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Photo : Samuel Austin
Photo : Samuel Austin
Flux d'actualités

Notre anxiété

Attentats terroristes sur fond d’épidémie

Avec le confinement décidé le 28 octobre et le crime de Nice le 29 octobre, deux sphères d’émotions collectives, normalement disjointes, se sont croisées. Deux ennemis trop hétérogènes se dressent devant nous en même temps, dans un grand écart sémiologique entre le virus comme forme d’anxiété d’époque, et la violence obscène et rétrograde du tueur fanatisé.

Ce matin du jeudi 29 octobre, pendant le discours à l’Assemblée nationale du Premier ministre sur le second confinement français décidé la veille contre le rebond inquiétant de l’épidémie en cours, la violence sanglante terroriste a frappé et assassiné trois personnes à Nice, ravivant la blessure liée au meurtre sauvage de l’enseignant Samuel Paty, commis treize jours avant. Les deux registres d’émotion collective, celui lié à la dangerosité d’un virus ennemi, sournois et invasif, qui a changé progressivement toute l’atmosphère mondiale depuis janvier dernier, et celui produit par des attentats terroristes meurtriers qui se produisent à la vitesse du geste de planter un couteau dans un corps humain et bouleversent la nation toute entière pendant quelques semaines, semblaient relever de deux lignes de temporalités discordantes et clivées, qui se sont croisées ce jeudi matin.

Chacune de ces deux sphères d’émotion collective est assez grave pour envahir l’horizon qu’elle dessine, mais ce sont deux horizons qui apparaissent dans le paysage de notre présent, deux toiles de fond divergentes dans un même tableau… Si le virus planétaire pose la question d’un avenir global inquiétant, les assassinats atroces rassemblent le pays autour de son récit national propre. Le virus planétaire est encore largement surprenant malgré les avancées scientifiques. Épris de proximité sociale, il surprend pas sa contagiosité retorse et son efficacité mortifère : en sus de la mortalité prévue des « vulnérables », les cas bizarres se multiplient, morts subites et longues séquelles, qui rendent finalement de plus en plus terrifiant ce virus malin. Et dans son ombre portée sur l’avenir de tous, se dessine l’hypothèse de bouleversements en chaîne à l’échelle de la planète. La forme culturelle de l’anxiété collective produite par la pandémie actuelle s’ouvre sur du vaste, de l’immense prospective, cause d’insomnie : elle ouvre évidemment la perspective dramatique des catastrophes économiques en cours et à venir, source de paupérisation tragique de nombreuses couches sociales, et dont les effets d’engrenages calamiteux ne sont pas encore perçus.

Mais, elle pose aussi, plus sérieusement qu’avant, la question des autres grandes catastrophes planétaires liées au réchauffement climatique et à la pollution mondiale : comme si l’épreuve de ce virus actuel les rendait plus visibles et plausibles encore. Depuis le virus, il me semble que les typhons, tornades, inondations effrayantes et incendies dantesques de forets immenses sont vus de façon différente sur les écrans des téléviseurs privés. Les informations sur les nuages démesurés de criquets, les vagues d’algues toxiques et de gros frelons surgis des manga tant ils sont méchants, celles sur l’invasion planétaire de plastiques microscopiques traversant peau et tripes, comme les nanoparticules chimiques, les radiations de toutes sortes, certaines très dangereuses, les déchets d’aciers en gravitation autour de la planète, percutant la foultitude ahurissante des Spoutnik, les accidents énormes ravageant l’espace habité dans des explosions accidentelles, etc. : tout cela est perçu avec plus d’acceptation de leur réalité traumatique, leur vérité…

Et l’anxiété collective, depuis le virus, se nourrit des formes d’une mémoire culturelle qui pourrait rappeler les immenses chagrins collectifs de l’incendie d’une cathédrale nationale hautement symbolique en Europe et d’une bibliothèque unique au Brésil, et la surprise déstabilisante des torsions politiques bizarres récentes avec des votes inquiétants, au Brésil, aux États-Unis et ailleurs… Le virus a fait s’accroître de quelques degrés l’intensité de l’anxiété collective contemporaine portant sur autre chose que lui, anxiété globale et floue sur « l’avenir du monde », que le fait du réchauffement climatique en cours, physiquement perceptible, rend encore plus grave, lestée du poids de la vérité – la « vérité » ici étant ce qui change la matière des choses et des organismes vivants. L’épreuve d’une vraie catastrophe, la pandémie en cours, rend plus sérieusement possibles, donc réelles, les autres catastrophes en cours et à venir, qui voient leurs images et leurs récits quitter la zone tranquille et presque virtuelle de ce qui était éloigné au fond de l’écran en temps ordinaire.

La forme d’anxiété ouverte par la pandémie s’ouvre donc sur un horizon sans frontière, holistique, indéfini dans son contour et sa temporalité, quasi clivé du temps historique et politique national, bien spécifique, celui que précisément les horribles assassinats récents convoquent, et cette coexistence de « régimes d’historicité1 » dessinent des mondes discordants. Le vendredi 16 octobre, l’assassinat féroce de l’enseignant Samuel Paty a fait basculer notre vivre-ensemble national dans un retour violent à la question de notre propre identité nationale pendant une dizaine de jours… Jusqu’au mercredi 28 octobre au soir, lors de l’annonce du reconfinement, le retour de cette situation bizarre et traumatique a comme fermé la faille causée par l’assassinat tragique de Samuel Paty en la chassant du présent pour rejoindre le récit historique. Mais cette faille, s’est rouverte le lendemain matin, ravivée par la nouvelle de crimes odieux, épouvantables, commis à Nice : trois morts poignardés, égorgés dans une église. Il faudrait inventer un nom pour désigner ensemble ce mixte brulant, ulcéré de « fureur/douleur ». La violence intime et collective de cette forme d’émotion semble alors exclusive. Elle rejette en effet à la périphérie de son trou noir, au moment du tragique, dans un tropisme autocentré, centripète, les autres sphères de bouleversements en cours. Tout se passe comme si penser à autre chose qu’à l’horreur des crimes commis était une forme d’abandon, donc de trahison, non seulement des victimes, mais de la nation. Certains crimes sont impossibles à dénier, à « flouter » dans le retour à d’autres registres d’anxiété : il y a comme un devoir de fidélité obnubilée à la tragédie, quand elle survient et qu’elle blesse au cœur tout un pays, à cause de tout le symbolisme qu’elle réécrit dans le sang de ses victimes.

La décapitation, l’égorgement – écrire ces mots est insupportable – par un assassin qui traite sa victime, cet enseignant, acteur humain de son temps, de « chien d’infidèle », constitue non seulement une irrémédiable tragédie, mais vise aussi toute la force sociale de trois siècles d’histoire où s’institue petit à petit l’école républicaine – ce lieu emblématique, public, gratuit, qui sépare le religieux du scientifique depuis plus d’un siècle et dont toute l’utopie pragmatique est de viser l’égalité des chances entre enfants de toutes origines sociales, géographiques et identités de genre. En 2020, l’extrême violence de la décapitation et la grotesque du registre sémiologique que l’expression « chien d’infidèle », sérieusement prononcée, convoque, recouvrent notre présent d’une ombre sinistre et tentent d’en effacer imaginairement la trace de ces trois siècles de progrès en terme de démocratie.

Ces crimes montrent aussi l’efficacité d’une opération cognitive calamiteuse mais classique, la criminalisation d’un parfait innocent au sein d’un système de croyance donné : « l’infidèle » est un ennemi personnel, et innombrable ; il est l’objet de cette haine ulcérée que le vertige du religieux porte à son comble, et qu’il faut décapiter… Il y a dans l’évidence culturelle infernale de l’idée de vengeance comme un échec absolu du faire-société humain. « L’humanité est maudite si, pour faire preuve de courage, elle est condamnée à tuer éternellement. » (Discours à la jeunesse, 30 juillet 1903) Cette phrase de Jaurès, lui-même assassiné, et dont la magnifique Lettre aux instituteurs et institutrices (1888) sera lue dans toutes les classes de France, désigne exactement la faillite en terme de civilisation en quoi consiste le crime de vengeance, serait-il d’un « courage » suicidaire. Ces assassinats horribles, qui semblent le 29 octobre relever d’un programme de « vengeance » délibéré contre la France, renvoient de plus en plus à notre histoire nationale et à son sens éthique et politique, celui de tenter de construire une démocratie civilisée, où l’idée de justice soit aussi imprégnée de tact et de « tendresse ».

Ces crimes nous frappent. Pourquoi, sous quelles conditions, dans un pays donné, un seul meurtre peut frapper les consciences collectives de toute sa force de réalité, dans l’urgence quasi morale d’en recevoir la charge d’horreur, sans la fuir ni la dénier, alors que les innombrables assassinats commis pendant la même période et visionnés par les mêmes téléspectateurs semblent pouvoir ne pas susciter de bouleversement intime et d’événement collectif à la hauteur de leur tragédies ? Les défenseurs des droits humains sont souvent épuisés par cette force d’effacement du tragique des multiples crimes contre l’humanité produits en masse tout autour de notre présent, et dont les sinistres nouvelles sont renvoyées dans un ailleurs, une zone d’irréalité virtuelle, quand ce qui n’est même pas nié ne produit aucun effet, ni de vague, ni de soubresaut collectif. Mais quand le crime bouleverse toute une nation, c’est que sa forme horrible rencontre quelque chose de l’identité historique nationale, intimement appropriée par les citoyens. En France, la liberté expression, jusqu’aux caricatures pornographiques qui déconstruisent le sacré, est elle-même une valeur sacrée… En face, la rage vengeresse appartient à un autre temps, obscène, incompréhensible. Ces crimes tragiques plongent alors les consciences dans un temps politique classique, et les vieilles disputes font retour, jusqu’à, pour mieux défendre la liberté d’expression française, proposer d’en restreindre le champ global, en touchant à la Constitution. Mais le virus virulent produit une torsion en sous-texte à toute cette dispute, et contraint la scène tout entière à un déplacement bizarre.

Jusqu’à ce jeudi, les deux sphères de bouleversements discordante, celle du risque pandémique gravissime et celle de la menace criminelle fanatique étaient comme clivées, disjonctives. Mais avec le confinement décidé le 28 octobre et le crime de Nice le 29 octobre, ces sphères d’émotions divergentes se sont croisées, et deux ennemis trop hétérogènes se dressent devant nous en même temps, dans un immense grand écart sémiologique entre ce que produit le virus comme forme d’anxiété d’époque, et ce que mobilise dans notre culture, la violence obscène et rétrograde du tueur fanatisé… Une déstabilisation, un ébranlement particulier du sol sous nos pieds, dû à ces croisement de lignes d’horizons de sens trop divergents, me semble fragiliser l’exercice collectif de la logique, du bon sens, enfin de la raison ordinaire robuste, en face d’un risque accru de séduction de tous les fanatismes, religieux et politiques.

 

  • 1. François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.

Véronique Nahoum-Grappe

Véronique Nahoum-Grappe est anthropologue et ethnologue. Elle a travaillé sur la violence, les rapports entre les sexes, la dépendance (voir notamment Vertiges de l'ivresse. Alcool et lien social, Descartes et Cie, 2010 ; Du rêve de vengeance à la haine politique, Desclée de Brouwer, 1999). Tout en s'intéressant aux lieux de violence et de privation de liberté (camps de réfugiés en ex-Yougoslavie,…