimum de mesures de prévention.

À toutes les étapes, on retrouve deux caractéristiques communes : la réticence à mobiliser les savoirs « du bas » (souvent accompagnée d’une minoration de l’apport des sciences sociales) et une négligence dramatique du rôle joué par le travail comme vecteur de la maladie. Cette dernière s’explique à la fois par des facteurs macropolitiques (priorité donnée à l’économie) et par un déficit de démocratie au travail.

Les politiques publiques se sont réclamées d’une union sacrée. La contestation d’en bas s’est déployée sur deux versants. L’un est profondément réactionnaire et s’appuie sur des interprétations conspirationnistes. Il est à la recherche de solutions autoritaires et d’hommes providentiels. On y trouve un mélange de racisme (limité jusqu’à présent), de revendication de la liberté individuelle comme un droit absolu et une exaltation du produit intérieur brut (une baisse de celui-ci entraînerait plus de morts que l’épidémie, selon la version académique de ce discours). L’autre contestation est venue du travail. Elle a un potentiel radical. Partout dans le monde, les femmes ont été aux premiers rangs dans la lutte contre la Covid-19. Dans les hôpitaux, dans les Ehpad, dans les supermarchés, etc., souvent livrées à elles-mêmes dans des conditions de prévention désastreuses, elles ont assuré la survie des autres, parfois au prix de leur propre santé. Certains ont voulu viriliser cette dynamique en décrétant qu’il s’agissait d’héroïnes. On a chichement distribué des primes ou fait défiler des infirmières comme des petits soldats. En réalité, la résistance du personnel de santé s’appuie sur des luttes antérieures où des identités collectives se sont forgées. L’exemple des Ehpad est révélateur. Plusieurs mois avant la Covid-19, on a assisté à des grèves d’un personnel mal payé, souvent précaire, soumis à une organisation du travail où les prescriptions managériales imposent un travail de mauvaise qualité, parfois proche de la maltraitance. Ces luttes n’étaient pas purement salariales ; elles revendiquaient aussi un contrôle démocratique sur l’organisation du travail.

La résistance du personnel de santé s’appuie sur des luttes antérieures où des identités collectives se sont forgées.

Aujourd’hui, une sorte d’impérialisme hygiéniste semble réduire la prévention de la Covid-19 au travail à des règles sanitaires de base : se laver les mains, observer la distance physique, porter des masques, désinfecter. Ces barrières indispensables se heurtent constamment aux exigences du travail réel et à l’injonction patronale de maintenir la productivité. L’analyse des clusters apparus après le déconfinement montre que, dans certaines activités, leur protection est illusoire : abattoirs, travail saisonnier agricole, mines, etc. Dans d’autres activités, elles imposent un autre travail. Enseigner, faire du théâtre, conduire un autobus en respectant les gestes barrières créent souvent des situations intenables et une déstabilisation des identités professionnelles.

Permettre aux collectifs de travail de prendre la main sur les conditions de production, valoriser leur expérience et repenser l’activité dans tous ses aspects en fonction des impératifs sanitaires et de l’intérêt réel qu’elle représente pour la société : au-delà de l’épidémie, c’est la démocratie qui est en jeu, en permettant aux personnes de délibérer et de décider au quotidien en quoi doit consister leur activité productive.

Enquête coordonnée par Jonathan Chalier et Michaël Fœssel

  • 1.Voir Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère, Le Procès des droits de l’homme. Généalogie du scepticisme démocratique, Paris, Seuil, 2016 et Les droits de l’homme rendent-ils idiot ?, Paris, Seuil, 2019.
  • 2.Amartya Kumar Sen, La Démocratie des autres. Pourquoi la liberté n’est pas une invention de l’Occident [1999-2003], trad. par Monique Bégot, Paris, Payot, 2005.
  • 3.Voir Carlo Ginzburg, « Une démocratie grégaire ? », En attendant Nadeau, 12 juillet 2020.
  • 4.Voir Didier Fassin, La Vie. Mode d’emploi critique, Paris, Seuil, 2018.
  • 5.D. Fassin, « La valeur des vies. Éthique de la crise sanitaire », Par ici la sortie !, Seuil, juin 2020, p. 9.
  • 6.Voir D. Fassin, L’Ombre du monde. Une anthropologie de la condition carcérale, Paris, Seuil, 2015.
  • 7.Cette décroissance tient à deux phénomènes presque équivalents en volume : une diminution des entrées en prison, en raison principalement de l’activité très réduite des tribunaux ; une augmentation des sorties, grâce à des ordonnances ministérielles enjoignant de favoriser les assignations à domicile avec bracelet électronique et les réductions supplémentaires exceptionnelles de peine.
  • 8.Voir Raphaël Kempf, Ennemis d’État. Les lois scélérates, des anarchistes aux terroristes, Paris, La Fabrique, 2019.
  • 9.Voir Cornelius Castoriadis, « La démocratie comme procédure et comme régime », dans La Montée de l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe 4, Paris, Seuil, 1996. Voir aussi Samuel Hayat, Démocratie, Paris, Anamosa, 2020.
  • 10.Après six ans de mandat comme Défenseur des droits, Jacques Toubon regrettait qu’aucune sanction disciplinaire n’ait été prise dans aucun des trente-six dossiers dans lesquels il avait identifié des manquements à la déontologie des forces de l’ordre. Voir Défenseur des droits, Rapport annuel d’activité 2019, 8 juin 2020.
  • 11.Voir Jean-Claude Monod, Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ? Politiques du charisme, Paris, Seuil, 2012, rééd. avec une nouvelle postface, coll. « Points », 2017.
  • 12.Lionel Barber, Henry Foy et Alex Barker, “Vladimir Putin says liberalism has ‘become obsolete’”, Financial Times, 27 juin 2019.
  • 13.Sur la nouvelle Constitution de Russie, voir Marie Mendras et Jean-Charles Lallemand, « Russie : un vote fabriqué pour une Constitution naufragée », Esprit, juillet 2020. Sur celle de Chine, voir Juliette Genevaz, « La nouvelle puissance chinoise », La Vie des idées, 11 mai 2018 [en ligne], et Jean-Claude Monod, « Le culte du chef, une résurgence ? », dans Bertrand Badie et Dominique Vidal (sous la dir. de), Le Retour des populismes. L’état du monde 2019, Paris, La Découverte, 2018, p. 83-93.
  • 14.Voir Livia Velpry, Pierre A. Vidal-Naquet et Benoît Eyraud (sous la dir. de), Contrainte et consentement en santé mentale. Forcer, influencer, coopérer, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018.
  • 15.Voir Annie Thébaud-Mony, Philippe Davezies, Laurent Vogel et Serge Volkoff, Les Risques du travail, Paris, La Découverte, 2015.
  • 16.Voir la synthèse de l’Institut syndical européen, à paraître avant fin 2020 (www.etui.org).

Didier Fassin

Anthropologue, sociologue et médecin français. Il est professeur de sciences sociales à l'Institute for Advanced Study de Princeton et directeur d’études à l'École des hautes études en sciences sociales.

Nicolas Henckes

Henckes Nicolas est sociologue et chargé de recherche CNRS. Ses travaux portent essentiellement sur les transformations du système psychiatrique français depuis l’après guerre.

Raphaël Kempf

Raphaël Kempf est avocat pénaliste au barreau de Paris, Il a publié en 2020 Ennemis d’Etat. Les lois scélérates, des anarchistes aux terroristes (éd. La Fabrique).

Justine Lacroix

Justine Lacroix est professeure de science politique à l'Université libre de Bruxelles où elle dirige le centre de théorie politique. Elle est notamment l'auteure de La pensée française à l'épreuve de l'Europe (Grasset, 2008) et, avec Jean-Yves Pranchère de Le procès des droits de l'Homme (Seuil, 2016).…

Nicolas Léger

Professeur de lettres et de philosophie au lycée Victor-Hugo de Florence.

Jean-Claude Monod

Philosophe, il s'intéresse en particulier aux rapports entre politique et religion, ainsi qu'à l'articulation entre démocratie et pouvoir, notamment dans l'interrogation qui est au coeur de son livre, Qu'est-ce qu'un chef en démocratie? Politiques du charisme (Paris, Seuil, 2012).

Florence Padovani

Directrice du Centre franco-chinois depuis novembre 2018, Florence Padovani est chercheuse au Centre d’Études Français sur la Chine contemporaine et maître de conférences à l'Université Paris 1-Panthéon Sorbonne.

Jean-Yves Pranchère

Ancien élève de l'École Normale Supérieure, Jean-Yves Pranchère est membre du Centre de Théorie Politique de l'Université libre de Bruxelles, où il enseigne. Il est l'auteur de Le Procès des droits de l'Homme (Seuil, 2016) avec Justine Lacroix.

Livia Velpry

Livia Velpry est maîtresse de conférences en sociologie à l’université Paris 8-Saint Denis et membre du Cermes3. Ses recherches portent sur l’expérience sociale des troubles mentaux graves et du handicap, ainsi que sur la façon dont la violence et les troubles du comportement reconfigurent les pratiques de soin et d'accompagnement en santé mentale. Elle a récemment codirigé l'ouvrage Contrainte et

Pierre A. Vidal-Naquet

Sociologue, chercheur associé au Centre Max Weber, il travaille sur l’évolution des politiques sociales et médico-sociales. Il analyse en particulier les modalités de prise en compte de la vulnérabilité dans les relations d’aide et de soin.

Laurent Vogel

Chercheur à l’Université libre de Bruxelles et membre de l’Institut syndical européen, Laurent Vogel s'intéresse à la question de la santé au travail au sein de l'Union européenne.

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Le mythe de l’impuissance démocratique

La crise sanitaire provoquée par l’épidémie de Covid-19 donne de la vigueur aux critiques de la démocratie. Alors que certains déplorent l’inertie de la loi et que d’autres remettent en cause les revendications sociales, le dossier, coordonné par Michaël Fœssel, répond en défendant la coopération, la confiance et la délibération collective. À lire aussi dans ce numéro : les régimes d’historicité, le dernier respirateur, le populisme américain et l’œuvre de Patrick Modiano.